Chapitre IV

INGRATITUDE - SPECTACLE SINGULIER - RENCONTRE INTÉRESSANTE - UNE NOUVELLE PLACE - IRRÉLIGION - IMMORALITÉ - IMPIÉTÉ FILIALE - ÉTAT DU CŒUR DE JUSTINE

Il y a des moments dans la vie où l'on se trouve fort riche, sans avoir pourtant de quoi vivre : c'était l'histoire de Saint-Florent. Il avait quatre cent mille francs dans son portefeuille, et pas un écu dans sa bourse. Cette réflexion l'avait arrêté avant que d'entrer dans l'auberge.
- Tranquillisez-vous, mon oncle, lui dit Justine, en riant de son embarras, les voleurs que je quitte ne m'ont pas laissée sans argent. Voilà vingt louis ; prenez-les, je vous conjure, usez-en, donner le reste aux pauvres ; je ne voudrais, pour rien au monde, garder de l'or acquis par des meurtres.
Saint-Florent, qui jouait la délicatesse, quoique bien loin pourtant de celle que lui supposait Justine, ne voulut accepter le don qu'on lui offrait que sous l'exacte condition que Justine recevrait, de son côté, pour cent mille francs de lettres de change, qu'il la contraignit de mettre dans sa poche.
- Vous garderez cette somme, lui dit Saint-Florent ; elle est à vous, ma chère nièce ; c'est une bien faible récompense des grands services que vous m'avez rendus ; mais acceptez toujours cela, et croyez que je ne vous abandonnerai de ma vie.
On dîna. Justine tomba bientôt, malgré elle, dans des rêveries... dans des inquiétudes qui altérèrent la sérénité de ses traits. Saint-Florent lui en demanda la raison. Sans s'expliquer davantage, elle voulut rendre l'argent.
- Monsieur, dit-elle à son oncle, je n'ai point mérité une telle marque de reconnaissance ; et ma délicatesse ne me permet pas d'accepter un présent aussi considérable.
Saint-Florent, plein d'esprit, ne manqua pas de raisons pour vaincre Justine ; et l'argent, malgré elle. fut remis dans sa poche, sans que les craintes de cette intéressante fille parussent diminuer un instant. Pour les dissiper, on se donnait l'air de ne les pas voir, Saint-Florent pria sa chère nièce de lui raconter ses aventures ; et celle-ci, l'ayant satisfait, termina son récit, en témoignant à son oncle l'inquiétude que lui donnait le projet de rentrer à Paris.
- Eh bien, répondit le négociant, tout peut s'arranger. J'ai près d'ici une parente que nous irons voir : je vous présenterai à elle ; je la supplierai de vous garder jusqu'à ce que j'aie eu le temps d'arranger moi-même votre affaire. C'est la plus honnête femme du monde, et vous serez là comme chez une mère. Elle habite une campagne charmante près de Bondy. Il est de bonne heure... le plus beau temps possible ; êtes-vous en train de marcher ?
- Oui, Monsieur.
- Partons, Justine, partons. Ce qui peut vous peindre ma reconnaissance est un besoin si pressant de mon cœur, que tout retard à l'exécution devient un supplice pour moi.
Justine, émue, se jette dans les bras de Saint-Florent.
- Oh ! mon oncle, lui dit-elle en larmes, que votre âme est sensible et combien la mienne y répond !
Le monstre a la cruauté de voir la pudeur dans son sein exhaler les plus tendres expressions de la reconnaissance sur un cœur endurci par le crime, et qui ne palpite que de lubricité sous les douces caresses de l'innocence et de la vertu noyée de larmes.
Une légère circonstance, que nous croyons ne devoir point oublier, afin de mettre nos lecteurs à même de mieux juger le personnage, eût dévoilé sans doute Saint-Florent aux yeux de sa nièce, si celle-ci, moins confiante, eût jeté sur son oncle un regard plus philosophique : mais la vertu paisible et douce est toujours loin de soupçonner le crime. Justine, au sortir de table, eût besoin de passer dans un cabinet d'aisance. Elle y entra, sans trop remarquer d'abord que Saint-Florent la suivait, et s'établissait lui-même dans une loge voisine, de laquelle, en montant, comme le fit Saint-Florent, sur le siège, on découvrait en plein tout ce qui se passait dans celle où s'était mise Justine, qui, ne se doutant de rien, s'offrit aux regards furtifs de ce libertin, dans cet état d'abandon et de nudité où l'on se met pour de tels besoins. Les plus belles fesses du monde furent donc une seconde fois offertes à Saint-Florent, qui acheva là de s'irriter et de comploter avec acharnement contre l'innocence et la pudeur de cette intéressante créature. Justine crut s'apercevoir de quelque chose. Elle rentra précipitamment, sans pouvoir s'empêcher de témoigner un peu de surprise. Saint-Florent se défendit : quelques caresses ramenèrent la confiance ; et l'on se mit en route.
Il était environ quatre heures du soir. A cette petite scène près, Saint-Florent ne s'était pas encore démenti : même honnêteté, mêmes prévenances, même délicatesse ; eût-il été le père de Justine, elle ne se serait pas cru plus en sûreté ; tous ses soupçons se dissipaient. Notre infortunée ne savait pas que c'est l'usage quand le danger approche.
Bientôt les ombres de la nuit commencent à répandre dans la forêt cette sorte de terreur religieuse, qui fait naître à la fois la crainte dans les âmes timides, le projet du crime dans les cœurs féroces. Nos voyageurs ne suivaient que des sentiers. Justine marchait la première. Elle se retourne pour demander à Saint-Florent si ces routes écartées sont réellement celles qu'il faut suivre... s'il croit enfin que l'on doive arriver bientôt. Ici l'égarement du libertin était à son comble : ses fougueuses passions venaient de briser tous les freins... Il faisait nuit. Le silence des bois, l'obscurité qui les enveloppait, tout irritait dans lui des désirs qu'il se voyait enfin le maître de satisfaire. Le paillard, en bandant, rappelait à son imagination lascive ce que le hasard ou ses supercheries lui avaient dévoilé de charmes dans cette délicieuse enfant. Il ne se contenait plus.
- Allons, sacredieu, dit-il à sa nièce, c'est ici qu'il faut que je foute ; il y a trop longtemps que je bande pour toi, putain, il faut que je décharge. Il la saisit par les épaules, il lui fait perdre l'équilibre. La malheureuse jette un cri.
- Ah ! garce, lui dit Saint-Florent, en fureur, n'espère pas que je te laisse la faculté de faire entendre tes plaintes.
Et il achève de la renverser à terre, en lui appliquant sur la tête un vigoureux coup de canne, qui l'étend sans connaissance au pied d'un arbre. Les dieux furent sourds. On n'a pas d'idée de l'indifférence qu'ils ont pour les hommes, même quand ceux-ci veulent les outrager ; on eût dit que, loin de venger cet horrible attentat, ils redoublaient à plaisir les ombres de la nuit, comme pour mieux envelopper... pour favoriser davantage les odieuses entreprises du crime sur la pudeur et sur l'innocence.
Saint-Florent, maître de Justine, la trousse... sort un vit monstrueux, enflammé de luxure et de rage, s'étend sur la victime, la presse de son poids, écarte les cuisses de cette malheureuse enfant sans défense, darde avec une inexprimable fureur son glaive aux bords de ces prémices délicats, qui, destinés à n'être que le prix des amours, paraissent repousser avec horreur les exécrables entreprises de la scélératesse et du crime. Il triomphe à la fin ; Justine est dépucelée. Oh ! quelle carrière le scélérat remplit ! C'est le tigre en courroux dépeçant la jeune brebis. Il lime, il pourfend, il blasphème ; le sang coule et rien ne l'arrête. Une impétueuse décharge apaise à la fin ses désirs, et le libertin, chancelant, s'éloigne, en regrettant qu'un crime, qui vient de lui donner autant de plaisir, ne puisse pas durer un siècle. A dix pas de là, ses sens se raniment. Il éprouve le remords singulier qui bouleverse l'âme du scélérat, s'imaginant n'avoir commis qu'à moitié le forfait qu'il pouvait étendre. Il se souvient qu'il a laissé dans les poches de Justine les cent mille francs qu'il lui avait remis ; il vient les lui voler. Mais Justine, assise sur ses poches, ne peut être fouillée sans qu'on la retourne. Ciel ! que de nouveaux charmes s'offrent, malgré l'obscurité, aux regards enflammés de l'incestueux Saint-Florent !
- Quoi ! dit-il, en considérant ce cul délicieux et frais qui le premier l'avait si vivement excité eh quoi ! j'ai pu négliger de tels appas ! Cette superbe fille a d'autres prémices que je n'ai pas osé cueillir ! Détestable pusillanimité ! Foutons, foutons ce cul divin, qui me donnera cent fois plus de plaisir que le con ; entrouvrons-le, déchirons-le, sacredieu, sans aucune pitié.
Maître absolu d'exécuter tout ce qu'il veut sur un corps inanimé... sans défense, le coquin place sa victime dans l'attitude propice à ses perfides desseins. Considérant le trou mignon qu'il va perforer, sa méchanceté s'irrite de la disproportion ; il braque l'instrument, sans le mouiller : toutes ces précautions, nées de la peur ou de l'humanité, sont méconnues du crime et de la vraie luxure ; et pourquoi donc empêcher de souffrir l'objet dont la douleur augmente nos jouissances ! Le scélérat encule ; une demi-heure entière l'indigne se plaît à cet outrage ; il y serait peut-être encore, si la nature n'eût, en le comblant de ses faveurs, posé le terme à ses plaisirs.
Le perfide s'éloigne à la fin, laissant la malheureuse victime de son libertinage à terre, sans ressources, sans honneur, et presque sans vie.
Ô homme ! te voilà donc, quand tu n'écoutes que des passions !
Justine, revenue à elle, et reconnaissant l'horrible état dans lequel elle est, veut terminer ses jours.
- Le monstre ! s'écrie-t-elle, que lui ai-je fait ? Par où ai-je mérité de sa part un aussi cruel traitement ? Je lui sauve la vie, je lui rends sa fortune ; il m'arrache ce que j'ai de plus cher : des tigres, au fond des plus sauvages forêts, n'eussent point osé de tels crimes...
Quelques minutes d'abattement succédèrent à ces premiers élans de la douleur ; ses beaux yeux, remplis de larmes, se tournent machinalement vers le ciel ; son cœur s'élance aux pieds du maître que son infortune y suppose. Cette voûte pure et brillante, ce silence imposant de la nuit... cette image de la nature en paix, près du bouleversement de son âme égarée, tout répand une ténébreuse horreur autour d'elle, d'où naît bientôt le besoin de prier ; elle se précipite aux genoux de ce Dieu puissant, nié par la sagesse, et cru par le malheur.
« Être saint et majestueux ! s'écrie-t-elle en pleurs, toi qui daignes en ce moment affreux remplir mon âme d'une joie céleste qui m'a sans doute empêchée d'attenter à mes jours, ô mon protecteur et mon guide ! j'aspire à tes bontés, j'implore ta clémence ; vois ma misère et mes tourments, ma résignation et mes vœux. Dieu puissant ! tu le sais, je suis innocente et faible, je suis trahie et maltraitée ; j'ai voulu faire le bien à ton exemple, et ta volonté m'en punit. Qu'elle s'accomplisse, ô mon Dieu ! tous ses effets sacrés me sont chers ; je les respecte, et cesse de m'en plaindre. Mais si je ne dois pourtant trouver ici-bas que des ronces, est-ce t'offenser, ô mon souverain maître ! que de supplier ta puissance de me rappeler vers toi, pour te prier sans trouble, pour t'adorer loin de ces hommes pervers, qui ne m'ont fait, hélas ! rencontrer que des maux, et dont les mains sanguinaires et perfides noient à plaisir mes tristes jours dans le torrent des larmes, et dans l'abîme des douleurs ? »
La prière console le malheureux ; le ciel est sa chimère, il devient plus fort après l'avoir caressée. Difficilement néanmoins tirerait-on de cet effet physique quelques inductions en faveur d'un Dieu : l'état du malheur est celui du délire ; et les enfants de la folie peuvent-ils en imposer à la raison ? Justine se lève, se rajuste, et s'éloigne.
De bien différentes idées nourrissaient l'esprit de Saint-Florent. Il existe des âmes dans le monde pour qui le crime a tant de charmes, qu'elles ne peuvent jamais s'en rassasier ; un premier délit n'est pour elles qu'une amorce de plus au second ; et leur satisfaction n'est complète, que quand la mesure est remplie.
- Quel jolie pucelage je viens de cueillir, se disait ce traître, assis contre un arbre, à deux cents pas de l'arène où sa victime était immolée !... Quelle innocence ! quelle fraîcheur ! que de grâces et que de beautés !... comme elle m'embrasait !... comme elle irritait mes sens !... Je l'aurais étranglée, si elle eût été capable de m'opposer quelque résistance... Peut-être ai-je tort de lui laisser la vie... Si elle rencontre quelqu'un, elle se plaindra de moi... On peut m'atteindre, on peut me perdre. Qui ne sait jusqu'où peut aller la vengeance d'une fille irritée ?... Allons l'achever... Cette chétive créature de plus ou de moins dans l'univers n'y fera pas la plus légère altération ; c'est un ver que j'écrase en passant ; c'est un animal venimeux qui dirige vers moi son dard, et que j'empêche de me blesser ; il y a bien peu de mal à se débarrasser de ceux qui veulent nous nuire... retournons.
Mais la malheureuse Justine, destinée par la main du ciel à parcourir toute entière la route épineuse de l'infortune, ne devait pas succomber si jeune. Saint-Florent s'emporte en ne la trouvant plus ; il l'appelle ; elle l'entend, elle fuit avec plus de force.
Laissons ici ce scélérat se désespérer seul de n'avoir pas mieux réussi ; laissons-le reprendre son chemin ; peut-être le retrouverons-nous un jour. L'ordre des faits ne nous permet maintenant que de suivre le fil des aventures de notre intéressante Justine.
- Le voilà encore, ce monstre, dit-elle en doublant sa marche ; que peut-il me vouloir ? ne m'a-t-il donc pas suffisamment outragée ? que lui reste-t-il à entreprendre ?
Et elle s'enfonce dans un taillis pour se soustraire aux recherches d'un homme qui ne l'aurait rejointe que pour l'assassiner. Elle y passa le reste de la nuit dans des inquiétudes horribles.
- Eh bien ! pensa-t-elle quand le jour paraît, il est donc vrai qu'il y a des créatures humaines que la nature ravale au même sort que celui des bêtes féroces ; cachées dans leur réduit, fuyant des hommes à leur exemple, quelle différence y a-t-il maintenant entre elles et moi ? Est-ce donc la peine de naître pour un sort aussi pitoyable ?
Et des ruisseaux de larmes coulaient de ses beaux yeux, en se livrant à d'aussi cruelles réflexions.
A peine les finissait-elle, qu'un bruit imprévu se fit entendre.
- Oh ! Dieu, le voilà peut-être encore, le barbare, dit-elle en frémissant ; il me poursuit, il veut ma perte, il a conjuré contre mes jours ; je suis une fille perdue. Et, tout en se renfonçant dans le taillis qui la couvre, elle a pourtant le courage de prêter l'oreille.
Deux hommes occasionnaient ce bruit.
- Viens, mon ami, disait celui qui paraissait le maître, au jeune garçon qui le suivait, viens, nous serons à merveille ici. La cruelle et fatale présence d'une mère que j'abhorre, ne m'empêchera pas du moins, dans ce lieu sauvage, de goûter un moment avec toi des plaisirs qui me sont si doux.
Ils s'approchent, en disant cela, se placent tellement en face de Justine, qu'aucun de leurs propos, aucun de leurs mouvements ne peut lui échapper. Alors le maître, qui parait âgé de vingt-quatre ans, déculotte l'autre, dont l'âge est de quatre lustres au plus, le branle, lui suce le vit, et le fait bander. La scène est longue... scandaleuse, remplie d'épisodes... entremêlée de luxures et de saletés bien faites pour scandaliser celle qui gémit encore d'outrages à peu près semblables. Mais quelles étaient ces infamies ?
Nous voyons d'ici quelques lecteurs plus curieux de ces obscénités que des détails vertueux de l'intéressante Justine, nous supplier de leur dévoiler ces horreurs. Eh bien, nous leur dirons, pour les satisfaire, que le jeune maître, nullement effrayé du dard monstrueux dont on le menace, l'excite, le couvre de baisers, s'en saisit, s'en pénètre, se pâme en l'introduisant dans son cul. Enthousiasmé de ces sodomites caresses, le coquin se débat sous le vit qui le fout, regrettant qu'il ne soit pas plus gros encore ; il en brave les coups, les prévient, les repousse. Deux tendres et légitimes époux se caresseraient avec moins d'ardeur ; leurs bouches se pressent, leurs langues s'entrelacent, leurs soupirs se confondent ; et tous deux, enivrés de luxure, trouvent dans une mutuelle décharge le complément de leurs voluptueuses orgies. L'hommage se renouvelle, et, pour en rallumer l'encens, rien n'est épargné par celui qui l'exige : baisers, attouchements, pollutions, raffinements de la plus insigne débauche, tout s'emploie à dessein de renouveler des forces qui s'éteignent, et tout réussit à les ranimer cinq fois de suite, mais sans qu'aucun des deux changeât de rôle ; le jeune maître fut toujours femme ; et, quoiqu'il fit paraître un fort beau vit, que branlait le laquais, tout en le foutant, et qu'il pût par conséquent devenir homme à son tour, il n'eut pas même l'air d'en concevoir un instant le désir. S'il visita l'engin de son fouteur, s'il le branla, s'il le suça, ce fut pour l'exciter... pour le faire bander ; mais jamais nul projet d'agence n'eut même l'air d'entrer dans son plan.
Oh ! que ce temps parut long à Justine ! et combien l'obligation de contempler le crime est déchirante pour la vertu.
Enfin, rassasiés sans doute, les scandaleux acteurs de cette scène, se lèvent pour regagner le chemin qui doit les conduire chez eux lorsque le maître, s'approchant du buisson pour y déposer le foutre dont son cul vient d'être inondé, aperçoit, en se relevant, la pointe du mouchoir dont est enveloppée la tête de Justine.
- Jasmin, dit-il à son valet... nous sommes trahis... nous sommes découverts... Une femme... un être impur a vu nos mystères... Approchons... sortons de là cette catin, et sachons la raison qui l'y place.
Mais la tremblante Justine ne leur donne pas le temps de l'enlever de sa retraite ; elle s'en arrache aussitôt elle-même. Et, tombant aux pieds de ceux qui l'ont découverte :
- Ô messieurs ! s'écrie-t-elle, en étendant les bras vers eux, daignez avoir pitié d'une malheureuse, dont le sort est plus à plaindre que vous ne le pensez ; il est bien peu de revers qui puissent égaler les miens. Que la situation où vous m'avez trouvée ne vous fasse naître aucun soupçon sur moi ; elle est la suite de la misère, bien plutôt que de mes torts. Loin d'augmenter les maux qui m'accablent, veuillez les diminuer, en me facilitant les moyens d'échapper aux fléaux qui me poursuivent.
Monsieur de Bressac, c'était le nom du jeune homme entre les mains de qui tombait Justine, avec un grand fond de méchanceté et de libertinage, n'était pas pourvu d'une dose très abondante de commisération. Il n'est malheureusement que trop commun de voir la luxure éteindre la pitié dans le cœur de l'homme. Son effet ordinaire est d'endurcir, soit que la plus grande partie de ses écarts nécessite l'apathie de l'âme, soit que la secousse violente que cette passion imprime à la masse des nerfs, diminue la force de leur action, toujours est-il qu'un libertin est rarement un homme sensible [Et cela, par la seule raison que la sensibilité prouve la faiblesse, et le libertinage la force]. Mais à cette dureté naturelle dans l'espèce de gens dont nous parlons, il se joignait encore dans Bressac un profond dégoût pour les femmes... une haine si invétérée pour tout ce qui caractérisait ce sexe, qu'il appelait infâme, que bien difficilement Justine fût parvenue à placer dans lui les sentiments dont elle avait intérêt de l'émouvoir.
- Tourterelle des Bois, lui dit Bressac avec dureté, si tu cherches des dupes, adresse-toi mieux : ni mon ami, ni moi, ne touchons point de femmes ; elles nous font horreur, et nous les fuyons avec soin. Si c'est l'aumône que tu demandes, cherche des gens qui aiment les bonnes œuvres ; nous n'en faisons jamais que de mauvaises. Mais parle, misérable, as-tu vu ce qui s'est passé entre ce jeune homme et moi ?
- Je vous ai vus causer sur l'herbe, dit la prudente Justine ; rien de plus, messieurs, je vous le jure.
- Je veux le croire, dit Bressac, et cela pour ton bien. Si j'imaginais que tu eusses pu voir autre chose, tu ne sortirais jamais de ce buisson... Jasmin, il est de bonne heure, nous avons le temps d'ouïr les aventures de cette fille ; écoutons-les, et nous verrons après ce qu'il en faudra faire.
Les jeunes gens s'asseyent ; Justine se met auprès d'eux, et leur raconte, avec son ingénuité ordinaire, tous les malheurs qui l'accablent depuis qu'elle est au monde.
- Allons, Jasmin, dit Bressac, en se relevant, soyons justes une fois. L'équitable Thémis a condamné cette créature ; ne souffrons pas que les vues de la déesse soient aussi cruellement frustrées ; faisons subir à la délinquante l'arrêt de mort qu'elle aurait encouru. Ce petit meurtre, bien loin d'être un crime, ne deviendra qu'une réparation dans l'ordre moral : puisque nous avons le malheur de le déranger quelquefois, rétablissons-le courageusement quand l'occasion s'en présente...
Et les cruels, ayant enlevé cette malheureuse de sa place, la traînent déjà vers le milieu du bois, riant de ses pleurs et de ses cris.
- Déshabillons-la primitivement, dit Bressac, en faisant disparaître tous les voiles de la décence et de la pudeur, et sans que les attraits que l'opération lui découvre attendrissent un homme endurci à toutes les séductions d'un sexe qu'il méprise. Le vilain être qu'une femme, disait-il en la tournant et la retournant à terre avec son pied ; ô Jasmin ! le vilain animal. Puis, crachant dessus : Dis, mon mignon, jouirais-tu de cette bête ?...
- Pas même en cul, dit le valet.
- Eh bien ! voilà pourtant ce que les sots appellent leur divinité ; voilà ce que les imbéciles adorent... Vois, vois donc ce ventre percé... vois cet infâme con ; voilà le temple où l'absurdité sacrifie ; voilà l'atelier de la régénération humaine. Allons, point de pitié ; attachons cette coquine...
Et la pauvre fille est à l'instant liée d'une corde que ces monstres ont formée de leurs cravates et de leurs mouchoirs : ils la placent alors entre quatre arbres, un membre fortement attaché à chacun ; et, dans cette cruelle attitude, qui laisse pencher son estomac sans soutien vers la terre, ses douleurs sont si vives, qu'une sœur froide découle de son front ; elle n'existe plus que par la violence du tourment ; elle expirerait, si l'on cessait de comprimer ses nerfs. Plus cette malheureuse souffre, et plus nos jeunes gens paraissent se divertir du spectacle. Ils la contemplent avec volupté ; ils saisissent avec empressement, sur son visage, chacune des contorsions que lui arrachent ses brûlantes angoisses, et modèlent leur affreuse joie sur le plus ou le moins de violence observée dans ces contorsions.
- En voilà assez, dit Bressac ; je consens, pour cette fois, qu'elle en soit quitte pour la peur.
- Justine, continua-t-il, en lâchant ses liens, et lui ordonnant de se rhabiller, soyez discrète, et suivez-nous ; si vous vous attachez à moi, vous n'aurez pas lieu de vous en repentir. Il faut une seconde femme à ma mère ; je vais vous présenter à elle ; et, sur la foi de vos récits, je lui répondrai de votre conduite. Mais si vous abusez de mes bontés, si vous trahissez ma confiance, ou que vous ne vous soumettiez pas à mes intentions, regardez ces quatre arbres, Justine ; examinez le terrain qu'ils ombragent et qui devait vous servir de sépulture ; souvenez-vous que ce funeste endroit n'est qu'à une lieue du château où je vous conduis et qu'à la plus légère faute, vous y serez aussitôt ramenée.
La plus frivole apparence de bonheur est à l'infortuné, ce que la bienfaisante rosée du matin est à la fleur desséchée de la veille par les feux brûlants de l'astre du jour. Justine se jette en larmes aux genoux de celui qui paraît la protéger ; elle jure d'être soumise et de se bien conduire. Mais le barbare Bressac, aussi insensible à la joie qu'à la douleur de cette chère enfant, lui dit durement :
Nous verrons... Et l'on marche.
Jasmin et son maître causaient bas ensemble ; Justine les suivait humblement, sans dire un mot. Cinq quarts d'heure suffirent à les rendre au château de madame de Bressac, dont le luxe et la magnificence firent voir à Justine que, quel que pût être le poste qui lui fût destiné dans cette maison, il ne pouvait sûrement qu'être avantageux pour elle, si la main malfaisante qui ne cessait de la tourmenter ne venait encore troubler ici les apparences flatteuses qui paraissaient s'offrir à ses yeux.
Une demi-heure après son arrivée, le jeune homme la présente à sa mère.
Madame de Bressac était une femme de quarante-cinq ans, belle encore, honnête, sensible, mais d'une étonnante sévérité des mœurs. Orgueilleuse de n'avoir jamais fait un faux pas de sa vie, elle ne pardonnait pas une faiblesse aux autres : et, par ce rigorisme outré, loin d'attirer la tendresse de son fils, elle l'avait, pour ainsi dire, repoussé de son sein. Bressac avait bien des torts, nous en convenons ; mais où l'indulgence érigera-t-elle son temple, si ce n'est dans le cœur d'une mère ? Veuve depuis deux ans du père de ce jeune homme, madame de Bressac possédait cent mille écus de rente, qui, réunis à plus du double provenant de la fortune du père, assuraient un jour, comme on voit, près d'un million de revenu annuel au scélérat dont il s'agit. Malgré d'aussi grandes espérances, madame de Bressac donnait peu à son fils ; une pension de vingt-cinq mille francs pouvait-elle suffire à payer ses plaisirs ? Rien d'aussi cher que ce genre de volupté. Les hommes, on en convient, coûtent moins que les femmes. Mais les lubricités que l'on goûte avec eux, se renouvellent bien plus souvent ; on est bien plus foutu que l'on ne fout.
Rien n'avait pu déterminer le jeune Bressac au service ; tout ce qui l'écartait de son libertinage était si insupportable à ses yeux, qu'il ne pouvait en adopter la chaîne.
Madame de Bressac habitait, trois mois de l'année, cette terre où Justine la trouva ; elle passait le reste du temps à Paris. Mais, pendant cette campagne de trois mois, elle exigeait que son fils ne la quittât point. Quel supplice pour un homme abhorrant sa mère, et regardant comme perdus tous les moments qu'il passait éloigné d'une ville où se trouvait pour lui le centre des plaisirs !
Bressac ordonne à Justine de raconter à sa mère les choses dont elle lui avait fait part. Et dès qu'elle a fini :
- Votre candeur et votre naïveté, lui dit cette femme respectable, ne me permettent pas de douter que vous ne soyez vraie ; je ne prendrai d'autres informations sur vous, que celle de savoir si vous êtes vraiment la fille de l'homme que vous m'indiquez. Si cela est, j'ai connu votre père, et ce sera pour moi une raison de plus de m'intéresser à vous. Quant à l'affaire de la Delmonse, je me charge de l'arranger, en deux visites. chez le chancelier, mon ami depuis des siècles ; cette créature, d'ailleurs, est une femme perdue de débauches et de réputation, et que je ferais enfermer si je voulais. Mais, réfléchissez bien, Justine, ajouta madame de Bressac, que ce que je vous promets ici n'est qu'au prix d'une conduite intacte. Ainsi, vous voyez que les effets de la reconnaissance que j'exige, tourneront toujours à votre profit.
Justine se jette aux pieds de sa bienfaitrice ; elle assure qu'on aura lieu d'être contente d'elle ; et sur-le-champ on la met en possession de sa place.
Au bout de trois jours, les informations faites par madame de Bressac arrivèrent ; on en fut content. Justine fut louée de sa franchise ; et toutes les idées du malheur s'évanouirent de son esprit, pour y faire place à l'espoir le plus doux. Mais il n'était pas écrit dans le ciel que cette chère fille dût jamais être heureuse, et si quelques instants de calme naissaient fortuitement pour elle, ce n'était que pour lui rendre plus amers ceux d'horreur qui devaient les suivre.
A peine fut-on de retour à Paris, que madame de Bressac s'empressa de travailler pour sa femme de chambre. Les calomnies de la Delmonse furent reconnues ; mais on ne put l'atteindre. Partie depuis quelques jours pour aller recueillir en Amérique une riche succession qui venait de lui échoir, le ciel voulut qu'elle jouît de son crime en paix. Il y a tout plein d'occasions où son inconséquente équité ne s'appesantit que sur la vertu. Il ne faut pas oublier que nous ne publions ces faits que pour convaincre de cette vérité. Elle est triste ; mais il n'en est pas moins essentiel qu'elle soit dévoilée, afin que chacun puisse régler sur elle sa conduite dans les événements de la vie.
A l'égard de l'incendie des prisons du palais, on se convainquit que, si Justine avait profité de cet événement, au moins n'y avait-elle participé en rien ; et sa procédure s'anéantit, lui assura-t-on, sans que les magistrats qui s'en mêlèrent crussent devoir y employer d'autres formalités. La pauvre fille n'en savait pas davantage.
Pour peu qu'on ait acquis jusqu'à présent une connaissance assez étendue de l'âme de notre héroïne, on se figure aisément combien de pareils procédés, l'attachaient à madame de Bressac. Justine, jeune, faible et sensible, ouvrait avec plaisir son cœur aux sentiments de la reconnaissance. Follement persuadée qu'un bienfait doit lier celui qui le reçoit à celui de qui il émane, la pauvre fille épanchait à loisir dans le culte de ce sentiment puéril toute l'activité de son âme ingénue. Il s'en fallait bien que l'intention du jeune homme fût pourtant d'enchaîner Justine si fortement aux intérêts d'une mère qu'il ne pouvait souffrir. Mais nous croyons que c'est ici le cas de peindre ce nouveau personnage.
Bressac réunissait aux charmes de la jeunesse la figure la plus séduisante. Si sa taille ou ses traits avaient quelques défauts c'était parce qu'ils se rapprochaient un peu de cette nonchalance... de cette mollesse qui n'appartenait qu'aux femmes ; il semblait qu'en lui prêtant les attributs de ce sexe, la nature lui en eût également inspiré les goûts. Quelle âme cependant était enveloppée sous ces appas féminins ! On y rencontrait tous les vices qui caractérisent celles des plus grands scélérats ; on ne porta jamais plus loin la méchanceté, la vengeance, la cruauté, l'athéisme, la débauche, l'oubli de tous les devoirs, et principalement de ceux dont les âmes moins énergiquement prononcées paraissent faire leurs délices. La première manie de cet homme singulier était de détester souverainement sa mère, et malheureusement cette haine, fondée en principe, s'étayait chez lui, et sur des raisonnements sans réplique, et sur l'intérêt puissant qu'il devait nécessairement avoir d'en être fort vite débarrassé. Madame de Bressac faisait tout pour ramener son fils dans les sentiers de la vertu ; mais elle y employait trop de rigueur. Il en résultait que le jeune homme, plus enflammé par les effets mêmes de cette sévérité, ne se livrait à ses goûts qu'avec une plus grande impétuosité, et que la pauvre dame ne recueillait de ses persécutions qu'une dose de haine infiniment plus forte.
- Ne vous imaginez pas, disait un jour Bressac à Justine, que ce soit d'elle-même que ma mère agisse dans tout ce qui vous concerne. Croyez que si je ne la persécutais pas à tout instant, elle se rappellerait à peine les soins qu'elle vous a promis ; elle vous fait valoir tous ses pas, tandis qu'ils ne sont que mon ouvrage. Oui, Justine, à moi seul est due cette reconnaissance que vous prodiguez à ma mère ; et celle que j'exige de vous doit vous paraître d'autant plus désintéressée, que quelque jeune et jolie que vous puissiez être, vous savez bien que je ne prétends pas à vos faveurs ; non, chère fille, non ; doué du plus profond mépris pour tout ce qu'on peut obtenir d'une femme... pour son personnel même, les services que je vous demande sont d'un tout autre genre ; et quand vous serez bien convaincue de ce que j'ai fait pour votre tranquillité, j'espère que je trouverai dans votre âme tout ce que je suis en droit d'en attendre.
Ces discours, souvent répétés, paraissaient si obscurs à Justine, qu'elle ne savait comment y répondre : elle le faisait pourtant, et peut-être avec trop de vivacité. Faut-il l'avouer ? Hélas ! oui ; déguiser les torts de Justine, serait tromper la confiance du lecteur, et mal répondre à l'intérêt que ses revers ont inspiré jusqu'à ce moment.
Quels qu'eussent été les indignes procédés de Bressac pour elle, dès le premier jour qu'elle l'avait vu, il lui avait été impossible de se défendre d'un mouvement violent de tendresse pour lui. La reconnaissance augmentait dans son cœur cet involontaire penchant, auquel la fréquentation perpétuelle de l'objet chéri prêtait chaque jour de nouvelles forces ; et définitivement la pauvre Justine adorait ce scélérat malgré elle, avec la même ardeur qu'elle idolâtrait son Dieu, sa religion... la vertu. Elle avait fait mille réflexions sur la cruauté de cet homme, sur son éloignement pour les femmes, sur la dépravation de ses goûts, sur les distances morales qui les séparaient ; et rien, rien au monde ne pouvait éteindre cette passion naissante. Si Bressac lui eût demandé sa vie, s'il eût voulu son sang, Justine eût tout donné, tout répandu, désolée de ne pouvoir encore à son gré faire de plus grands sacrifices à l'unique objet de son cœur. Voilà l'amour, voilà pourquoi les Grecs le peignirent avec un bandeau. Mais Justine n'avait jamais parlé ; et l'ingrat Bressac était loin de démêler la cause des pleurs qu'elle versait journellement pour lui. Il était bien difficile pourtant qu'il ne se doutât pas du désir qu'elle avait de voler au-devant de tout ce qui pouvait lui plaire ; qu'il n'entrevît pas des prévenances assez fortes, assez aveugles pour servir même ses erreurs, autant que la décence pouvait le permettre, et le soin qu'elle avait de les déguiser toujours à sa mère. Justine par cette conduite si naturelle à un cœur séduit, avait mérité la confiance entière du jeune Bressac ; et tout ce qui venait de cet amant chéri paraissait d'un tel prix aux yeux de Justine, que bien souvent l'infortunée s'imaginait avoir obtenu de l'amour ce que lui accordait uniquement le libertinage... la méchanceté, ou, peut-être plus sûrement encore, le besoin dont il la croyait aux affreux projets de son cœur.
Croirait-on qu'un jour il osa lui dire :
- Parmi les jeunes gens que je débauche, Justine, il en est quelques-uns qui ne se livrent à moi que par complaisance ; ceux-là auraient besoin de voir à nu les attraits d'une jeune fille. Cette nécessité offense mon orgueil : j'aimerais bien mieux que cet état où je les désire ne fût dit qu'à moi. Cependant comme il m'est indispensable, je préférerais, mon ange, le devoir à toi qu'à toute autre. Je ne me douterais de rien ; tu les disposerais dans mon cabinet, et je ne les ferais passer dans ma chambre que quand ils seraient en état.
- Oh ! monsieur, répondit Justine en larmes, pouvez-vous me proposer de pareilles choses ? et les horreurs où vous vous livrez...
- Ah ! Justine, interrompit Bressac, peut-on jamais se corriger de ce penchant !... si tu pouvais en connaître les charmes ; si tu pouvais comprendre ce qu'on éprouve à la douce illusion de n'être plus qu'une femme ! Incroyable illusion de l'esprit : on abhorre ce sexe, et l'on veut l'imiter ! Ah ! qu'il est doux d'y réussir, qu'il est délicieux d'être la putain de tous ceux qui veulent de vous ; et portant sur ce point au dernier période le délire et la prostitution, d'être successivement, dans le même jour, la maîtresse d'un crocheteur, d'un valet, d'un soldat, d'un cocher ; d'en être tour à tour chéri, caressé, jalousé, menacé, battu ; tantôt victorieux dans leurs bras, et tantôt victime à leurs pieds, les attendrissant par des caresses, les ranimant par des excès. Eh ! non, non, Justine, tu ne comprends pas quel est ce plaisir pour une tête organisée comme la mienne. Mais, le moral à part, si tu te représentais quelles sont les titillations voluptueuses de ce divin goût, ce qu'il fait sentir... éprouver, il est impossible d'y tenir. C'est un chatouillement si vif... des mouvements de lubricité si piquants... un délire si complet... on perd l'esprit, on déraisonne ; mille baisers plus ardents les uns que les autres, n'expriment pas encore avec assez d'ardeur l'ivresse où nous plonge l'agent. Enlacé dans ses bras, les bouches collées l'une sur l'autre, nous voudrions que notre existence entière pût s'incorporer à la sienne ; nous ne voudrions faire avec lui qu'un seul être. Si nous osons nous plaindre, c'est d'être négligés ; nous voudrions que, plus robuste qu'Hercule, notre fouteur nous pénétrât, nous élargît ; que cette semence précieuse, élancée brûlante au fond de nos entrailles, fit, par sa chaleur et sa force, jaillir la nôtre dans ses mains ; nous voudrions n'être que foutre, quand il nous arrose du sien. Ne t'imagine pas que nous soyons faits comme les autres hommes ; c'est une construction toute différente : et cette membrane chatouilleuse tapissant l'intérieur de vos infâmes cons, le ciel, en nous créant, en orna les autels où nos céladons sacrifient. Nous sommes aussi certainement femmes là, que vous l'êtes à l'atelier de la régénération. Il n'est pas un de vos plaisirs qui ne nous soit connu, pas un dont nous ne sachions jouir. Mais nous avons de plus les nôtres ; et c'est cette réunion délicieuse qui fait de nous les hommes de la terre les plus sensibles à la volupté... les mieux créés pour la sentir. C'est cette réunion enchanteresse qui rend impossible la correction de nos goûts... qui ferait de nous des enthousiastes et des frénétiques, si l'on avait encore la stupidité de nous punir... qui nous fait adorer jusqu'à la mort, enfin, le dieu charmant qui nous enchaîne.
Ainsi s'exprimait monsieur de Bressac, en préconisant ses désirs. Justine essayait-elle de lui parler de la respectable femme à laquelle il devait le jour, et des chagrins que de pareils désordres devaient lui donner, elle n'aperçoit plus dans ce jeune homme que du dépit, de l'humeur, et surtout beaucoup d'impatience de voir si longtemps en de telles mains des richesses qui, selon Bressac, auraient déjà dû lui appartenir ; elle n'y voyait plus que la haine la plus invétérée contre cette femme si honnête et si vertueuse ; la révolte la plus constatée contre tout ce que les sots appellent les sentiments de la nature, et qui, bien analysés, ne sont que de purs effets de l'habitude.
Il est donc vrai que quand on est parvenu à transgresser aussi formellement dans ses goûts l'instinct de cette prétendue loi, la suite nécessaire de ce premier écart soit un penchant des plus violents à se précipiter bientôt dans mille autres.
Quelquefois l'ardente Justine employait des moyens pieux. Souvent consolée par ceux-là, parce qu'il est du caractère de la faiblesse de se contenter toujours des chimères, elle essayait de faire passer leurs illusions dans l'âme de ce pervers. Mais Bressac, ennemi déclaré des mystères de la religion, frondeur opiniâtre de ses dogmes, antagoniste outré de son auteur, au lieu de se laisser dominer par les opinions de Justine, s'efforça bientôt de les subjuguer par les siennes. Il estimait assez l'esprit de cette jeune personne, pour désirer d'y porter le flambeau de la philosophie : il avait besoin d'ailleurs de détruire en elle tous les préjugés. Voici donc comment il combattit ceux du culte :
- Toutes les religions partent d'un principe faux, Justine, lui disait-il un jour ; toutes supposent comme nécessaire l'admission d'un être créateur, dont l'existence est impossible. Rappelle-toi, sur cela, les préceptes sensés de ce certain Cœur-de-Fer, qui, dis-tu, avait comme moi travaillé ton esprit. Rien de plus sage que les principes de ce brigand ; je le vois comme un homme de beaucoup d'esprit ; et l'avilissement dans lequel on a la sottise de le tenir ne lui ôte pas le droit de bien raisonner.
Si toutes les productions de la nature sont des effets résultatifs des lois qui la captivent ; si son action et sa réaction perpétuelles supposent le mouvement nécessaire à son essence, que devient le souverain maître que lui prêtent gratuitement ceux qui ont quelque intérêt à l'adopter ? Voilà ce que te disait ce sage instituteur, chère fille. Que sont donc les religions, d'après cela, sinon le frein dont la tyrannie du plus fort voulut captiver le plus faible ? Rempli de ce dessein, il osa dire à celui qu'il prétendait dominer, qu'un Dieu forgeait les fers dont sa cruauté l'entourait ; et celui-ci, abruti par sa misère, crut indistinctement tout ce que voulut l'autre. Les religions, nées de ces fourberies, peuvent-elles donc mériter quelque respect ? En est-il une seule qui ne porte l'emblème de l'imposture et de la stupidité ? Que vois-je dans toutes ? Des mystères qui font frémir la raison, des dogmes outrageant la nature, des cérémonies grotesques qui n'inspirent que la dérision et le dégoût. Mais si, de toutes, deux méritent plus particulièrement notre mépris et notre haine, ô Justine, ne sont-ce pas celles qui s'appuient sur ces deux romans imbéciles, connus sous le nom d'ancien et de nouveau testament ! Parcourons un moment cet assemblage ridicule d'impertinences, de mensonges et de balourdises, et voyons le cas qu'il en faut faire. Ce seront des questions que je te ferai ; tu y répondras, si tu peux.
Comment d'abord faut-il que je m'y prenne pour prouver que les Juifs, brûlés à l'inquisition par milliers, furent pendant quatre mille ans les favoris de Dieu ? Comment, vous qui adorez leur loi, les faites-vous mourir parce qu'ils suivent leur loi ? Comment votre barbare et ridicule Dieu a-t-il été assez injuste, pour préférer au monde entier la petite horde juive, et quitter ensemble ce peuple favori, pour une autre caste infiniment plus petite et plus misérable ?
Pourquoi ce Dieu-là a-t-il fait autrefois tant de miracles ? Et pourquoi n'en veut-il plus faire pour nous, quoique nous ayons remplacé ce peuple, en faveur duquel il en opérait de si charmants jadis ?
Comment concilierez-vous la chronologie des Chinois, des Chaldéens, des Phéniciens, des Égyptiens avec celle des Juifs ? et comment accorderez-vous entre elles quarante manières différentes de supputer le temps chez les commentateurs ? Si je dis que Dieu dicte ce livre, ne me répondra-t-on pas qu'alors ce Dieu est donc un fier ignorant ?
Ne le voilà-t-il pas tel encore quand j'avancerai qu'il dit que Moïse écrivit dans le désert au delà du Jourdain ? comment cela se fait-il, puisque Moïse ne passa jamais le Jourdain ?
Le livre de Josué vous dit que Dieu fit graver le recueil des lois juives sur du mortier : or, tous les écrivains de ce temps vous apprennent qu'alors on ne gravait que sur la pierre et la brique. N'importe, admettons l'idée. Je demande comment, dans cette hypothèse, on a pu conserver ce recueil gravé sur du mortier, et comment un peuple, qui manquait de tout dans le désert, qui n'avait ni habits ni souliers, pouvait s'occuper de graver des lois ?
Comment se trouve-t-il, dans un livre dicté par votre Dieu, des noms de villes qui n'existèrent jamais, des préceptes pour les lois que les Juifs avaient en horreur, et qui ne les gouvernaient pas encore... enfin une fourmilière de pareilles contradictions ? Votre Dieu est donc à la fois un imbécile et un inconséquent. J'aimerais autant n'en point avoir, que d'être réduit à en adorer un de cette tournure.
Comment prenez-vous l'histoire burlesque de la côte d'Adam ? est-elle physique ou allégorique ? Comment Dieu créa-t-il la lumière avant le soleil ? Comment divisa-t-il la lumière des ténèbres, puisque les ténèbres ne sont autre chose que la privation de la lumière ? Comment fit-il le jour avant que le soleil fût fait ? Comment le firmament fut-il formé au milieu des eaux, puisqu'il n'y a point de firmament [Cette notion de firmament n'est qu'une fable grecque] ? N'est-il pas clair que votre plat Dieu est aussi mauvais physicien que détestable géographe et ridicule chronologiste ?
Voulez-vous une nouvelle preuve de sa sottise ? Avec quel dégoût ne lisez-vous pas, dans les livres qu'il dicte, que quatre fleuves, distants de mille lieues l'un de l'autre, prennent pourtant leur source dans le paradis terrestre ! Quelle est cette ridicule défense de manger du fruit d'un arbre dans un jardin dont on dispose ? Il y a bien de la méchanceté à Dieu de faire une pareille défense ; car il savait bien que l'homme succomberait : c'est donc un piège qu'il lui tendait. Quel vil coquin que votre Dieu ! je ne le voyais que comme un imbécile ; mais, en le suivant d'un peu près, je le trouve un bien grand scélérat.
Comment trouvez-vous ce grand benêt d'Éternel qui vient se promener, tête-à-tête avec Adam, Ève et le serpent, tous les jours à midi, et cela, dans le pays où le soleil est alors dans sa plus grande activité ? Pourquoi, quelque temps après, cet original-là ne veut-il plus qu'on prenne l'air dans son parc, et met-il près de la porte, pour en empêcher, un bœuf [Chérubin veut dire bœuf], l'épée flamboyante à la main ? Peut-on rien voir de plus plat et de plus ridicule que cette collection d'anecdotes ?
De quelle manière m'expliquerez-vous l'histoire des anges qui baisent les filles de l'homme, et qui engendrent des géants ? Si tout cela est allégorique, c'est en vérité bien beau, et il y a un furieux effort de génie à avoir trouvé tout cela.
Comment vous tirerez-vous à présent du déluge, qui, s'il ne dura que quarante jours, comme Dieu le dit, ne dut pourtant donner que dix-huit pouces d'eau sur la terre ? Comment m'expliquerez-vous les cataractes du ciel, les animaux arrivant des quatre parties du monde pour être enfermés dans un grand coffre, où il ne tiendront seulement pas, d'après les proportions que vos livres divins en donnent, ce que contient la ménagerie du grand seigneur ? Et comment la famille de Noé, qui n'était composée que de huit personnes, put-elle alimenter et soigner toutes ces créatures ! Ô puissant Dieu des Juifs ! je suis bien certain que parmi toutes ces bêtes, il n'y en avait pas une plus bornée que toi.
Et la tour de Babel, comment vous en tirerez-vous ? Elle était sans doute beaucoup plus haute que les pyramides d'Égypte, puisque Dieu laissa subsister ces pyramides. La seule analogie que je trouve ici, c'est la confusion des langues avec les fabricateurs de votre Dieu ; il y a certes une grande ressemblance entre les gens qui ne s'entendent plus en formant un colosse matériel, et ceux qui déraisonnent en en édifiant un moral.
Et le bon Abraham, qui, à l'âge de cent trente-cinq ans, fait passer Sara pour sa sœur, de peur qu'on ne la débauche, ne vous amusera-t-il pas un peu ? J'aime assez Abraham, moi, mais je le voudrais un peu moins menteur... plus soumis, et que quand Dieu veut que sa postérité se fasse circoncire, le pauvre Abraham ne s'y oppose pas.
Ce qui me plaît infiniment, Justine, c'est le gaillard épisode des Sodomistes, qui veulent enculer des anges, et le bon Loth, qui aime mieux leur voir enculer ses filles, ce qui ne devait pas être la même chose aux yeux de gens aussi connaisseurs en cette partie, que les riverains du lac Asphaltite.
Mais la question que vous allez résoudre sur-le-champ sans doute, c'est comment la statue de sel en laquelle fut changée la femme de Loth, put résister si longtemps à la pluie ?
Comment justifierez-vous les bénédictions tombées sur Jacob, qui trompe Isaac son père, et qui vole Laban son beau-père ? Comment arrangerez-vous l'apparition de Dieu sur une échelle, et le duel de Jacob avec un ange ? Oh ! comme cela est joli ! comme cela est intéressant !
Mais dites-moi comment vous vous tirerez de la petite erreur de calcul de cent quatre-vingt-quinze ans, que l'on trouve en vérifiant le séjour des Juifs en Égypte ? Comment vous arrangerez le bain des filles de Pharaon dans le Nil, où jamais personne ne se baigne à cause des crocodiles ?
Moïse ayant épousé la fille d'un idolâtre, comment Dieu, qui n'aimait pas les idolâtres, le prit-il néanmoins pour son prophète ? Comment les magiciens de Pharaon firent-ils les mêmes miracles que Moïse ? Comment Moïse, guidé par votre puissant Dieu, et se trouvant (suivant Dieu) à la tête de six cent trente mille combattants, s'enfuit-il avec son peuple, au lieu de s'emparer de l'Égypte, dont tous les premiers nés avaient été mis à mort par Dieu même ? Comment la cavalerie de Pharaon poursuivit-elle ce peuple dans un pays où jamais cavalerie ne put agir ? et comment d'ailleurs Pharaon avait-il une cavalerie, puisque, dans la cinquième plaie de l'Égypte, Dieu avait spirituellement fait périr tous les chevaux ?
Comment un veau d'or put-il être formé dans huit jours ? et comment Moïse réduisit-il ce veau d'or en cendre ? Vous paraît-il encore bien naturel que vingt-trois mille hommes, dans le fond d'un désert, se laissent égorger par une seule tribu ?
Et que penserez-vous de l'équité divine, quand vous verrez que Dieu ordonne à Moïse, qui a pour femme une Madianite, de tuer vingt-quatre mille hommes, parce qu'un seul d'entre eux a couché avec une Madianite ? Ces Hébreux, qu'on nous peint si féroces, n'étaient-ils pas néanmoins de bonnes gens de se laisser égorger ainsi pour les filles ? Mais, dites-moi, je vous prie, peut-on s'empêcher de rire, en voyant que Moïse trouve trente-deux mille pucelles dans le camp madianite, avec soixante et un mille ânes ? Il fallait au moins deux ânes par pucelle ; il n'y a pas d'honnête créature qui ne soit flattée, en pareil cas, d'en avoir un par devant, et l'autre par derrière.
Mais Dieu, bête, ignorant, mauvais géographe, affreux chronologiste, détestable physicien, sera-t-il meilleur naturaliste ? Non vraiment ; car il nous assure qu'il ne faut pas manger du lièvre, parce qu'il rumine et qu'il n'a pas le pied fourchu ; tandis qu'il n'y a pas d'écolier de huitième qui ne sache que le lièvre a le pied fendu et qu'il ne rumine pas. Mais c'est quand il fait le législateur, votre sublime Dieu, qu'il devient réellement superbe. Y a-t-il rien de si sage, de si essentiel que de recommander aux maris de ne point coucher avec leurs femmes quand elles ont leurs règles, et de les punir de mort si cela leur arrive ; de prescrire la manière dont il faut se laver, se torcher le cul ?... En vérité, tout cela est du plus grand genre ; et s'il est aisé de reconnaître à tout la main de l'Éternel... il est assurément bien facile d'aimer un Éternel qui prescrit de si belles choses.
Comment me prouverez-vous la nécessité d'un miracle pour passer le Jourdain, qui n'a pas quarante pieds de large ?
Comment arrangerez-vous qu'il n'y ait que les murs de Jéricho qui puissent tomber au son de la trompette ?
Comment excuserez-vous l'action de la putain Rahab qui trahit Jéricho sa patrie ? En quoi cette trahison était-elle nécessaire, puisqu'il suffisait d'un petit air de trompette pour se rendre maître de la ville ?
Pourquoi faut-il maintenant que ce soit des flancs de cette putain Rahab que Dieu veuille que son cher fils tire son origine ?
Pourquoi faut-il qu'enfant du crime et de la trahison, votre Jésus, sur le compte duquel nous allons bientôt revenir tire également son origine de l'inceste de Thamar et de Juda, et de l'adultère de David et de Bethsabée ? Oh ! comme les voies de Dieu sont incompréhensibles, et comme un être incompréhensible est aimable ?
De quel œil verrez-vous Josué faire pendre trente et une personnes seulement, parce qu'il avait envie d'avoir leur bien ?
Comment parlerez-vous de la bataille de Josué contre les Amorrhéens, pendant laquelle le Seigneur Dieu, toujours très humain, fait tomber pendant cinq heures de suite des quartiers de rochers sur les ennemis du peuple juif ?
Comment concilierez-vous, avec la connaissance que vous avez maintenant des astres, l'ordre de Josué au soleil de s'arrêter, pendant que le soleil est fixe, et que c'est la terre qui tourne ? Eh ! vraiment, allez-vous me répondre, c'est que Dieu ne savait pas encore le progrès que nous ferions en astronomie. C'est un grand génie que votre Dieu !
Que penserez-vous de Jephté qui immole sa fille, et qui fait égorger quarante-deux mille Juifs, seulement parce que leur langue n'est pas assez déliée pour prononcer le mot SHIBOLET ?
Pourquoi, dans votre nouvelle loi, me parlez-vous du dogme de l'enfer et de celui de l'immortalité de l'âme, tandis que l'ancienne, sur laquelle la nouvelle est calquée, ne dit pas un mot de ces dégoûtantes absurdités ?
Comment adoucirez-vous l'immoralité du joli petit conte de ce Lévite venu sur son âne à Gaba, et que les gens de cette ville veulent enculer ? Le pauvre diable abandonne sa femme pour se tirer d'affaire ; mais, comme les femmes sont plus délicates que nous, la malheureuse meurt dans l'opération sodomite. Ah ! je vous en prie, dites-moi l'utilité de pareilles gentillesses dans un livre dicté par l'esprit de Dieu ?
Mais ce que j'espère au moins que vous m'expliquerez, c'est le dix-neuvième verset du premier chapitre des Juges, par lequel il est dit que Dieu qui accompagne Juda, ne peut gagner une victoire, attendu que les ennemis ont des chariots armés de faux. Comment se peut-il qu'un Dieu qui arrête le soleil, qui change tant de fois le cours de la nature, ne puisse venir à bout de vaincre les ennemis de son peuple, parce qu'ils ont des chariots armés de faux ? Ne se pourrait-il pas que les Juifs, infiniment plus athées que nous le croyons, n'eussent jamais regardé leur Dieu que comme une Divinité locale et protectrice, qui tantôt était plus puissante que les dieux ennemis, et tantôt était subjuguée par eux ? Cette opinion n'est-elle pas prouvée par cette réponse de Jephté... « Vous possédez de droit ce que votre Dieu CHAMOS vous a donné, souffrez donc que nous jouissons des biens qu'ADONAI notre Dieu nous a donnés de même. » Maintenant je pourrais vous demander encore comment il se trouvait un si grand nombre de chariots armés de faux dans un pays si montagneux, qu'on ne pouvait y voyager qu'avec des ânes ?
Vous devriez bien m'expliquer aussi comment il est possible que, dans un pays dénué de bois, Samson ait mis le feu aux moissons philistines, en attachant des flambeaux à la queue de trois cents renards, qui, communément, n'habitent que les bois ; comment il tua mille Philistins avec une mâchoire d'âne ; et comment il sortit d'une des dents de cette mâchoire une fontaine d'eau limpide. Convenez que soi-même il faut être un peu MÂCHOIRE D'ÂNE pour avoir inventé une telle fable, ou pour y croire.
Je vous demande les mêmes éclaircissements sur le bonhomme Tobie, qui dormait les yeux ouverts, et qui fut aveuglé par une ordure d'hirondelle... sur l'ange qui descendit exprès de ce qu'on appelle l'empirée, pour aller chercher avec Tobie de l'argent que le Juif Gabel devait au père de ce Tobie... sur la femme de ce même Tobie, qui avait eu sept maris à qui le diable avait tordu le cou... et sur la manière de rendre la vue aux aveugles avec le fiel d'un poisson. Ces histoires sont vraiment curieuses ; et je ne connais rien de plus joli, après le roman du petit Poucet.
Mais pourrais-je, sans votre secours, interpréter le texte sacré, qui dit que la belle Judith descendait de Siméon, fils de Ruben, quoique Siméon soit le frère de Ruben, suivant le même texte sacré, qui ne peut mentir ? J'aime beaucoup Esther, et je trouve Assuérus fort sensé d'épouser une Juive et de coucher six mois avec elle sans savoir qui elle est.
Lorsque Saül fut déclaré roi, les Juifs étaient esclaves des Philistins, et l'on ne leur permettait aucune arme ; ils étaient même obligés d'aller chez les Philistins pour aiguiser leurs fers de ménage et d'agriculture. Comment se peut-il donc, d'après cela, que Saül, à la tête de trois cent mille combattants, dans un pays qui ne peut nourrir trente mille âmes, gagne cependant une mémorable victoire sur ces Philistins !
Votre David m'embarrasse au moins tout autant. Je vois avec peine, dans un tel scélérat, la tige de votre Dieu Jésus. Il est dur, pour un individu qui se mêle d'être Dieu, de ne tenir son origine que d'un assassin, d'un adultère, d'un ravisseur de femme, d'un vérolé, d'un coquin, en un mot, qui eût été roué vingt fois si nos lois d'Europe eussent pu l'atteindre.
A l'égard de ses richesses et de celles de Salomon, vous conviendrez qu'elles paraissent difficiles à concilier avec la pauvreté du pays. On arrange difficilement que Salomon, comme dit votre texte sacré, ait eu quatre cent mille chevaux dans un pays où il n'y eut jamais que des ânes.
Comment accorderez-vous, je vous prie, les magnifiques promesses des prophètes juifs avec le perpétuel esclavage de ce malheureux peuple, qui tantôt languit sous les Phéniciens, les Babyloniens, tantôt sous les Perses, sous les Syriens, sous les Romains, etc. ?
Votre Ézéchiel me parait, ou un grand cochon ou un grand libertin, quand il mange de la merde ; et il me scandalise quand il dit à une fille : « Lorsque votre gorge s'est formée et que vous avez eu du poil, je me suis étendu sur vous, j'ai couvert votre nudité, je vous ai donné de superbes choses ; mais vous vous êtes bâti un bordel, vous vous êtes prostituée dans les places publiques ; vous avez désiré avec fureur de coucher avec ceux qui possèdent des membres d'âne, et qui éjaculent comme des chevaux. » Oh ! pudique Justine, tout cela, selon vous, est-il très-honnête ? un tel livre doit-il être nommé saint, et faire la pâture des jeunes filles ?
L'histoire de votre Jonas, enfermé trois jours dans le ventre d'une baleine, n'est-elle pas tout aussi dégoûtante ! n'est-elle pas visiblement copiée d'après celle d'Hercule, également captif dans les flancs d'une pareille bête ; mais qui, plus adroit que votre prophète, eut l'esprit de manger sur le gril le foie de la baleine ?
Faites-moi comprendre, je vous prie, les premiers versets du prophète Osée. Dieu lui ordonne expressément de prendre une putain et de lui faire des fils de putain. Le malheureux obéit. Dieu n'est pas encore content ; il veut qu'il prenne une femme qui ait fait son mari cocu. Le prophète obéit encore. Dites-moi, je vous prie, à quoi bon tout cela dans un livre saint ?... quel genre d'édification il revient aux fidèles croyants de ces révoltantes absurdités ? Mais c'est sur le nouveau testament que vos instructions me deviennent plus nécessaires. J'ai peur d'être embarrassé quand il faudra que j'accorde les deux généalogies de Jésus. On me dira que Mathieu donne Jacob pour père à Joseph, et que Luc le fait fils d'Élie. On me demandera comment l'un compte cinquante-six générations, et comment l'autre n'en compte que quarante-deux. Pourquoi enfin cet arbre généalogique est celui de Joseph, qui n'était pas le père de Jésus. Serez-vous de l'avis de saint Ambroise, qui dit que l'ange fit à Marie un enfant par l'oreille (Maria per aurem impraegnata est.) ? ou du jésuite Sanchès qui assure qu'elle déchargea pendant que l'ange la foutait !
Si j'ose parler d'après saint Luc, du dénombrement de toute la terre, ordonné par Auguste pendant que Cyrénius gouvernait la Judée, ce qui fut cause de la fuite en Égypte, on me rira au nez ; car il n'est personne qui ne sache qu'il n'y eut jamais de dénombrement dans l'empire, et que c'était Barus et non Cyrénius qui gouvernait pour lors en Syrie.
Quand je parlerai, d'après Matthieu, de cette fuite en Égypte, on me dira que cette fuite est un roman, qu'aucun des autres évangélistes n'en parle ; et, si j'accorde alors que la sainte famille resta en Judée, on me soutiendra qu'elle a été en Égypte.
Et croyez-vous que les astronomes ne se moqueront pas de moi, si je leur parle de l'étoile qui conduisit trois rois dans une étable ? Comment à la suite de ce conte, arrangerez-vous qu'Hérode, le plus despote des hommes, ait pu craindre un moment être supplanté par le bâtard d'une putain, venu au monde dans une étable ? Il est fâcheux qu'aucun historien ne vienne à l'appui de votre prétendu massacre des innocents ; il serait fort à désirer pour l'humanité, que ceux de la Saint-Barthélemy, de Mérindol, de Cabrières, etc., etc., fussent aussi douteux que celui-là.
Mais ce que j'espère me voir expliquer par vous, c'est la manière charmante dont le diable emporte Dieu, et le perche sur une montagne, d'où l'on voyait toute la terre. Le diable, qui promet tous ces biens à Dieu, pourvu que Dieu adore le diable, pourra peut-être scandaliser beaucoup d'honnêtes gens pour lesquels je vous demande un mot de recommandation.
Quand vous vous marierez, Justine, vous voudrez bien me dire de quelle manière Dieu, qui allait ainsi à la noce, s'y prenait pour changer l'eau en vin, en faveur de gens qui étaient déjà ivres.
En mangeant des figues à votre déjeuner à la fin de juillet, vous voudrez bien me dire aussi pourquoi Dieu, ayant faim, cherche aussi des figues au mois de mars, quand ce n'est pas le temps des figues.
Après ces éclaircissements, il m'échappera pourtant encore quelques bêtises. Il faudra que je dise, par exemple, que Dieu a été condamné à être pendu pour le péché originel. Si on me répond qu'il ne fut jamais question de péché originel ni dans l'ancien ni dans le nouveau testament, qu'il est seulement dit qu'Adam fut condamné à mourir le jour qu'il aurait mangé du fruit de l'arbre de la science, mais qu'il n'en mourut pas ; si on me traite de fou pour oser dire que Dieu a été pendu pour une pomme mangée quatre mille ans avant sa mort, je vous assure que la réponse m'embarrassera.
Dirai-je, avec Luc que c'est du petit village de Béthanie que Jésus s'élança vers le ciel ; ou bien, avec Matthieu, que ce fut de la Galilée ? préférerai-je l'opinion d'un docteur, qui, pour tout concilier, prétend que Dieu avait un pied en Galilée et l'autre en Béthanie ?
Instruisez-moi pourquoi le credo, qu'on appelle le symbole des apôtres, ne fut que du temps de Jérôme et de Rufin, quatre cents ans après les apôtres ? Dites-moi pourquoi les premiers pères de l'Église ne citent jamais que les évangiles appelés apocryphes ? n'est-ce pas une preuve évidente que les quatre canoniques n'étaient pas encore faits ?
Et toutes ces fraudes, pièces où le mensonge et la fourberie sont obligés de recourir pour étayer vos absurdités chrétiennes, ne sera-ce pas avec un peu de peine que vous les légitimerez à mes yeux ?
Dites-moi pourquoi Jésus n'ayant point institué sept sacrements, votre religion en admet pourtant sept ? Pourquoi Jésus n'ayant jamais parlé de la Trinité, vous adorez pourtant la Trinité ! En un mot, pourquoi votre Dieu réunissant autant de puissance, n'a pourtant pas celles de nous instruire de toutes ces vérités si essentielles à notre salut ?
Abandonnons un instant tout ce qu'on dit de votre Christ ; jugeons-le sur ses paroles et sur ses actions, plus que sur les relations de ceux qui nous en parlent. Comment, je vous en prie, des hommes raisonnables peuvent-ils encore ajouter quelque croyance aux paroles obscures, aux prétendus miracles du vil instituteur de ce culte effrayant ? Existera-t-il jamais un bateleur plus fait pour l'indignation publique ? Qu'est-ce qu'un Juif lépreux, qui, né d'une catin et d'un soldat, dans le plus chétif coin de l'univers, ose se faire passer pour l'organe de celui qui, dit-on, a créé le monde ? Avec des prétentions si relevées, vous conviendrez, Justine, qu'il fallait au moins quelques titres ? Quels sont ceux de ce ridicule ambassadeur ? Que va-t-il faire pour prouver sa mission ? La terre va-t-elle changer de face ? Les fléaux qui l'affligent vont-ils s'anéantir ? Le soleil va-t-il l'éclairer nuit et jour ? Les vices ne la souilleront-ils plus ? N'allons-nous voir enfin régner que le bonheur ? Pas un mot : c'est par des tours de passe-passe, par des gambades et par des calembours [Bièvre en fit-il jamais un qui valût celui du Nazaréen à ses disciples : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église. » Et qu'on vienne nous dire que les calembours sont de notre siècle !], que l'envoyé de Dieu s'annonce à l'univers ; c'est dans la société respectable de manœuvres, d'artisans et de filles publiques, que le ministre du ciel vient manifester sa grandeur ; c'est en buvant avec les uns, foutant avec les autres, que l'ami de Dieu, Dieu même, vient soumettre à ses lois le pécheur endurci ; c'est en n'inventant, pour ses farces, que ce qui peut satisfaire ou son luxe, ou sa gourmandise, que l'imposteur prouve sa mission. Quoi qu'il en soit, il fait fortune ; de plats coquins se joignent à ce fripon ; une secte se forme ; les dogmes de cette canaille parviennent à séduire quelques Juifs. Esclaves de la puissance romaine, ils devaient embrasser avec joie une religion qui, les dégageant de leur fers, ne les assouplissaient qu'au frein religieux. Leur motif se devine ; on arrête les séditieux ; leur chef périt, mais d'une manière trop douce, sans doute, pour son genre de crime, et, par un impardonnable défaut de politique, on laisse disperser les disciples de ce malotru, au lieu de les égorger avec lui. Le fanatisme s'empare des esprits ; des femmes crient, des fous se débattent, des imbéciles croient : et voilà le plus méprisables des êtres, le plus maladroit fripon, le plus lourd imposteur qui ait encore paru, le voilà Dieu, le voilà fils de Dieu, égal à son père ; voilà toutes ses rêveries consacrées, toutes ses paroles devenues des dogmes, et ses balourdises des mystères. Le sein de son fabuleux papa s'ouvre pour le recevoir ; et ce créateur, jadis simple, le voilà devenu triple, pour complaire à ce fils si digne de sa grandeur. Mais ce saint Dieu en restera-t-il là ? Non, sans doute ; c'est à de plus grandes faveurs que se prêtera sa puissance. A la volonté d'un prêtre, c'est-à-dire, d'un gredin couvert de mensonges et de crimes, ce grand Dieu, créateur de tout ce que nous voyons, s'abaissera jusqu'à descendre dix ou douze millions de fois par matinée dans un morceau de pâte, qui, devant être digéré par les fidèles, va se transmuer bientôt, au fond de leurs entrailles, dans les excréments les plus vils ; et cela, pour la satisfaction de ce tendre fils, inventeur odieux de cette impiété monstrueuse dans un souper de cabaret. Il l'a dit, il faut que cela soit ; il a dit : Ce pain que vous voyez sera ma chair, vous le digèrerez comme tel : or, je suis Dieu ; donc Dieu sera digéré par vous ; donc le créateur du ciel et de la terre se changera en merde, parce que je l'ai dit ; et l'homme mangera et chiera son Dieu, parce que ce Dieu est bon et qu'il est tout-puissant.
Cependant les inepties s'étendent. On attribue leur accroissement à leur sublimité, à la puissance de celui qui les introduit, tandis que les causes les plus simples doublent leurs existences ; tandis que l'accroissement de l'erreur ne prouve jamais que des filous d'une part, et des imbéciles de l'autre.
Elle arrive enfin sur le trône, cette infâme religion ; et c'est un empereur faible, cruel, ignorant, fanatique, qui, l'enveloppant du bandeau royal, en souille ainsi les deux bouts de la terre. Ô Justine ! de quel poids doivent être ces raisons sur un esprit examinateur et philosophe ! Le sage peut-il voir autre chose, dans ce ramas de fables épouvantables, que le fruit dégoûtant de l'imposture de quelques hommes et de la fausse crédulité d'un plus grand nombre ? Si Dieu avait voulu que nous eussions une religion quelconque et s'il était réellement puissant, ou, pour mieux dire, s'il y avait véritablement un Dieu, serait-ce par des moyens aussi absurdes qu'il nous eût fait part de ses ordres ? Serait-ce par l'organe d'un bandit méprisable qu'il nous eût montré comment il fallait le servir ? S'il est suprême, s'il est puissant, s'il est juste, s'il est bon, ce Dieu dont vous me parlez, sera-ce par des énigmes ou des farces qu'il voudra m'apprendre à le servir ou à le connaître ! Souverain moteur des astres et du cœur de l'homme, ne peut-il nous instruire en se servant des uns, ou nous parler en se gravant dans l'autre ? Qu'il imprime, un jour, en traits de feu, au centre du soleil, la loi qui peut lui plaire et qu'il veut nous donner : d'un bout de l'univers à l'autre, tous les hommes la lisant, la voyant à la fois, deviendront coupables s'ils ne la suivent pas alors ; aucune excuse ne pourra légitimer leur incrédulité. Mais n'indiquer ses désirs que dans un coin ignoré de l'Asie ; ne choisir, pour sectateur, que le peuple le plus fourbe et le plus visionnaire ; pour substitut, que le plus vil artisan, le plus absurde et le plus fripon ; embrouiller si bien la doctrine, qu'il est impossible de la comprendre ; en absorber la connaissance chez un petit nombre d'individus ; laisser les autres dans l'erreur, et les punir d'y être restés : eh non, Justine, non, non, toutes ces atrocités-là ne sont pas faites pour nous guider ; j'aimerais mieux mourir mille fois, que de les croire. Il n'y a point de Dieu, il n'y en eut jamais. Cet être chimérique n'exista que dans la tête des fous ; aucun être raisonnable ne pourra ni le définir, ni l'admettre ; et il n'y a qu'un sot qui puisse adopter une idée si prodigieusement contraire à la raison. Mais la nature, me direz-vous, est inconcevable sans un Dieu. Ah ! j'entends ; c'est-à-dire, que pour m'expliquer ce que vous comprenez fort peu, vous avez besoin d'une cause où vous ne comprenez rien du tout ; vous prétendez démêler ce qui est obscur, en redoublant l'épaisseur des voiles ; vous croyez briser un lien, en multipliant les entraves. Physiciens crédules et enthousiastes, pour nous prouver l'existence d'un Dieu, copiez des traités de botanique ; entrez, comme Fénelon, dans un détail minutieux des parties de l'homme ; élancez-vous dans les airs, pour admirer le cours des astres ; extasiez-vous devant des papillons, des insectes, des polypes, des atomes organisés, dans lesquels vous croyez trouver la grandeur de votre vain Dieu : toutes ces choses, vous aurez beau dire, ne démontreront jamais l'existence de cet être absurde et imaginaire ; elles prouveront seulement que vous n'avez pas les idées que vous devez avoir de l'immense variété des matières et des effets que peuvent produire des combinaisons diversifiées à l'infini, dont l'univers est l'assemblage ; elles prouveront que vous ignorez ce qu'est la nature, que vous n'avez aucune idée de ses forces, lorsque vous les jugez incapables de produire une foule de formes et d'êtres dont vos yeux, même armés de microscopes, ne voient jamais la moindre partie ; elles prouveront enfin que, faute de connaître les agents sensibles, vous trouverez plus court d'avoir recours à un mot sous lequel vous désignez un agent spirituel dont il vous sera toujours impossible d'avoir une idée sûre.
On nous dit gravement qu'il n'y a point d'effet sans cause ; on nous répète à tout moment que le monde ne s'est pas fait lui-même. Mais l'univers est une cause, il n'est point un effet, il n'est point un ouvrage ; il n'a point été créé, il a toujours été ce que nous le voyons ; son existence est nécessaire ; il est sa cause lui-même. La nature, dont l'essence est visiblement d'agir et de produire, pour remplir ses fonctions, comme elle fait sous nos yeux, n'a pas besoin d'un moteur invisible, bien plus inconnu qu'elle-même. La matière se meut par sa propre énergie, par une suite nécessaire de son hétérogénéité ; la diversité des mouvements ou des façons d'agir constitue seule la diversité des matières ; nous ne distinguons les êtres les uns des autres que par la différence des impressions ou des mouvements qu'ils communiquent à nos organes. Quoi ! vous voyez que tout est en action dans la nature, et vous prétendez que la nature est sans énergie ! Vous croyez imbécilement que ce tout, agissant essentiellement, peut avoir besoin d'un moteur ? Et quel est-il donc, ce moteur ? Un esprit, c'est-à-dire un être nul. Persuadez-vous donc, au contraire, que la matière agit par elle-même et cessez de raisonner sur votre amour spirituel, qui n'a rien de ce qu'il faut pour la mettre en action. Revenez de vos incursions inutiles ; rentrez d'un monde imaginaire dans un monde réel ; tenez-vous-en aux causes secondes ; laissez aux théologiens leur cause première, dont la nature n'a nullement besoin pour produire tout ce que vous voyez. Oh ! Justine, comme j'abhorre, comme je déteste cette idée d'un Dieu ! comme elle choque ma raison et déplaît à mon cœur ! Quand l'athéisme voudra des martyrs, qu'il le dise, et mon sang est tout prêt.
Détestons ces horreurs, chère fille ; que les outrages les mieux constatés cimentent le mépris qui leur est si bien dû. A peine avais-je les yeux ouverts que j'abhorrais ces rêveries grossières : je me fis dès lors une loi de les fouler aux pieds... un serment de n'y plus revenir. Imite-moi, si tu veux être heureuse ; déteste, abjure, profane, ainsi que moi, et l'objet odieux de ce culte effrayant, et ce culte lui-même, créé pour des chimères, fait, comme elles, pour être avili de tout ce qui prétend à la sagesse. Mais, vous disent à cela les sots, plus de morale, si vous n'avez plus de religion. Imbéciles ! quelle est-elle donc, cette morale que vous prêchez ? Je n'en connais qu'une, moi, mon enfant, celle de se rendre heureux, n'importe aux dépens de qui ; celle de ne se rien refuser de tout ce qui peut augmenter notre bonheur ici-bas, fallût-il même, pour y réussir, troubler, détruire, absorber absolument celui des autres. La nature, qui nous fit naître seuls, ne nous commande nulle part de ménager notre prochain : si nous le faisons, c'est par politique ; je dis plus, c'est par égoïsme. Nous ne nous nuisons point, de peur qu'on nous nuise ; mais celui qui sera assez fort pour pouvoir nuire sans craindre le retour, nuira beaucoup, s'il n'écoute que ses penchants, parce qu'il n'en est aucun de plus caractérisé, de plus violent dans l'homme que celui de faire du mal et de despotiser. Ces mouvements nous viennent de la nature ; la seule obligation de vivre en société les modifie. Mais cette nécessité où la civilisation nous met de nous contraindre n'érige pas cette contrainte en vertu ; elle n'empêche pas que la volupté la plus grande pour l'homme existe à en franchir toutes les lois.
N'est-ce pas une ridiculité, je le demande, que d'oser dire qu'il faut aimer les autres hommes comme soi-même ? et ne reconnaît-on pas, à l'absurdité de ce commerce, toute la faiblesse d'un législateur fourbe et pauvre ? Eh ! que m'importe à moi le sort de mes semblables, pourvu que je me délecte ? En quoi tiens-je à cet individu, si ce n'est par les formes ? Or, je vous prie de me dire s'il faut que j'aime un être seulement parce qu'il existe, ou qu'il me ressemble, et que, sous ces uniques rapports, je le préfère subitement à moi. Si c'est là ce que vous appelez de la morale, en vérité, Justine, votre morale est bien ridicule ; et ce que je puis faire de mieux est, en l'assimilant à votre religion absurde, de la mépriser également. Il n'est qu'un motif qui puisse engager raisonnablement un homme à contraindre ses goûts, ses habitudes ou ses penchants, pour plaire à un autre homme. Je le répète, s'il le fait, c'est par faiblesse ou par égoïsme ; il ne le fera jamais, s'il est le plus fort. D'où je conclus que toutes les fois que la nature donnera plus de puissance ou plus de moyens à un autre qu'à moi, cet être fera très bien de me sacrifier à ses penchants, tout comme il peut être sûr que je ne le ménagerai pas, si c'est moi qui l'emporte, parce que, se rendre heureux, abstraction faite de toute considération de quelque espèce qu'on puisse la supposer, est, en un mot, la seule et unique loi que nous impose la nature. Je connais toute l'étendue de ce principe ; je sais jusqu'à quel point il peut conduire les hommes. Mais des hommes à qui je n'assigne d'autres barrières que celles de la nature, peuvent aller impunément à tout, et, s'ils sont vraiment raisonnables, ils ne mettront jamais à leurs actions d'autres bornes que leurs désirs, que leurs volontés, leurs passions. Ce qu'on nomme vertu est un être chimérique pour moi ; ce mode insignifiant et mobile, qui varie de climat en climat, ne m'inspire aucune grande idée. La vertu d'un peuple ne sera jamais que celle de son sol ou de ses législateurs ; celle de l'homme vraiment philosophe doit être la jouissance de ses désirs, ou le résultat de ses passions. Le mot crime, également arbitraire, ne m'en impose pas davantage. Il n'est, à mes yeux, de crime à rien, parce qu'il n'est aucune des actions que vous nommez criminelles, qui n'ait été jadis couronnée quelque part. Dès qu'aucune action ne peut être universellement regardée comme crime, l'existence du crime, purement géographique, devient absolument nulle, et l'homme qui s'abstient d'en commettre, quand il en a reçu le penchant de la nature, n'est qu'un sot qui s'aveugle à plaisir sur les premières impressions de cette nature, dont il méconnaît les principes. Ô Justine ! mon unique morale consiste à faire absolument tout ce qui me plait, à ne jamais rien refuser à mes désirs. Mes vertus sont vos vices, mes crimes vos bonnes actions ; ce qui vous semble honnête est vraiment détestable à mes yeux ; vos bonnes œuvres me font horreur. Et si je n'en suis pas encore, comme Cœur-de-Fer, au point d'aller assassiner sur les grands chemins, ce n'est pas que je n'en aie souvent conçu le désir ; ce n'est pas que, par unique volupté, je ne l'aie peut-être exécuté quelquefois ; mais c'est que je suis riche, Justine, et que je peux jouir et faire pour le moins autant de mal, sans me donner autant de peines, et sans courir autant de dangers.
La sensible Justine réfutait mal des argument de cette force ; mais ses larmes coulaient en abondance. C'est la ressource du faible, en se voyant ravir la chimère qui le consolait. Il n'ose la rééditer aux yeux du philosophe qui la pulvérise ; mais il la regrette ; le vide l'effraie ; n'ayant pas, comme l'homme puissant, les doux plaisirs du despotisme, il frémit du rôle d'esclave, et le voit d'autant plus horrible que son tyran n'a plus de frein.
Chaque jour Bressac employait à peu prés les mêmes armes pour tâcher de corrompre Justine ; mais il ne pouvait en venir à bout. Le pauvre tient à la vertu par besoin ; la fortune, en lui refusant les moyens du crime, lui ôte en même temps tout intérêt à secouer le joug qu'il ne verrait ravir à la société qu'aux dépens de sa triste existence. Voilà tout le secret de la vertueuse misère.
Madame de Bressac, remplie de sagesse et de piété, n'ignorait pas que son fils légitimait, par des systèmes indestructibles, tous les vices dont il se souillait ; elle en répandait, des larmes bien amères dans le sein de la tendre Justine ; lui trouvant de l'esprit de la sensibilité, et cet âge naïf où la vertu séduit et trompe à la fois les hommes, elle aimait à lui confier ses chagrins.
Il n'était pourtant plus de bornes aux mauvais procédés de son fils pour elle ; le comte était au point de ne plus se cacher. Non seulement il avait entouré sa mère de toute cette canaille servant à ses plaisirs ; mais il avait même porté l'insolence et le délire, au point de déclarer à cette femme respectable que si elle s'avisait encore de contrarier ses goûts, il la convaincrait des charmes dont ils étaient accompagnés, en s'y livrant à ses yeux mêmes.
C'est où l'exactitude dont nous nous sommes fait une loi pèse horriblement à notre cœur vertueux. Mais il faut peindre ; nous avons promis d'être vrai ; toute dissimulation, toute gaze deviendrait une lésion faite à nos lecteurs, de qui l'estime nous est plus chère que tous les préjugés de la décence.
Madame de Bressac, dont l'usage était de venir tous les ans faire ses pâques à la paroisse de sa terre, et parce qu'elle y était plus tranquille, et parce que le pasteur de ce village plaisait mieux à son âme douce et peut-être un peu timorée, madame de Bressac, disons-nous, venait d'arriver dans cette intention, et n'avait amené, pour ce voyage, que deux ou trois valets, et Justine. Mais son fils, peu sensible à ces considérations, et n'ayant pas le projet de s'ennuyer pendant que sa mère allait s'extasier devant un Dieu de pain, auquel il ne croyait guère, avait à peu près mené le même train qu'à tous les voyages : valets de chambre, laquais, coureurs, secrétaire, jockeys, tout, en un mot, ce qui servait ordinairement ses plaisirs. Ce peu d'égards donna de l'humeur à madame de Bressac. Elle osa représenter à son fils que, pour une course de huit jours, ce n'était pas la peine d'avoir tant de monde. Et, sur l'insouciance du jeune homme à d'aussi sages représentations, elle employa le ton d'autorité.
- Écoute, dit Bressac à Justine, devenue très à contrecœur dans cette occasion l'organe des volontés de sa maîtresse, va dire à ma mère que le ton qu'elle prend avec moi me déplaît, qu'il est temps que je l'en corrige et que malgré les bonnes œuvres, les devoirs pieux dont elle s'est acquittée ce matin avec toi (car je sais qu'en dépit de ce que j'ai fait pour te persuader des ridicules de la religion chrétienne, il n'est pas de jour où tu n'en remplisses les infâmes devoirs), que malgré tout cela, dis-je, je vais dans un instant lui donner une petite leçon sous tes yeux, dont j'espère qu'elle profitera pour ne plus me faire de remontrances.
- Oh ! monsieur.
- Obéis, et ne t'avise jamais de répliquer quand c'est de moi que tu reçois des ordres.
Le château se ferme ; deux gardes, laissés au dehors, ont ordre de dire à tous ceux qui se présenteront, que madame vient de retourner à Paris.
Et Bressac remontant dans l'appartement de sa mère, avec son fidèle Jasmin, un autre de ses gens nommé Joseph, beau comme un ange, insolent comme le bourreau, et membré comme Hercule.
- Madame, lui dit-il en entrant, il faut que je vous tienne enfin la parole que je vous ai donnée de vous faire juger par vous-même de l'excès des plaisirs qui me transportent quand je me livre à la bougrerie, afin que vous ne cherchiez plus à les traverser désormais.
- En vérité, mon fils...
- Taisez-vous, madame ; ne vous imaginez pas que cette qualité illusoire de mère vous laisse aucun droit sur moi. Ce n'est pas un titre à mes yeux que de vous être fait foutre pour me mettre au monde ; et ces liens absurdes de la nature n'ont aucune puissance sur des âmes, comme la mienne, Vous allez voir de quoi il s'agit, madame ; quand vous aurez jugé mes plaisirs, je suis persuadé que vous les respecterez, vous les trouverez trop piquants pour oser me les interdire ; et, pénétrée de votre injustice, vous préférerez, je l'espère, les doux effets de mes passions à ceux de votre ridicule autorité.
Bressac, en disant cela, ferme portes et fenêtres ; puis, s'approchant du lit sur lequel sa mère venait de se jeter un instant pour se reposer des saintes fatigues du matin, il saisit brutalement la dame, ordonne à Joseph de la contenir sous ses yeux, et se fait enculer tout près d'elle par Jasmin.
- Observez, madame, disait le scélérat, observez avec soin ces mouvements, je vous conjure, regardez l'extase où me plongent les élans vigoureux de mon fouteur ; voyez mon vit, comme il se dresse... Attendez, tout en vous contenant d'une main, Joseph peut me branler de l'autre et faire dégorger sur vos cuisses charnues le sperme que vont décider les haut-le-corps de mon amant ; vous serez mouillée de mon foutre, madame, vous en serez inondée ; cela vous rappellera l'heureux temps où mon très honoré père vous en barbouillait le nombril... Mais que vois-je, Justine ! tu te détournes ; place-toi comme ta maîtresse, et contiens-la comme Joseph.
Il n'est pas aisé de peindre à la fois ce qu'éprouvaient ici nos différents personnages. L'infortunée Justine pleurait en obéissant ; madame de Bressac se dépitait ; Joseph, enflammé de libertinage, donnait l'essor à un vit monstrueux, qui n'attendait pour se nicher que de trouver une place vide ; Jasmin foutait comme un dieu ; et le méchant Bressac, en dévorant avec volupté les larmes de sa mère, paraissait prêt à la couvrir de foutre.
- Un moment, dit-il, en se retirant, je crois qu'on peut ajouter ici quelques épisodes. Joseph, prends ces verges, et fais-moi le plaisir d'étriller ma mère devant moi ; ne la ménage pas, je t'en prie. Vous Justine, venez me branler, et dirigez bien à plomb mon foutre sur les fesses de votre patronne, en observant de ménager vos secousses, afin que les flots n'éjaculent qu'au moment où ce cul respectable sera suffisamment ensanglanté par les soins de mon cher Joseph, qui, j'espère n'épargnera pas madame, et la traitera d'autant plus rigoureusement, qu'il est essentiel de joindre un peu de macérations aux bonnes œuvres dont elle s'est sanctifiée ce matin.
Hélas ! tout se dispose et s'exécute avec rigueur, Madame de Bressac a beau crier, le cruel Joseph la déchire ; elle est en sang ; et Jasmin, qui décharge avant celui qu'il sodomise, va fouetter à son tour la pauvre maman, pendant que Joseph vient enculer son maître, et que Justine, avec autant de pudeur que de maladresse, continue de le masturber de son mieux.
- Monsieur ! oh ! monsieur, s'écrie madame de Bressac, vous me faites une insulte que je n'oublierai de la vie.
- Je l'espère, madame ; mon intention est que vous vous souveniez de cette scène, afin que vous ne me mettiez plus à l'avenir dans le cas de la renouveler.
Et en ce moment, comme le derrière de madame de Bressac se trouvait étonnamment écorché, que notre libertin, pressé par tout le sel de cette scène piquante, ne pouvait plus se contenir
- Vos fesses !... vos fesses !... madame, s'écrie-t-il ; je sens qu'il est nécessaire de pousser encore les choses plus loin, et je prétends, en votre faveur, faire un effort unique. Ce cul très blanc et beaucoup plus beau que je ne l'aurais cru me détermine à une infidélité... mais il faut que je le fustige avant.
Le scélérat prend les verges ; il déchire sa mère, pendant que l'on continue de le foutre ; puis, jetant les instruments de ce supplice, et s'engloutissant dans l'anus :
- Oui, en vérité, madame, lui dit-il, oui, d'honneur, c'est un effort, c'est un pucelage. Oh ! foutre, qu'il est divin, d'enculer sa mère ! Approchez, Justine, approchez, puisque je suis en train d'outrager mon culte ! venez partagez l'offense, faites-moi manier vos fesses.
Justine rougit ; mais comment résister à ce qu'on aime ? N'est-ce pas toujours une faveur que la pauvre fille en obtient ? Son cul mignon s'offre aux intempérances de tous ces libertins ; tous le palpent et l'admirent à l'envie. Elle est condamnée à poursuivre son opération masturbante ; il faut qu'elle branle la racine de ce vit niché dans le cul maternel, et de ses doigts délicats s'échappent enfin des torrents de sperme dans les entrailles de madame de Bressac qui s'évanouit à cette horreur.
Le jeune homme sort sans s'inquiéter de l'état de la respectable femme qu'il vient d'outrager, et Justine s'enferme avec elle pour la consoler, s'il se peut.
Nos lecteurs imaginent facilement ici que cette conduite faisait frémir notre malheureuse héroïne, et qu'elle tâchait d'en résoudre des motifs personnels pour étouffer dans son âme la terrible passion dont elle était travaillée ; mais l'amour est-il donc un mal dont on puisse guérir ? Tout ce qu'on cherche à lui opposer n'attise que plus vivement sa flamme ; le perfide Bressac ne paraissait jamais plus aimable aux yeux de cette pauvre fille, que quand sa raison avait réuni devant elle tout ce qui devait l'engager à le haïr.