Chapitre V

PROJET D'UN CRIME EXÉCRABLE - EFFORTS POUR LE PRÉVENIR - SOPHISMES DE CELUI QUI LE CONÇOIT - PRÉLIMINAIRES, EXÉCUTION DE CETTE HORREUR - JUSTINE S'ÉCHAPPE

Il y avait deux ans que Justine était dans cette maison, toujours persécutée par les mêmes chagrins, toujours consolée par le même espoir, lorsque l'infâme Bressac, se croyant à la fin sûr d'elle, osa lui dévoiler ses perfides desseins.
On était pour lors à la campagne, et Justine seule auprès de sa maîtresse, la première femme ayant obtenu de passer l'été à Paris pour quelques affaires de son mari. Un soir, peu après que cette belle fille fût retirée, tout à coup Bressac frappe à la porte et la prie de le laisser un instant causer avec elle : hélas ! tous ceux que lui accordait le cruel auteur de ses maux lui paraissaient trop précieux pour qu'elle osât en refuser aucun. Il entre, ferme avec soin la porte, et se jetant à ses côtés, dans un fauteuil :
- Écoute-moi, Justine, lui dit-il, avec un peu d'embarras ; j'ai des choses de la plus grave conséquence à te dire ; jure-moi que tu n'en révéleras jamais rien.
- Oh ! monsieur, pouvez-vous me croire capable d'abuser de votre confiance ?
- Tu ne sais pas ce que tu risquerais si tu venais à me prouver que je me suis trompé en te l'accordant.
- Le plus affreux de tous mes chagrins serait de l'avoir perdue, et je n'ai pas besoin de plus grandes menaces.
- Ma chère, poursuivit Bressac, en saisissant les mains de Justine, cette mère que je déteste, eh bien ! je l'ai condamnée à mort... et c'est toi qui dois me servir...
- Moi ! s'écria Justine, en reculant d'horreur... N'espérez pas.. Oh ! monsieur, avez-vous pu concevoir un semblable projet ! Non, non, disposez de ma vie s'il vous la faut ; mais n'imaginez jamais obtenir la complicité du crime affreux que vous avez conçu.
- Écoute, Justine, poursuivit Bressac, en la ramenant avec douceur, je me suis bien douté de tes répugnances ; mais, comme tu as de l'esprit, je me suis flatté de les vaincre, de te prouver que ce crime qui te paraît si énorme, n'est au fond qu'une chose toute simple.
Deux forfaits s'offrent ici, Justine, à tes yeux peu philosophiques : la destruction d'une créature qui nous ressemble, et le mal dont cette destruction s'augmente, selon toi, quand cette créature nous tient d'aussi près. A l'égard du crime de la destruction de son semblable, sois-en certaine, chère fille, ce crime est purement chimérique : le pouvoir de détruire n'est pas accordé à l'homme ; il a tout au plus celui de varier des formes, mais il n'a pas celui de les anéantir. Or, toute forme est égale aux yeux de la nature ; rien ne se perd dans le creuset immense où ses variations s'exécutent ; toutes les portions de matière qui y tombent en rejaillissent incessamment sous d'autres figures ; et, quels que soient nos procédés sur cela, aucun ne l'outrage sans doute, aucun ne saurait l'offenser. Nos destructions raniment son pouvoir ; elles entretiennent son énergie, mais aucune ne l'atténue ; elle n'est contrariée par aucune. Et qu'importe à sa main créatrice que cette masse de chair conformant aujourd'hui l'individu bipède, se produise demain sous la forme de mille insectes différents ! Osera-t-on dire que la construction de cet animal à deux pieds lui coûte plus que celle du vermisseau, et qu'elle doit y prendre un plus grand intérêt ? Si donc ce degré d'attachement, ou bien plutôt d'indifférence, est le même, que peut lui faire que, par le glaive d'un homme, un autre homme soit changé en mouche ou en herbe ? Quand on m'aura convaincu de la sublimité de notre espèce, quand on m'aura démontré qu'elle est tellement importante à la nature, que nécessairement ses lois s'irritent de cette transmutation, je pourrai croire alors que le meurtre est un crime ; mais quand l'étude la plus réfléchie m'aura prouvé que tout ce qui végète sur ce globe, le plus imparfait des ouvrages de la nature, est d'un égal prix à mes eux, je n'admettrai jamais que le changement d'un de ces êtres en mille autres, puisse en rien déranger ses vues. Je me dirai : Tous les animaux, toutes les plantes croissant, se nourrissant, se détruisant, se reproduisant par les mêmes moyens, ne recevant jamais une mort réelle, mais une simple variation dans ce qui les modifie, tous, dis-je, paraissant aujourd'hui sous une forme, et quelques années après sous une autre, peuvent, au gré de l'être qui veut les mouvoir, changer mille et mille fois dans un jour, sans qu'aucune loi de la nature en soit un instant affectée. Que dis-je ! sans que ce transmutateur ait produit autre chose qu'un bien, puisqu'en décomposant des individus dont les bases redeviennent nécessaires à la nature, il ne fait que lui rendre, par cette action improprement appelée criminelle, l'énergie créatrice dont le prive nécessairement celui qui, par une stupide indifférence, n'ose entreprendre aucun bouleversement. C'est le seul orgueil de l'homme qui érigea le meurtre en crime : cette vaine créature s'imaginant être la plus sublime du globe, se croyant la plus essentielle, partit de ce faux principe pour assurer que l'action qui la détruisait ne pouvait qu'être horrible ; mais sa vanité, sa démence ne change rien aux lois de la nature ; il n'y a point d'être qui n'éprouve au fond de son cœur le désir le plus véhément d'être défait de ceux qui le gênent, ou dont la mort peut lui être avantageuse ; et de ce désir à l'effet, Justine, imagines-tu que la différence soit bien grande ? Or, si ces impressions nous viennent de la nature, est-il présumable qu'elles l'irritent ? Nous inspirerait-elle ce qui la dégraderait ? Ah ! tranquillise-toi, chère fille : nous n'éprouvons rien qui ne lui serve. Tous les mouvements qu'elle place en nous sont les organes de ses lois ; les passions de l'homme ne sont que les moyens quelle emploie pour accélérer ses desseins. A-t-elle besoin d'individus ; elle nous inspire l'amour : voilà des créations. Les destructions lui deviennent-elles nécessaires ; elle place dans nos cœurs la vengeance, l'avarice, la luxure, l'ambition : voilà des meurtres. Mais elle a toujours travaillé pour elle, et nous sommes devenus, sans nous en douter, les débiles agents de ses moindres caprices.
Tout dans l'univers est subordonné aux lois de la nature. Si d'un côté les éléments agissent sans aucun égard aux intérêts particuliers des hommes, de même les hommes sont livrés à leurs propres jugements dans les différents chocs de la matière et peuvent employés toutes les facultés dont ils sont doués, à pourvoir à leur conservation et à leur bonheur. Comment ose-t-on dire, d'après cela, qu'un homme qui se défait, ou de celui qui l'a outragé, ou de celui que ses passions condamnent, puisse encourir, par ce procédé, l'indignation de la nature, qui elle-même lui a suggéré ce mouvement ? Comment peut-on dire, qu'aveugle instrument des volontés de la nature, il puisse en usurper les droits ? Disons-nous qu'elle s'est réservé, d'une manière spéciale, celui de disposer de la vie des hommes, et qu'elle n'a pas soumis cet événement, ainsi que les autres, aux lois générales par lesquelles sa main règle l'univers ? La vie de l'homme, persuadons-nous le bien, dépend des mêmes lois que celle des animaux ; l'une et l'autre de ces existences sont soumises aux lois générales de la matière et du mouvement. Or, comment ose-t-on dire que l'homme peut disposer de la vie des bêtes et qu'il ne le peut de celle de son semblable ! Comment légitimer ces sophismes autrement que par les plus absurdes raisonnements de l'amour-propre et de l'orgueil ! Tous les animaux, abandonnés dans le monde à leur propre prudence, sont tous également, à leur tour, tantôt victimes et tantôt meurtriers ; ils ont tous également reçu de la nature le droit d'altérer les opérations de cette nature, autant que leur facultés peuvent le leur permettre. Rien n'existerait dans l'univers sans l'exercice absolu de ce droit : tous les mouvements, toutes les actions des hommes changent l'ordre de quelque portion de la matière, et détournent de leur cours usité les lois générales du mouvement. En rapprochant ces conséquences, nous trouverons donc que la vie de l'homme dépend des lois générales du mouvement et que ce n'est point outrager la nature que de troubler ou que d'altérer ces lois générales, en quelque manière que ce puisse être. Il est donc clair que, d'après cela, chaque homme a le droit de disposer de la vie de son semblable et d'user librement d'une puissance que lui a déléguée la nature. Il n'y a que les lois qui n'ont pas ce privilège, et cela, pour deux excellentes raisons. La première, parce que leurs motifs ne sont pas puisés dans l'égoïsme, la plus puissante et la plus légitime de toutes les excuses ; la seconde, parce qu'elles agissent toujours de sang-froid et de leur propre gré, au lieu que le meurtrier est toujours entraîné par ses passions, toujours l'aveugle instrument des volontés d'une nature qui le fait agir malgré lui. D'où il résulte que le spectacle de l'exécution d'un criminel n'offre à l'œil philosophique qui l'observe, que le crime, où les sots respectent la loi ; et, dans l'autre cas, que la justice, où ils n'aperçoivent que le forfait et l'infamie [Que font les lois en punissant l'infracteur du pacte social ? Elles vengent des intérêts particuliers. Si le crime qu'elles commettent alors en ma faveur est nul, celui que je commettrai dans les mêmes vues doit assurément l'être de même].
Ô Justine ! persuade-toi donc bien que la vie du plus sublime des hommes n'est pas à la nature d'une plus grande importance que celle d'une huître, et qu'elle nous est abandonnée tout de même. Si la nature s'était réservé le soin particulier de disposer de la vie des hommes, de manière que ce fût usurper son droit que d'oser en jouir comme elle, il serait aussi mal d'agir pour se conserver que pour se détruire, et l'action que je ferais en détournant la pierre prête à écraser mon voisin, deviendrait aussi criminelle que celle que je commettrais en lui enfonçant un poignard dans le sein ; de ce moment je troublerais les lois de la nature ; de ce moment je m'arrogerais ses droits, en prolongeant au-delà du terme une vie dont sa main puissante avait marqué les limites. Un cheveu, une mouche, un insecte suffit à détruire cet être puissant, dont la vie nous parait d'une si grande importance. Y a-t-il donc une absurdité à croire que nos passions puissent de même disposer légitimement d'une chose dépendante de causes si frivoles ? Ces passions ne sont-elles pas des agents de la nature, comme l'insecte qui tue l'homme, ou la plante qui l'empoisonne ? et ne sont-elles pas également dirigées par les mêmes volontés de la nature ? Eh quoi ! je ne serais pas coupable en arrêtant, si j'en avais le pouvoir, le cours du Nil ou du Danube, et je le serais en détournant quelques onces de sang de leurs canaux naturels ? Quelle imbécillité ! Il n'y a aucun être dans le monde qui ne tienne de la nature toute la puissance, toutes les facultés dont il jouit ; il n'en est aucun qui, par une action, quelque étendue qu'elle soit, quelque irrégulière qu'elle paraisse, puisse empiéter sur les plans de la nature, puisse troubler l'ordre de l'univers. Les opérations de ce scélérat sont l'ouvrage de la nature, comme la chaîne des événements qu'il croit déranger ; et quel que soit le principe qui le fasse agir, nous pouvons, par cette raison même, le regarder comme celui que la nature favorise davantage. Rien de ce qui met nos forces en activité ne saurait outrager celle de qui nous tenons ces forces, parce qu'il n'est ni présumable, ni possible, qu'elle nous en ait donné au-delà de ce qui peut la servir : certes, nous n'avons sûrement pas reçu d'elle la dose nécessaire à lui nuire. Quand l'individu que j'aurai désorganisé sera mort, les éléments qui le forment ne tiendront-ils pas toujours leur place dans l'univers et ne seront-ils pas tout aussi utiles dans la grande machine, que lorsqu'ils composaient l'être que j'ai détruit ? Que cet homme soit mort ou qu'il soit vivant, rien ne change dans l'univers, rien n'en est distrait. C'est donc un véritable blasphème que d'oser dire qu'une chétive créature comme nous puisse, en quoi que ce soit, troubler l'ordre du monde, ou usurper l'office de la nature ; c'est lui supposer un pouvoir qu'il serait impossible que lui transmit cette mère commune. L'homme est isolé dans le monde ; le fer qui le poignarde n'atteint matériellement que lui ; celui qui dirige ce fer ne trouble en rien les lois d'une société à laquelle la victime n'était liée que moralement. En convenant une minute, si vous le voulez, que l'obligation de faire le bien soit perpétuelle, elle doit nécessairement avoir quelque borne : le bien qui résultait pour la société de l'existence qu'il m'a plu de troubler, n'équivalait certainement pas aux maux que je ressentais de la prolongation des jours de cet homme ; pourquoi donc allongerai-je ses jours ; quand ils sont d'une si médiocre importance pour les autres, et d'un poids si funeste pour moi ? Je vais plus loin. Si le meurtre est un mal, il l'est dans tous les cas, dans toutes les suppositions ; alors les souverains, les nations qui exposent la vie des hommes pour leurs passions ou pour leurs intérêts, toutes ces mains, en un mot, qui dirigent sur lui des glaives homicides, sont toutes également criminelles, ou toutes également innocentes [Ce qui a été dit des lois, tout à l'heure, les fait rentrer dans cette hypothèse]. Si elles sont criminelles je puis l'être à leur exemple ; car la somme des passions et des intérêts d'une nation n'est que le résultat des intérêts et des passions particulières ; et il ne doit être permis à une nation de tout sacrifier à ses intérêts ou à ses passions, qu'autant qu'elle sera assez juste pour permettre que les individus qui la composent puissent, dans de pareils cas, faire des sacrifices égaux. Embrassons-nous la seconde branche de l'hypothèse ; toutes ces actions sont-elles innocentes ; que risquerai-je alors de m'en souiller toutes les fois que mon plaisir ou mon intérêt l'exigeront ? et de quel œil regarderai-je l'individu qui osera les trouver criminelles ?
Eh ! non, non, Justine, la nature ne laisse pas dans nos mains la possibilité des crimes qui troubleraient son économie. Peut-il tomber sous le sens que le plus faible ait la puissance d'offenser le plus fort ? Que sommes-nous relativement à la matière ? Peut-elle, en nous créant, avoir placé dans nous ce qui serait capable de lui nuire ? Cette imbécile supposition s'accorde-t-elle avec la manière sublime et sûre dont nous la voyons parvenir à ses fins ? Ah ! si le meurtre n'était pas une des actions de l'homme qui remplisse le mieux ses intentions, permettrait-elle qu'il s'opérât ? L'homme ne serait-il pas impassible aux coups de l'homme ? Peut-elle s'offenser de voir l'homme faire à son semblable ce qu'elle lui fait elle-même tous les jours ? Puisqu'il est démontré qu'elle ne peut se reproduire que par des destructions, n'est-ce pas agir d'après ses vues que de les multiplier sans cesse ? n'est-ce pas lui être agréable, que de coopérer à ses plans ? Et sous ce rapport, l'homme qui se livrera le plus ardemment et le plus souvent au meurtre, ne sera-t-il pas celui qui la servira le mieux, puisqu'il deviendra celui qui remplira le plus énergiquement des desseins qu'elle manifeste à tous les instants ? La première et la plus belle qualité de la nature est le mouvement qui l'agite sans cesse ; mais ce mouvement n'est qu'une suite perpétuelle de crimes ; ce n'est que par des crimes qu'elle le conserve ; elle ne vit, elle ne s'entretient, elle ne se perpétue qu'à force de destructions. L'être qui en produira davantage, celui qui lui ressemblera le mieux, celui qui sera le plus parfait, sera donc infailliblement celui dont l'agitation la plus active deviendra la cause d'un plus grand nombre de crimes ; celui qui, sans aucun effroi, sans aucune retenue, sacrifiera indistinctement tout ce que son intérêt ou ses passions pourront lui présenter de victimes, de quelque genre ou de quelque nature que ce puisse être. Tandis, je le répète, que l'être inactif ou indolent, c'est-à-dire l'être vertueux, doit être à ses regards le moins parfait sans doute, puisqu'il ne tend qu'à l'apathie, qu'à la tranquillité, qui replongerait incessamment tout dans le chaos, si son ascendant l'emportait. Il faut que l'équilibre se conserve : il ne peut être que par des crimes. Les crimes servent donc la nature. S'ils la servent, si elle les exige, si elle les désire, peuvent-ils l'offenser ? Et qui peut l'être, si elle ne l'est pas ?
Mais la créature que je détruis est ma mère. C'est donc sous ce second rapport que nous allons examiner le meurtre.
On ne saurait douter assurément que la volupté attendue par la mère, dans l'acte conjugal, ne soit l'unique motif qui l'y détermine. Ce fait établi, je demande par où la reconnaissance peut naître dans le cœur du fruit de cet acte égoïste. La mère, en s'y livrant, a-t-elle alors travaillé pour elle ou pour son enfant ? Je ne crois pas qu'une telle chose puisse se mettre en question. Cependant l'enfant naît ; la mère le nourrit. Sera-ce dans cette seconde opération que nous découvrirons le motif du sentiment de reconnaissance que nous cherchons ? Assurément non. Si la mère rend ce service à son enfant, ne doutons point qu'elle n'y soit entraînée par le sentiment naturel qui la porte à se dégager d'une sécrétion, qui, sans cela, pourrait lui devenir dangereuse ; elle imite les femelles des bêtes que le lait tuerait comme elle, si, comme elles, ce procédé ne l'en dégageait aussitôt. Or, les unes et les autres peuvent-elles s'en dégager autrement qu'en le laissant sucer à l'animal qui le désire, et qu'un autre mouvement naturel rapproche également du sein ? Ainsi, ce n'est point un service que la mère rend à l'enfant quand elle le nourrit ; c'est, au contraire, celui-ci qui en rend un très grand à sa mère, obligée sans cela d'avoir recours à des moyens artificiels, qui la plongeraient bientôt au cercueil. Voici donc l'enfant né et nourri, sans que nous ayons encore découvert, ni dans l'une ni dans l'autre de ces opérations, aucun motif de reconnaissance envers celle qui lui donna le jour, et qui le lui conserve. Me parlerez-vous des soins qui suivent ceux de l'enfance ? Ah ! n'y voyez d'autres motifs que ceux de l'orgueil de la mère. Ici la nature muette ne lui commande pas plus qu'elle ne le fait aux autres femelles animales. Au-delà des soins nécessaires à la vie de l'enfant, et la santé de la mère, mécanisme qui n'est pas plus extraordinaire que celui du mariage de la vigne à l'ormeau ; au-delà de ces soins, dis-je, la nature ne dicte plus rien, et la mère peut abandonner l'enfant. Il s'élèvera et se fortifiera sans elle ; ses secours sont absolument superflus : ceux des animaux souffrent-ils dès qu'ils ont quitté le téton ? C'est par habitude, par vanité ; que les femmes prolongent ces soins ; et, loin d'être utiles à l'enfant, ils affaiblissent son instinct, ils le dégradent, ils lui font perdre son énergie ; on dirait qu'il a toujours besoin d'être conduit. Je vous demande maintenant si, parce que la mère continue de prendre des soins dont l'enfant peut se passer, et qui ne sont avantageux qu'à elle, cet enfant doit se tenir engagé par la reconnaissance. Quoi ! je devrais quelque chose à quelqu'un, parce que ce quelqu'un a fait pour moi ce dont je puis me passer à merveille, et ce dont lui seul a besoin ? Vous conviendrez qu'une telle façon de penser serait une affreuse extravagance. Voilà donc l'enfant parvenu à l'âge de puberté, sans que nous ayons encore aperçu dans lui le plus léger motif de gratitude pour sa mère ; que résultera-t-il de ses réflexions, s'il en fait alors ? Ose-t-on le dire : de l'éloignement, de la haine pour celle qui lui a donné le jour. Elle lui a transmis ses infirmités, les mauvaises qualités de son sang, ses vices, une existence, enfin, qu'il n'a reçue que pour être malheureux. Y a-t-il là, je vous le demande, de très grands motifs de reconnaissance, et n'en voyez-vous pas bien plutôt de la plus forte antipathie ? Il est donc clair que dans toutes les occasions de sa vie, où l'enfant sera le maître de disposer des jours de sa mère, il le pourra sans le plus petit scrupule, il le devra même décidément, parce qu'il ne peut que détester une telle femme ; que la vengeance est le fruit de la haine, et le meurtre, le moyen de la vengeance. Qu'il immole donc sans pitié cet individu auquel il s'imagine à tort devoir autant d'obligations ; qu'il déchire, sans aucun égard, ce sein qui l'a nourri ; il ne fera pas un mal plus grand que celui qu'il commettrait avec une autre créature, et plus léger, sans doute, s'il n'a pas avec cette autre créature autant de raisons de haine et d'éloignement qu'avec celle-ci. Les animaux marchandent-ils autant les êtres dont ils tiennent la vie ? Ils en jouissent, ils les immolent ; et la nature ne dit mot. Mesurez tous les autres prétendus devoirs de l'homme à celui-là ; toisez-les tous à ces réflexions ; et prononcez ensuite sur vos prétendus devoirs envers votre père, votre femme, votre époux, vos enfants, etc. Une fois bien pénétré de cette philosophie, vous verrez que vous êtes seul dans l'univers ; que tous les liens chimériques que vous vous êtes forgés sont l'ouvrage des hommes, qui, naturellement nés faibles, cherchent à s'étayer de ces liens. Un fils croit avoir besoin de son père ; le père, à son tour, s'imagine avoir besoin de son fils ; voilà le ciment de ces prétendus liens, de ces devoirs sacrés ; mais je défie qu'on les trouve dans la nature. Laisse donc là tes préjugés, Justine, et sers-moi ; ta fortune est faite.
- Oh ! monsieur, répondit cette pauvre fille tout effrayée, cette indifférence que vous supposez dans la nature, n'est encore ici que le résultat des sophismes de votre esprit. Écoutez plutôt votre cœur, et vous entendrez comme il condamnera tous ces faux arguments du vice et du libertinage ; ce cœur, au tribunal duquel je vous renvoie, n'est-il donc pas le sanctuaire où cette nature que vous outragez, veut qu'on l'écoute et qu'on le respecte ? Si elle y grave la plus forte horreur pour le crime que vous méditez, m'accorderez-vous qu'il est condamnable ? Les passions, je le sais, vous aveuglent à présent ; mais aussitôt qu'elles se tairont, à quel point le remords vous rendra malheureux : plus est active votre sensibilité, plus l'aiguillon du repentir vous tourmentera. Oh ! monsieur, conservez, respectez les jours de cette tendre et précieuse amie ; ne la sacrifiez point, vous en péririez de désespoir. Chaque jour, à chaque instant, vous la verriez devant vos yeux, cette mère chérie qu'aurait plongée dans le tombeau votre aveugle fureur ; vous entendriez sa voix plaintive, prononcer encore ces doux noms qui faisaient la joie de votre enfance ; elle apparaîtrait dans vos veilles, elle vous tourmenterait dans vos songes, elle ouvrirait de ses doigts sanglants les blessures dont vous l'auriez déchirée. Pas un moment fortuné dès lors ne luirait pour vous sur la terre ; tous vos plaisirs seraient souillés, toutes vos idées se troubleraient ; une main céleste, dont vous méconnaissez le pouvoir, vengerait les jours que vous auriez détruits, en empoisonnant tous les vôtres. Et, sans avoir joui de vos forfaits, vous péririez du regret mortel d'avoir osé les accomplir.
Justine était en larmes en prononçant ces derniers mots ; elle était à genoux aux pieds de cet homme féroce, qui l'écoutait avec un air mêlé de rage et de mépris ; elle le suppliait, par tout ce qu'il pouvait avoir de plus sacré, d'oublier un projet infâme qu'elle lui jurait de cacher toute sa vie. Mais elle ne connaissait pas le monstre auquel elle avait affaire ; elle ne savait pas, l'innocente créature, à quel point les passions étayent et fortifient le crime dans une âme telle que celle de Bressac ; elle ignorait que tout ce que la vertu, la sensibilité peuvent inspirer dans pareille circonstance, devient, dans le cœur du scélérat, comme autant d'aiguillons dont les piqûres acérées déterminent l'horreur projetée avec encore plus de violence. Le véritable libertin aime jusqu'au déshonneur, jusqu'aux flétrissures, jusqu'aux reproches que lui méritent ses exécrables procédés ; ce sont des jouissances pour son âme perverse. N'en a-t-on pas vu qui aimaient jusqu'aux supplices que la vengeance humaine leur préparait ? qui les subissaient avec joie ? qui regardaient l'échafaud comme un trône de gloire, où ils eussent été bien fâchés de ne pas périr avec le même courage qui les avait animés dans l'exécrable exercice de leurs forfaits et de leurs attentats ? Voilà l'homme au dernier degré de la corruption réfléchie ; voilà Bressac. Il se lève froidement.
- Je vois bien, dit-il à Justine, que je m'étais trompé ; j'en suis plus fâché pour vous que pour moi ; n'importe, je trouverai d'autres moyens, et vous aurez beaucoup perdu sans que votre maîtresse y ait rien gagné.
Une telle menace changea toutes les idées de Justine. En n'acceptant pas le crime qu'on lui proposait, elle risquait beaucoup pour son compte, et sa maîtresse périssait infailliblement ; en consentant à la complicité, elle se mettait à couvert du courroux de Bressac, et sauvait certainement la marquise. Cette réflexion, qui fut en elle l'ouvrage d'un instant, la détermine à tout accepter ; mais, comme un retour si prompt l'eût infailliblement fait soupçonner de fraude, elle ménagea quelque temps sa défaite, et mit Bressac dans le cas de lui répéter souvent ses maximes. Insensiblement, elle eut l'air de ne plus savoir que répondre. Bressac la croit convertie ; il se précipite dans ses bras. Quelle jouissance pour Justine, si ce mouvement eût eu la sagesse pour cause !... Mais il n'était plus temps ; l'horrible conduite de cet homme, ses desseins parricides, avaient anéanti tous les sentiments conçus par le faible cœur de cette pauvre fille ; et maintenant, calme, elle ne voyait plus dans l'ancienne idole de son cœur qu'un scélérat indigne d'y régner, même un seul instant.
- Tu es la première femme que j'embrasse, lui dit Bressac en la pressant avec ardeur ; tu es délicieuse, mon enfant ; un rayon de philosophie a donc pénétré ton esprit ? Est-il possible que cette tête charmante soit si longtemps restée dans d'affreux préjugés !... Ô Justine ! le flambeau de la raison dissipe donc les ténèbres où la superstition te plongeait ; tu vois clair, tu conçois le néant des crimes, et les devoirs sacrés de l'intérêt personnel l'emportent à la fin sur les frivoles considérations de la vertu ; viens, tu es un ange, je ne sais à quoi il tient que tu ne me fasses à l'instant changer de goût.
Effectivement, Bressac, animé bien plus par la certitude actuelle de son projet que par les attraits de Justine, la jette à plat ventre sur un lit, la trousse jusqu'au-dessus des reins, malgré ses défenses, et dit :
- Oui, foutre, voilà le plus beau cul du monde, mais malheureusement un con se trouve là... quel obstacle invincible !...
Et la recouvrant :
- Viens, Justine, convenons de nos faits ; en t'écoutant, l'illusion se soutient, elle se détruit quand je te vois.
Et, continuant de bander, d'obliger même Justine à presser son vit... à le balloter dans ses jolis doigts :
- Ma courageuse amie, lui dit-il, tu empoisonneras donc ma mère ; je puis y compter. Tiens, voilà le venin subtil que tu jetteras dans l'eau de tilleul qu'elle prend chaque matin pour sa santé ; il est infaillible, et n'a nul goût ; j'en ai fait mille expériences...
- Mille, monsieur !
- Oh ! oui, Justine ; je me sers souvent de ces moyens-là, ou pour me débarrasser de ceux qui me gênent, ou par unique lubricité. Je trouve qu'il est délicieux d'être traîtreusement ainsi le maître de la vie des autres ; et j'ai bien souvent fait des proscriptions, dans la seule vue d'amuser ma tête. Tu agiras donc, Justine... oui, tu agiras ; je te garantis toutes les suites, et je te donne pour récompense, un contrat pour deux mille écus de rente le jour même de l'exécution.
Ces promesses furent signées sans expression de motifs. Bressac sonne ; un beau giton paraît.
- Que voulez-vous, monsieur ?
- Votre cul, mon enfant, Justine, déculottez-le, branlez mon vit, et conduisez-le au trou.
Bressac, servi comme il le désire, fout son homme, et décharge en fureur.
- Ô Justine ! dit-il en se retirant, ce n'est qu'à toi qu'est dû cet hommage. Tes autels ne pouvaient le recevoir, tu le sais ; mais ton acquiescement au forfait désiré a seul allumé l'encens ; il n'a donc brûlé que pour toi.
Il arriva, sur ces entrefaites, quelque chose de trop singulier... de trop capable de dévoiler l'âme atroce du monstre dont nous entretenons nos lecteurs, pour ne pas interrompre une minute le récit qu'ils attendent de l'aventure où sa scélératesse vient d'engager notre héroïne.
Le surlendemain du pacte criminel dont nous venons de parler, Bressac apprit qu'un oncle, sur la succession duquel il ne comptait nullement, venait de lui laisser cinquante mille écus de rente. Oh ciel ! se dit Justine en apprenant cette nouvelle, est-ce donc ainsi que la main de l'Être suprême punit le complot du forfait ?...
Et, se repentant bientôt de ce blasphème envers la Providence, elle se jette à genoux, implore son pardon, et se flatte que cet événement inattendu va du moins changer les projets de Bressac. Quelle est son erreur !
- Oh ! ma chère Justine, s'écria-t-il, en accourant le même soir dans sa chambre, comme les prospérités pleuvent sur moi ! Je te l'ai dit souvent, l'idée d'un crime ou son exécution sont les plus sûrs moyens d'attirer le bonheur ; il n'en est plus que pour les scélérats.
- Eh quoi ! monsieur, répondit Justine, cette fortune sur laquelle vous ne comptiez pas... la main qui vous la donne... oui, monsieur, madame m'a tout dit : sans elle votre oncle disposait ailleurs de son bien. Vous le savez il ne vous aimait pas ; ce n'est qu'à madame votre mère que vous devez cette dernière disposition ; elle seule l'a contraint à la signer... et votre ingratitude...
- Tu me fais rire, interrompt Bressac. Que signifie donc cette reconnaissance que tu m'imposes ? en vérité rien n'est aussi plaisant. Eh quoi ! tu ne comprendras jamais, Justine, qu'on ne doit rien au bienfaiteur, puisqu'il s'est satisfait en obligeant ; et pourquoi donc faut-il que je récompense un individu quelconque du plaisir qu'il lui a plu de se faire à lui-même ? Et je différerais mes desseins pour rendre grâces à Mme de Bressac ? et j'attendrais le reste de ma fortune pour remercier Mme de Bressac du grand service qu'elle m'a rendu !... Oh ! Justine, que tu me connais mal ! Faut-il t'en dire plus : cette nouvelle mort est mon ouvrage ; j'essayai sur le frère le poison dont je veux trancher les jours de la sœur... Ose à présent exiger des délais... Eh ! non, non, Justine, hâtons-nous, loin de différer, demain, après-demain au plus tard, il me tarde déjà de compter un quartier de tes rentes, de te mettre en possession de l'acte qui te les assure. Justine frémit, mais cacha son trouble, et vit qu'avec un tel homme il était sage de reprendre ses résolutions de la veille. Il lui restait la voie de la dénonciation ; mais rien au monde n'aurait déterminé la sensible Justine à des moyens qui n'empêchent une première horreur qu'en en commettant une seconde. Elle se détermina donc à prévenir sa maîtresse ; de tous les partis possibles, celui-là parut le meilleur ; elle s'y livra.
- Madame, lui dit-elle, le lendemain de sa dernière entrevue avec le jeune comte, j'ai quelque chose de la plus grande importance à vous révéler. Mais, à quel point que cela vous intéresse, je suis décidée au silence, si vous ne me donnez votre parole avant, de ne témoigner aucun ressentiment à votre fils ; vous agirez, madame, vous prendrez les meilleurs moyens, mais vous ne direz mot. Daignez me le promettre, ou je me tais.
Mme de Bressac, qui crut qu'il ne s'agissait ici que de quelque extravagance ordinaire à son fils, s'engagea par le serment qu'exigeait Justine, et celle-ci révéla tout.
- L'infâme ! s'écria cette malheureuse mère, qu'ai-je jamais fait que pour son bien ! Ah ! Justine, Justine, prouve-moi la vérité de ce projet ; mets-moi dans la situation de n'en pouvoir douter ; j'ai besoin de tout ce qui peut achever d'éteindre en moi les sentiments que mon cœur aveugle ose encore garder de ce monstre.
Et alors Justine montra le paquet : il était difficile d'établir une meilleure preuve. Mme de Bressac, qui désirait toujours l'illusion, voulut faire des essais ; on en fit avaler sur-le-champ une légère dose à un chien, qui mourut au bout de deux heures, dans d'effroyables convulsions. Mme de Bressac ne pouvant plus douter, prit un parti ; elle ordonna à Justine de lui donner le reste du poison, et écrivit sur-le-champ à M. de Sonzeval, son parent, de se rendre en secret chez le ministre, d'y développer l'atrocité d'un fils dont elle était à la veille de devenir victime, de se munir d'une lettre de cachet, et d'accourir à sa terre la délivrer, le plus tôt possible, du monstre qui complotait aussi cruellement contre ses jours.
Mais cet abominable crime devait se consommer ; il fallait encore cette fois-ci que, par une inconcevable permission du ciel, la vertu cédât aux efforts de la scélératesse. L'animal sur lequel on avait opéré découvrit tout. Bressac l'entendit hurler ; il demanda ce qu'on lui avait fait. Ceux auxquels il s'adressait, ignorant tout, ne répondirent rien de positif. De ce moment, ses soupçons s'accrurent ; il ne dit mot, mais il se troubla. Justine fit part de cet état à la marquise, qui s'en inquiéta davantage, sans pouvoir néanmoins imaginer autre chose que de presser le courrier, et de mieux cacher encore, s'il était possible, l'objet de sa mission. Elle dit à son fils qu'elle envoyait en diligence à Paris, prier M. de Sonzeval de se mettre à la tête de la succession de l'oncle dont on venait d'hériter, parce que, si personne ne paraissait sur-le-champ, il y aurait des procès à craindre. Elle ajouta qu'elle engageait ce parent à venir lui rendre compte de la négociation, afin qu'elle se décidât à partir elle-même avec son fils, si l'affaire l'exigeait.
Mais Bressac, trop bon physionomiste pour ne pas démêler l'embarras qui régnait sur le visage de sa mère, pour ne pas observer un peu de confusion sur celui de Justine, se paya de tout, et ne crut rien. Sous le prétexte d'une chasse, il s'éloigne du château ; il attend le courrier dans un lieu où il doit nécessairement passer. Cet homme, bien plus à lui qu'à sa mère, ne fait aucune difficulté de lui remettre ses dépêches ; et Bressac, convaincu de la trahison de Justine, donne cent louis au courrier, avec ordre de ne jamais reparaître chez sa mère. Il revient, la rage dans le cœur ; renvoie tous les domestiques à Paris, et ne garde au château que Jasmin, Joseph et Justine. A la fureur qui régnait dans les yeux de ce scélérat, notre malheureuse orpheline pressentit bientôt tous les malheurs dont sa maîtresse et elle allaient être accablées. Cependant, Bressac ne perd point de temps. Les portes se ferment, tout se barricade, des gardes-chasse interdisent l'entrée à tout le monde.
- Un grand crime vient de se commettre, dit Bressac ; il faut que j'en démêle les auteurs... Vous saurez tout, mes amis, quand j'aurai trouvé le coupable ; je ne garde à l'intérieur que les témoins avec celui que je soupçonne...
Hélas ! il n'était pas commis, ce crime atroce ; mais le scélérat allait le consommer, il allait... Nous frémissons de la nécessité de transmettre ces faits odieux ; mais nous avons promis d'être exact, et nous le devons, aux dépens même de notre pudeur.
- Exécrable créature, dit le jeune homme en abordant Justine, tu m'as trahi ; mais tu t'envelopperas toi-même dans les pièges que tu me préparais. Pourquoi me promettais-tu le service que je te demandais, dès que tu n'avais dessein que de me tromper ? et comment as-tu imaginé de servir la vertu en risquant la liberté, la vie peut-être de celui auquel tu devais le bonheur ? Nécessairement placée entre deux crimes, pourquoi as-tu choisi le plus abominable ? Il fallait refuser, putain ! oui, refuser, et ne pas accepter pour me trahir.
Alors Bressac dit à Justine tout ce qu'il avait fait pour surprendre les dépêches de la marquise, et comment était né le soupçon qui l'avait engagé à les détourner.
- Qu'as-tu fait, par ta fausseté, imbécile créature ? continue Bressac ; tu as risqué tes jours, sans sauver ceux de ta maîtresse ; car elle mourra de même, et ce sera sous tes yeux ; tu la suivras. Je te convaincrai, Justine, que la route de la vertu n'est pas constamment la meilleure, et qu'il y a des circonstances dans le monde où la complicité du crime est préférable à sa délation.
Bressac revole de là chez sa mère.
- Votre arrêt est porté, madame, lui dit ce monstre, il faut le subir. Peut-être auriez-vous mieux fait, connaissant mes desseins et ma haine pour vous, d'avaler tout simplement le breuvage : en évitant une mort douce, vous vous en êtes préparé une cruelle. Allons, madame, plus de délai.
- Barbare, de quoi m'accuses-tu ?
- Lisez votre lettre.
- Dès que tu conspirais contre mes jours, ne devais-je me défendre de toi ?
- Non, tu n'es plus qu'un être inutile sur la terre ; tes jours m'appartiennent, et les miens sont sacrés.
- Oh ! scélérat, la passion t'aveugle.
- Socrate avala sans résistance le poison qui lui est présenté ; on t'en a offert de ma part, pourquoi ne l'as-tu pas pris ?
- Oh ! mon cher fils, comment peux-tu traiter avec tant de rigueur celle qui t'a porté dans son sein ?
- Ce service est nul pour moi ; tu ne m'avais pas pour objet en travaillant à mon existence ; et le résultat d'un procédé qui n'a satisfait qu'un con, ne saurait avoir nul mérite à mes yeux. Suis-moi, suis-moi, et ne raisonnons plus.
A ces mots, il la saisit, l'entraîne par les cheveux jusque dans un petit jardin planté de cyprès et entouré de hauts murs, asile impénétrable, et dans lequel, avec l'obscurité des tombeaux, régnait le silence affreux de la mort. Là, Justine, conduite par Jasmin et Joseph, attendait, en tremblant, le sort qui lui était réservé. Les premiers objets qui s'offrent aux yeux de Mme de Bressac, sont, d'un côté, un large trou, préparé pour la recevoir ; de l'autre, quatre dogues monstrueux, écumant de rage, et qu'on laissait jeûner, à cette intention, depuis la découverte du malheureux secret. Parvenu dans ce lieu d'horreur, Bressac lui-même trousse sa mère ; ses mains impures se portent avec lascivité sur les chastes attraits de cette respectable femme. Le sein qui l'allaita excite sa fureur ; il le pétrit dans ses doigts matricides.
- Apporte, dit-il à l'un de ses dogues, en lui désignant un téton ; le chien s'élance, et ses dents, imprégnées de cette chair blanche et délicate, en font aussitôt jaillir le sang. Ici, reprend Bressac, en pinçant la motte et l'offrant au mâtin ; nouvelle morsure. Ils la déchireront, ils la dévoreront, je l'espère, continue le monstre ; attachons et voyons l'effet.
- Quoi ! tu n'encules pas, dit Jasmin ; mets-lui donc ton vit dans le cul ; je lui ferai mordre les fesses, pendant que tu la sodomiseras.
- La bonne idée, dit Bressac.
Et le drôle s'exécute. Il encule sa mère, pendant que Jasmin, prenant des pincées sur le milieu des fesses, les offre alternativement au chien, qui les dévore aussitôt qu'il les voit.
- Fais-lui déchirer encore les tétons pendant que je fous, dit Bressac au mignon, et que Joseph m'encule, en maniant Justine.
Quel spectacle ! Éloigné de la vue des hommes, toi seul pouvais le voir, oh ! Grand Dieu ! Et tu ne tonnas point ! et ta foudre impuissante demeura suspendue ! ton insouciance sur les crimes des hommes est donc vraie, puisque ta colère était nulle en voyant consommer celui-là !
- Retirons-nous, je déchargerais, dit l'infâme, au bout d'une courte carrière, et lions cette garce à des arbres.
Il la dépouille, et l'y attache lui-même, par le moyen d'une corde qui, prenant le long de ses reins, lui laisse les bras libres, et la possibilité d'avancer et de reculer dans un espace d'environ six pieds.
- Les belles fesses, dit le scélérat, en retouchant le cul, déjà tout en sang, de sa malheureuse mère ! les superbes chairs ! l'excellent déjeuner pour mes chiens ! Ah ! garce, ce sont des chiens qui m'ont découvert, ce seront des chiens qui te puniront.
Et, à la manière brutale dont il manie les cuisses, le sein et toutes les parties charnues de sa mère, il semble que ses mains meurtrières voudraient le disputer de rage à la dent acérée de ses dogues.
- Allons, Jasmin, pique ces animaux ; toi, Joseph, encule Justine ; nous la ferons dévorer après. Il faut que cette fidèle domestique périsse de la même mort que sa chère maîtresse ; il faut qu'un même tombeau les réunisse... Tu vois comme il est profond, je l'ai fait creuser à dessein.
Et la tremblante Justine pleurait, demandait grâce, et n'obtenait de ses bourreaux que des mépris et des éclats de rire.
Les chiens, enfin, environnent la malheureuse Bressac ; excités par Jasmin, ils se jettent à la fois sur le corps sans défense de cette mère infortunée et la dévorent à belles dents. Elle a beau les repousser, elle a beau multiplier ses efforts pour éviter leurs dents cruelles, tous ses mouvements ne servent qu'à les animer davantage ; et des ruisseaux de sang inondent le gazon. Bressac encule Jasmin, pendant que Joseph sodomise Justine ; il se repaît des exécrations qu'il fait exécuter. Les cris de notre pauvre orpheline se mêlent à ceux de sa maîtresse ; peu faite au traitement qu'elle endure, il faut toutes les forces de Joseph pour l'y contenir. Ce duo de gémissements, de cris, détermine bientôt l'extase du jeune homme ; il fout, il excite les chiens, il encourage Joseph. Sa mère est prête d'expirer, Justine s'évanouit ; et l'extase la plus délicieuse vient combler la scélératesse du génie le plus extraordinaire qu'ait encore créé la nature.
- Allons, dit Bressac, ramenons ces dindes ; il faut achever l'une et déterminer le sort de l'autre.
On ramène Mme de Bressac dans son appartement ; on la jette sur son lit. Et son indigne fils, voyant qu'elle vit encore, arme d'un poignard la main de Justine, lui saisit le bras qui tient le fer, le conduit, en dépit de toutes les résistances de cette malheureuse, dans le cœur de la triste Bressac, qui expire en demandant à Dieu la grâce de son fils.
- Tu vois le meurtre que tu viens de commettre, dit le barbare Bressac à Justine, presque sans connaissance, et mouillée du sang de sa maîtresse : tu le vois, peut-il exister au monde une plus effrayante action ? Tu en seras punie, il le faut, tu seras rouée vive, tu seras brûlée.
Et la poussant dans une chambre voisine, il l'y enferme, en plaçant le poignard tout sanglant auprès d'elle. Il ouvre ensuite le château, joue la douleur et les larmes, dit qu'un monstre vient d'assassiner sa mère, qu'il a trouvé l'arme dans la chambre de cette scélérate, qu'il l'y tient enfermée, et qu'il réclame avec diligence tous les secours de la justice.
Mais un Dieu protecteur sauve ici l'innocence. La mesure n'était pas remplie, et c'était par d'autres épreuves que la malheureuse Justine devait accomplir ses destins. Bressac, égaré, croit avoir bien fermé la porte ; elle ne l'est pas. Justine profite du moment où tout ce train est dans la cour du château ; elle sort rapidement, s'évade par les jardins, trouve la porte du parc entrouverte ; et la voilà dans la forêt.
Entièrement livrée à sa douleur, Justine se jette au pied d'un arbre, et là, lui donnant le plus libre cours, elle fait retentir le bois de ses gémissements ; elle presse la terre de son malheureux corps, elle arrose l'herbe de ses larmes.
- Ô mon Dieu ! s'écrie-t-elle, vous l'avez voulu ; il était écrit dans vos décrets éternels que l'innocence devint la proie du coupable ; disposez de moi, Seigneur ; je suis encore bien loin des maux que vous avez soufferts pour nous. Puissent ceux que j'endure en vous adorant, me rendre digne un jour des récompenses que vous promettez au faible, quand il vous a pour objet dans ses tribulations, et qu'il vous glorifie dans ses peines.
La nuit tombait : Justine n'ose aller plus loin. Elle craint, en évitant un danger, de tomber dans un autre. Elle jette les yeux autour d'elle ; elle aperçoit le fatal buisson où elle avait couché deux ans auparavant, dans une situation tout aussi malheureuse ; elle s'y traîne ; et, s'étant mise à la même place, accablée d'inquiétude et de chagrins, elle y passe la plus cruelle nuit qu'il soit possible d'exprimer.
Cependant, à peine le jour parut-il, que son inquiétude redoubla. Que de dangers n'y avait-il pas pour elle, en se trouvant encore dans la dépendance du château de Bressac ! Elle se lève ; elle fuit à grands pas, elle quitte la forêt, et, résolue de gagner, à tout hasard, la première habitation qui s'offrirait à elle, elle entre dans le bourg de Saint-Marcel, éloigné de Paris d'environ cinq lieues. Une superbe maison se présente à l'entrée du village. Elle s'informe : on lui dit que c'est une célèbre école, où les enfants des deux sexes viennent de plus de vingt lieues recevoir la meilleure éducation ; où le maître, homme très instruit dans toutes les sciences, et principalement dans celles de la médecine et celles de la chirurgie, donne lui-même à ses élèves, et tous les secours que le physique exige, et toute l'éducation la plus soignée.
- Entrez, dit à Justine la personne qui l'instruisait ; si, comme je le suppose, vous cherchez une place, il y en a toujours de vacantes dans cette maison. M. Rodin, le maître du logis, se fera, j'en suis sûr, le plus grand plaisir de vous être utile ; c'est un parfait honnête homme, extrêmement aimé dans Saint-Marcel, et qui jouit de la considération générale.
Justine ne balance point ; elle frappe. Et ce qu'elle vit, ce qu'elle entendit, ce qu'elle fit dans cette nouvelle maison, fera la matière du chapitre suivant.