Deuxième partie

J’entre dans une nouvelle carrière. Destiné par mon état à grossir le nombre des pourceaux sacrés que la piété des fidèles nourrit dans l’aisance, la nature m’avait donné les plus belles dispositions pour cet état, et l’expérience avait déjà commencé à perfectionner ses présents.
La sincérité n’a plus besoin de faire son éloge pour persuader. Il se trouve pourtant des faits hors de la règle ordinaire : tels sont ceux que je vais rapporter. Si la vraisemblance n’y est pas ménagée, c’est que ce ne sont pas ici de ces jeux de l’imagination que l’on compassé, que l’on manie avec adresse pour ménager la crédulité du lecteur, mais qu’ils sont vrais, et que la vraisemblance ne porte pas toujours le caractère de la vérité. Dois-je craindre, après tout, que l’on trouve étrange de voir des moines scélérats, débauchés, corrompus, qui croient qu’on est assez honnête homme quand on n’est pas reconnu pour fripon ; qui, sous le masque de la religion dont ils se jouent, rient de la crédulité du peuple, et font de tout ce qu’elle condamne l’objet de leurs occupations ? Non, c’est l’usage. Les cordeliers, les carmes, les minimes, me justifient assez. On en sait mille histoires, sans celles que nous ignorons.
Qu’on me permette de réfléchir un peu sur la vie que nous menions, et de démontrer à quel point les moines sont corrompus. Quelles raisons assez puissantes ont pu rassembler dans le cloître tant de caractères différents ? La paresse, la paillardise, le mensonge, la lâcheté, la perte des biens et de l’honneur.
Pauvres gens, qui croyez que c’est la religion qui peuple les cloîtres, que ne pouvez-vous en pénétrer l’intérieur ? Indignés de leur iniquité, vous en rougiriez et vous apprendriez à les mépriser ; Levons le bandeau qui vous couvrait les yeux. Dites-moi, vous qui avez connu le père Chérubin, cet homme qui ne respire que le plaisir, vous, dis-je, qui l’avez connu avant qu’il fût moine, comment vivait-il ? Il ne se couchait pas qu’il n’eût sablé dix bouteilles du meilleur vin, et souvent le jour le trouvait enterré sous la table parmi les débris du souper. Il a quitté le monde, Dieu l’a illuminé de sa grâce ; il lui a montré le bon chemin. Je n’examine pas si c’est le ciel ou ses créanciers qui ont fait ce miracle ; mais sachez que le père Chérubin tiendrait encore tête aux plus intrépides buveurs ; il boirait et mangerait le revenu du couvent.
Voilà le père Chérubin : tel vous l’avez connu tel il est encore. Et le père Modeste, que vous avez vu parmi vous tout bouffi d’arrogance et d’amour-propre, son caractère est-il refondu depuis qu’il a le corps ceint d’un triple cordon ? Vous le croyez ! Moi qui le connais, je vous garantis le contraire. S’il parle, Bourdaloue près de lui ne fait que bégayer. Plus subtil que saint Thomas, il perce, raisonne, entend, pénètre. A son avis, le père Modeste est un phénix ; au vôtre, c’est un sot ; au mien, c’en est un encore. Voyez-vous le père Boniface, ce madré furet, qui penche dévotement la tête, qui tourne vers la terre des yeux mortifiés, qui semble, en marchant, composer avec le ciel ? Évitez-le, c’est un serpent qui se glisse ; il monte chez vous : veillez votre femme, serrez les filles, éloignez les garçons. Bougre, bardache, fouteur ; il est entré, il est sorti ; tâtez-vous le front : tout est foutu, tout est enculé. Vous avez fait connaissance avec le père Hilaire, serrez bien les cordons de votre bourse, vous avez affaire à un fripon. Bientôt aux conversations consolantes il fera succéder des peintures énergiques des besoins du couvent. Nous manquons de tout, vous dira-t-il, nous sommes nourris, couchés comme des chiens ; notre maison tombe en ruines. Vous vous laissez attendrir, votre bourse s’ouvre ; puisez père Hilaire vous avez trouvé votre dupe ; pillez, volez, c’est l’esprit de l’Église.
Que de caractères odieux n’aurais-je pas à tracer, si je peignais ceux de tous les moines ! Change-t-on d’inclinations pour changer d’habits ? Non ; le buveur est toujours ivrogne, le voleur est toujours impudent, et le fouteur est toujours un fouteur. Je dis plus : les passions s’irritent sous le froc ; on les porte dans le cœur, l’oisiveté, les renouvelle, l’occasion les augmente. J’ose le dire, les moines sont autant d’ennemis de la société : on pourrait les comparer à ces armées de peuples barbares qui sortirent de leurs marais pour inonder l’Europe. Réunis par l’intérêt, ils se détestent en particulier. Rien n’est mieux ordonné que leur armée ; rien ne l’est moins que l’intérieur. Faut-il élire un général, que de factions, que de complots ! On crie, on court, on s’agite. S’agit-il de faire quelque incursion dans le monde, d’attenter à la bourse des fidèles, d’inventer quelques nouvelles pratiques de superstition, le même esprit les anime, tous concourent au but général. Dociles aux ordres de leurs supérieurs, ils se rangent sous leurs drapeaux, montent en chaire, prient, exhortent, J’ajouterai à cet éloge des vers dictés par le bon sens et justifiés par une longue expérience :

Toile autem lucruni, supcros et sacra negabunt :
Ergo sibi, non cœlestis, htcc turbat rainistrat.
Utiiitas facit esse deos, qua neinpe remota,
Templa auent, nec crunt rrae, nec Jupiter ullus.

Sur tout ce que j’avais vu faire aux révérends, étant chez Ambroise, et en dernier lieu sur les galanteries du père Polycarpe et de Toinette, j’avais conçu les idées les plus riantes de l’état monacal. Je croyais que le froc était l’habit sous lequel on eût le plus libre accès dans le temple du plaisir. Mon imagination s’enivrait des chimères agréables qu’on se forgeait. Elle ne s’arrêtait pas dans les bras de Toinette, elle me représentait les plus aimables femmes des lieux où mon sort me conduisit, se disputant la conquête du père Saturnin, prévenant ses désirs par l’attention la plus tendre, et payant ses bontés par les transports les plus vifs et les plus délicieux. On croira facilement qu’étant dans de pareilles dispositions je reçus avec joie l’habit de l’ordre, dont le père prieur (qui s’attacha d’abord à moi avec une affection vraiment paternelle) m’honora dès le lendemain de mon arrivée.
J’avais appris assez de latin de mon curé, qui pourtant n’en savait guère pour figurer avec honneur dans le noviciat. On me louait de quelques dispositions assez heureuses ; en ai-je profité ? Hélas ! non. A quoi m’ont-elles servi ? A être portier ; belle avance !
En écrivain fidèle, je me croirais obligé de mener mon lecteur, année par année, jusqu’en théologie ; on me verrait novice, puis profès, enfin un vénérable père. J’aurais mille belles choses à lui dire ; mais les belles choses ne nous plaisent qu’autant qu’elles nous intéressent. Eh ! quel intérêt prendrait on à voir un penaillon disputer envers et contre tous, mettre le bon sens et la raison à la gêne dans des arguments en baroco, dans des distinctions subtiles que lui-même n’entendrait pas ? J’en fais grâce.
Je sens pourtant que je ne saurais passer crûment sur un si long espace de temps sans parler de quelques bagatelles. Mon séjour dans le couvent avait éclairé mes idées : j’y avais appris, malgré moi, que si le plaisir était fait pour les moines, il ne l’était pas pour les moinillons. Me repentant d’avoir fait vœu, et désirant en même temps arriver à la prêtrise, que je regardais comme le terme de mes peines, je me laissais endormir par le prieur, qui me vengeait du mépris que l’on affectait pour moi, parce que j’étais le fils d’un jardinier et que je surpassais les autres par mes études.
L’on m’avait tant de fois reproché ma naissance que j’en étais honteux, Toinette était devenue pour moi un fruit défendu ; toujours entourée par les supérieurs, pouvait-elle être accessible à un novice ? D’ailleurs, je ne trouvais plus Suzon ; elle avait disparu de chez Mme Dinviile, après mon entrée chez les célestins. On n’avait appris aucune de ses nouvelles. Sa perte m’avait plongé dans la douleur ; je l’aimais, un je ne sais quoi, plus fort que son tempérament, m’attachait à elle. Les lieux où je l’avais vue, où nos cœurs avaient fait le premier essai de l’amour, tout m’attristait. Souvenirs agréables, combien je payais cher votre absence ! Devenu sans objet, ces idées ne m’occupaient plus sans douleur.
Mais voilà un garçon bien désœuvré, dira-t on ; à quoi vous occupiez-vous, pauvre Saturnin ? Hélas ! je me branlais : c’était ainsi que j’oubliais mes peines.
Écarté un jour dans un lieu solitaire, où je me croyais sans témoin, je me dulcifiais avec une indolence voluptueuse. Un coquin de moine m’observait : il n’était pas de mes amis ; il parut si brusquement, que les bras me tombèrent de surprise. Je restai dans cet état exposé à la malignité de ses regards. Je me crus perdu ; je crus qu’il allait publier mon aventure, et sa façon de m’aborder me donna lieu de craindre. — Ah ! ah ! frère Saturnin, me dit-il, je ne vous croyais pas capable de faire de pareilles choses. Vous, le modèle du couvent ! vous, l’aigle de la théologie ! vous... — Eh ! morbleu ! interrompis-je brusquement, finissons ces éloges ironiques ; vous m’avez vu me branler, faites-en fête à tout le couvent, continuai-je ; amenez qui vous voudrez, je vous attends à la dixième décharge ! — Frère Saturnin, reprit-il de sang-froid, c’est pour votre bien que je vous parle : pourquoi vous branler ? Nous avons tant de novices ! c’est un amusement d’honnête homme. — Vous vous rangez sans doute dans cette classe, lui dis-je. Tenez, père André, vos discours m’impatientent ainsi que vos éloges. Décampez, ou je vous... La vivacité avec laquelle je parlai lui fît rompre son sérieux. Il éclata de rire, et, me tendant la main : Va, me dit-il, touche là, frère ; je ne te croyais pas si bon vivant ; ne te branle plus : tu es digne d’un meilleur sort ; laisse cette viande creuse, je veux te faire part de quelque chose de plus solide. Sa franchise excita la mienne, je lui tendis la main à mon tour. Je ne suis pas défiant, lui dis-je, quand on agit ainsi ; j’accepte vos offres. — Allons, reprit-il, parole d’honneur, tantôt je vous prends à minuit dans votre chambre. Boutonnez votre culotte, ne tirez plus votre poudre aux moineaux ; vous en aurez besoin. Je vous quitte ; ne sortez qu’après moi ; il ne faut pas qu’on nous voie ensemble : cela pourrait nous nuire ; à tantôt. Je demeurai surpris après le départ du moine. Il n’était plus question de se branler ; occupé de sa promesse, j’y rêvais sans la comprendre. Que veut-il dire par cette viande dont il veut me régaler ! Si c’est quelque novice, je n’en veux pas. Je raisonnais en sot, je n’en avais pas goûté. Lecteur, êtes-vous plus habile que je ne l’étais alors ? Oui, dites-vous ; n’est-il pas vrai que ce n’est pas un si mauvais morceau ? Le préjugé est un animal qu’il faut envoyer paître. Le goût fait tout. Est-il rien de plus charmant qu’un joli giton, blancheur de peau, épaules bien faites, belle chute de reins, fesses dures, rondes, un cul d’un ovale parfait, étroit, serré, propre, sans poil ? Ce n’est pas là de ces conasses, de ces gouffres où on entre tout botté. Je te vois, censeur atrabilaire, tu me reproches mon inconstance, en ce que je loue tantôt le con, tantôt le cul. Apprends, nigaud, que j’ai pour moi l’expérience, que j’enfile une femme, quand elle se présente, et que je prends mes ébats avec un beau garçon. Allez à l’école des sages de la Grèce, allez à celle des honnêtes gens de notre temps, vous apprendrez à vivre. Mais mon moine va venir, minuit sonne ; on frappe, c’est lui : Bon, marchons, père, je vous suis. Mais où diable me menez-vous ? — A l’église. — Vous vous moquez : pour prier Dieu ? Serviteur ! je vais dormir. — Suivez-moi, morbleu ! ne voyez-vous pas que je monte dans les orgues ? Nous y voilà ! Savez-vous bien ce que j’y trouvai ? une table bien garnie, de bon vin, trois moines, trois novices et une belle fille de vingt ans, jolie comme un ange. Je suivais mon conducteur. Le père Casimir était le chef de la bande joyeuse. Il me reçut bien. — Père Saturnin, me dit-il, soyez le bienvenu. Le père André m’a fait votre éloge : sa protection le justifie. Foutre, manger, rire et boire, telle est ici notre occupation ; êtes-vous disposé à en faire autant ? — Parbleu ! oui, lui répondis-je ; s’il ne faut que soutenir l’honneur du corps, je m’en tirerai aussi bien qu’un autre ; soit dit, continuai-je, en me tournant du côté de l’assemblée, sans diminuer le mérite de vos révérences, — Vous êtes de nos gens, reprit le père Casimir ; placez-vous ici entre cette charmante enfant et moi ; çà ! décoiffons une bouteille en l’honneur du père : à vous, tope ! Et nous voilà à flûter. Et vous, lecteur, que ferez-vous pendant que nous viderons nos bouteilles ? Tenez ! amusez-vous à lire ce rogaton.
Le père Casimir était d’une taille médiocre, brun de visage, d’un ventre de prélat. Il avait des yeux qui vous enculaient de cent pas, et qui ne s’attendrissaient qu’à la vue d’un joli garçon. Alors le bougre, en rut, hennissait. Sa passion pour l’antiphysique était si bien établie, que les Savoyards le redoutaient. Aisément l’on tombait dans ses filets ; il était auteur et bel esprit à la mode ; censeur caustique, écrivain sec, plaisant sans légèreté, ironique sans délicatesse. Il s’était fait un nom par des écrits qui n’avaient d’autre mérite que celui de la méchanceté. Le succès de ses satires le consolait des coups de bâton dont on le régalait quelquefois. Il faut pourtant convenir qu’on avait tort de le maltraiter ainsi ; car, quoique les satires parussent sous son nom, le pauvre père n’y avait souvent d’autre part que le soin qu’il s’était donné de rédiger les écrits de ceux qui travaillaient sous ses yeux. Il cultivait les petits talents qu’il leur connaissait, leur distribuait sa matière, revoyait leur ouvrage, le faisait imprimer, et en recueillait souvent des fruits bien amers. Il n’en était pas moins hardi ; et tel que l’avare qui se console des huées du peuple en ouvrant son coffre-fort, les ris qu’il excitait dans le public aux dépens des auteurs essuyaient les larmes que ceux-ci lui faisaient verser dans le particulier.
Au sein de la littérature, il goûtait le plaisir de se satisfaire sans sortir de son cabinet. Les culs de ses myrmidons remplissaient ses désirs. Pour prix de leur complaisance, il leur abandonnait sa nièce, et la nièce acquittait les dettes de l’oncle. Le portier du couvent étant à la dévotion du père, tout entrait aisément : vin, viande, fille, rien n’était excepté. On avait préféré les orgues pour de semblables orgies, parce qu’on ne pouvait pas soupçonner qu’on passât la nuit dans l’église. Une autre raison, c’est qu’on était à portée d’assister aux offices, et cette exactitude empochait de babiller.
Malgré le soin que prenait le père Casimir pour conserver ses élèves, il en perdait toujours quelqu’un ; j’en dirai la raison : quelquefois l’ingratitude est le prix de l’obligation. Ces déserteurs se servaient contre le père des traits qu’il leur avait appris à aiguiser contre les autres. Un d’eux fit sur lui le sonnet qui suit :

Un jour dom Happecon, plus arrogant qu’un coq,
Las de sentir son vit aussi droit qu’une quille,
Sortit de son couvent, enfoncé dans son froc,
Et fut chez la Dupré demander une fille.

Le bougre qui jamais ne foutait qu’en escroc,
Pour qui cinq ou six coups n’étaient qu’une vétille.
Crut qu’il ne s’agissait que d’essayer le choc,
Et tira son engin de dessous sa mantille,

— Tout beau, dit la putain, rengaine l’instrument ;
On commence d’abord par payer largement :
De foutre on vit ici, comme au palais, d’épices.

Le pater étonné de ce foutu cartel,
Quitta, faute d’argent, ce pilier de bordel,
Et fut, de désespoir, enculer deux novices.

Je ne saurais mieux finir ; je quitte le pinceau, de nouveaux coups affaibliraient ma peinture. La nièce du père Casimir était brune, vive et petite. Si elle perdait au premier coup d’œil. l’examen la vengeait ; ménageant avec adresse sa gorge, qui n’était plus absolument belle, elle en tirait le meilleur parti. Ses yeux petits, mais noirs, promenaient sur vous ses regards enjoués conduits par la coquetterie la plus raffinée. Elle enchantait par la vivacité et le sel de ses polissonneries. En un mot, c’était tout ce qu’on pouvait souhaiter de plus charmant pour attraper le jour, sans s’apercevoir qu’on a passé la nuit.
Aussitôt que je me vis placé à côté de cette aimable fille, je sentis renouveler ces mouvements confus que j’avais autrefois éprouvés quand le hasard m’avait fait découvrir Toinette et le père Polycarpe. La longue privation du plaisir m’avait formé pour ainsi dire une seconde nature, susceptible d’impressions aussi vives et aussi piquantes ; je recommençai à vivre, parce que je crus que j’allais revivre pour le plaisir. Je regardais ma voisine, dont l’air riant et docile me faisait connaître que mes désirs ne languiraient qu’autant de temps que j’aurais la simplicité de ne pas les expliquer. Je sentis bien que ce n’était pas l’envie de faire la vestale qui la faisait trouver au milieu d’une bande de moines ; mais le bonheur qu’elle semblait m’offrir me paraissait si grand, que j’avais peine à le concevoir ; j’étais tremblant, et, dans la crainte qu’elle m’échappât, à peine aurais-je pu former le dessein de le demander. J’avais la main sur sa cuisse, que je pressais contre la mienne ; je sentis qu’elle me la prenait et la passait par l’ouverture de son jupon ; je connus son dessein, je portai bientôt le doigt où elle le désirait. Le toucher d’un endroit qui m’était interdit depuis longtemps me causa un frémissement de joie qui fut aperçu de la bande, qui me cria : Courage, père Saturnin, vous y voilà. Peut-être me serais-je déconcerté de cette exclamation, si Marianne (c’était le nom de notre déesse) ne m’eût sur-le-champ donné un baiser et déboutonné ma culotte d’une main, tandis qu’elle passait l’autre bras autour de mon cou, et, empoignant mon vit : Ah ! pères, s’écria-t-elle en le leur montrant, en avez-vous de cette beauté-là ? Il se fit un brouhaha d’admiration, et chacun la félicita sur son bonheur prochain. Elle en était enchantée. Alors le père Casimir, imposant silence à la troupe, m’adressa la parole. — Père Saturnin, me dit-il, disposez de Marianne ; vous la voyez, dispensez-moi de faire son éloge. Elle est accomplie, elle va vous donner tous les plaisirs imaginables ; mais ces plaisirs sont à une condition. — Quelle est-elle, cette condition ? lui répondis-je ; faut-il vous donner mon sang ? — Non. — Quoi donc ? — Votre cul. — Mon cul ? eh ! que diable en feriez-vous ? — Oh ! c’est mon affaire, répondit-il. L’envie de baiser Marianne fit que je n’insistai pas. Je me mis en devoir de l’enconner, et mon bougre de m’enculer. Un banc nous servit de siège : je m’étendis sur elle, le père sur moi. Quoique Casimir me déchirât le cul, le plaisir que je goûtais avec sa nièce faisait diversion à la douleur. Nous nageâmes bientôt dans les délices. Si quelquefois le plaisir m’arrêtait au milieu du travail, Casimir, réveillant ma valeur, m’animait à faire aussi bien que lui. Ainsi poussé et poussant, les coups de l’oncle allaient retentir dans le con de la nièce, qui, tantôt mourant et ressuscitant, surprenait l’assemblée. Il y avait longtemps déjà que nous avions laissé derrière nous le père Casimir, qui, surpris de l’opiniâtreté du combat, joignit son admiration à celle de la compagnie, qui en attendait l’issue. J’étais surpris que Marianne me tînt tête, à moi qui croyais avoir rassemblé dans ce moment toutes les forces acquises pendant un si long temps. Elle était enragée de ma valeur, elle qui avait désarçonné les plus vigoureux, le foutre et le sang ruisselaient. Déjà nous avions déchargé quatre fois, quand Marianne, fermant l’œil, baissant la tête, attendait sans mouvement que, par une cinquième décharge, je lui donnasse le coup de grâce ; elle le reçut, et, après l’avoir savouré pendant quelques minutes, s’échappa de mes mains et me dit qu’elle se rendait. Fier de ma victoire, je lui versai une rasade, j’en pris autant, et nous scellâmes dans le vin notre réconciliation.
Ce combat fini, chacun se mit à sa place, et Casimir entama l’éloge de la bougrerie. Possédant à fond cette matière, il s’en acquitta bien, il passa en revue tous les bougres célèbres : il y trouva des philosophes, des papes, des empereurs, des cardinaux. Il remonta à l’aventure de Sodome, soutint qu’on avait falsifié, par jalousie, ce mémorable événement, et, cédant tout à coup à son enthousiasme, il finit son éloge par ces vers :

Taisez-vous, censeurs indociles,
Étourdissez les sots de vos voix imbéciles,
Mais n’allez pas fouiller dans l’histoire des temps.
Vous osez, ignorants reptiles,
Des écrivains les plus habiles
Altérer les beautés et corrompre les sens.
Sodome, ce n’est point par un souffle funeste
Que furent consumés tes heureux habitants ;
C’est par un feu divin, c’est par un feu céleste :
Sodome, que n’étais-je alors de tes enfants !

Le discours du père reçut les applaudissements qu’il méritait et qu’il était sûr de recevoir des assistants, en traitant un sujet qui leur était si agréable. On foutit encore, tant en cul qu’en con ; on but, on rit et on se sépara, avec promesse de se retrouver à huitaine, car ces banquets ne se faisaient pas tous les jours : les revenus du père Casimir, qui régalait ordinairement, n’y auraient pas suffi. Nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde, Marianne et moi. La pauvre enfant ne tarda guère à s’apercevoir qu’il était dangereux de jouer avec moi ; sa ceinture devint bientôt trop courte : on m’en donna la gloire. Le père Casimir prit soin de conduire les choses secrètement ; il était juste qu’il prît sur lui les risques du hasard auquel il exposait sa chère nièce. Elle en sortit à son honneur, et tout aurait été le mieux du monde, si cette grossesse inattendue n’avait pas mis le désordre dans nos assemblées nocturnes. J’essayai le remède de Casimir, et, sur ses traces, je me rendis bientôt redoutable au cul de tous nos novices ; mais je retombai peu de temps après dans mes anciennes erreurs, et les plaisirs du con m’enlevèrent à ceux du cul. Un beau jour, après avoir chanté ma première messe, le prieur me fit avertir d’aller dîner dans sa chambre. J’y fus, et je trouvai avec lui quelques anciens qui me reçurent, ainsi que le prieur, avec de vives accolades que je ne savais à quoi attribuer. Nous nous mîmes à table, et nous fîmes une chère de prieur : c’est tout dire. Quand le vin, que sa révérence avait soin de ne pas choisir dans le plus mauvais cru, eut répandu la gaieté dans la conversation, je fus surpris d’entendre mes doyens, donnant l’essor à leur langue, lâcher les b et les f..... avec une aisance que je n’aurais pas attendue de gens que j’avais toujours vus sous le masque de la réserve. Le prieur, voyant mon étonnement, me dit : Père Saturnin, nous ne nous gênons plus avec vous, parce qu’il est temps que vous ne vous gêniez plus avec nous, oui, mon fils, ce temps est arrivé. Vous avez reçu le saint ordre de prêtrise, cette qualité vous rend aujourd’hui notre égal et me met dans l’obligation de vous révéler des secrets importants qui vous ont été cachés jusqu’à présent et qu’il serait dangereux de confier à des jeunes gens qui pourraient nous échapper et divulguer des mystères qui doivent être ensevelis dans un silence éternel ; c’est pour m’acquitter de cette obligation que je vous ai fait venir ici.
Cet exorde imposant me fit écouter avec attention le prieur, qui dit : Vous n’êtes pas de ces esprits faibles que la fouterie effarouche : l’action de foutre est naturelle à l’homme. Nous sommes moines, mais on ne compte ni le vit ni les couilles, quand nous faisons vœu. Pourquoi nous interdire cette fonction toute naturelle ? Faut-il, pour exciter la compassion des fidèles, aller nous branler dans les rues ? Non, il faut garder un milieu entre l’austérité et la nature. Ce milieu est de donner tout à celle-ci dans nos cloîtres, et le plus que nous pouvons à l’austérité dans le monde. Pour cet effet, dans les couvents bien réglés, on a quelques femmes avec qui l’on jouit ; on oublie dans leurs bras les déboires de la pénitence. — Vous me surprenez, lui dis-je, mon révérend ; ah ! pourquoi faut-il qu’une si belle police n’étende pas sa sagesse sur nous ? Nos convives rirent, et le prieur me répondit : Nous ne sommes pas plus dupes que les autres ; nous avons ici un endroit où nous ne manquons pas de femmes. — Ici ! repris-je, et vous ne craignez pas que l’on vous découvre ? — Non, dit-il, cela est impossible ; le continent de notre maison est trop vaste pour qu’on s’aperçoive de cet endroit. — Ah ! m’écriai-je, quand me sera-t-il permis d’aller consoler ces aimables recluses ? — Les consolations ne leur manquent pas, me répondit-il en riant, et votre qualité de prêtre vous donne le droit d’y aller quand vous voudrez. — Quand je voudrai ? Ah ! mon père, je vous somme dès à présent de tenir votre parole. — Il n’est pas encore temps ; on n’entre que sur le soir dans notre piscine, qui est l’appartement de nos sœurs. Personne n’en a la clef ; il n’y en a que deux, l’une entre les mains du père dépensier, l’autre entre les miennes.
Ce n’est pas tout, père Saturnin, continua le prieur ; lorsque vous saurez que vous n’êtes pas le fils d’Ambroise, vous serez doublement étonné. (Je fus effectivement si interdit, que je n’eus pas la force d’ouvrir la bouche.) Vous n’êtes pas le fils d’Ambroise, poursuivit le prieur, ni celui de Toinette ; votre naissance est plus relevée. Notre piscine vous a vu naître : une de nos sœurs vous a donné le jour. — S’il en est ainsi, m’écriai-je, revenu de ma surprise, pourquoi m’avez-vous toujours envié la douce satisfaction d’embrasser ma mère, si elle vit encore ? — Père Saturnin, me dit le prieur attendri, vos reproches sont justes ; mais croyez que ce n’est pas par défaut de tendresse qu’on vous a interdit notre piscine. L’amour que nous avons pour vous a longtemps combattu contre nos règles ; mais il faut de l’ordre, et le temps nous met aujourd’hui en état de faire cesser vos plaintes. Dès tantôt vous aurez le plaisir que vous souhaitez, vous embrasserez votre mère. — Que je suis impatient, m’écriai-je, de me voir dans ses bras ! — Modérez-vous, le sacrifice ne sera pas long. Déjà la nuit s’avance, et l’heure viendra sans y penser. Nous souperons à la piscine, on vous y attend. Ne paraissez au réfectoire que pour le décorum ; vous viendrez nous retrouver ici.
Le plaisir de voir ma mère y entrait pour quelque chose, mais l’espérance de me livrer à l’amour offrait à mon cœur une immensité de désirs que tous les efforts de mon imagination ne me rendaient que faiblement. Le voilà donc arrivé, me disais-je, ce temps si souhaité ! Heureux Saturnin, plains-toi de ton sort ! Dans quel état de la vie aurais-tu trouvé ce que l’on vient de t’annoncer aujourd’hui.
L’heure vint ; je retournai chez le prieur, où je trouvai cinq ou six moines. Nous partîmes dans un profond silence. Nous marchâmes Jusqu’à ces antiques chapelles qui servaient de rempart à la piscine d’un côté ; nous descendîmes sans lumière dans un caveau dont l’horreur semblait être ménagée pour préparer un nouveau charme au plaisir qui devait le suivre. Ce caveau, que nous traversâmes à l’aide d’une corde attachée contre le mur, nous conduisit à un escalier éclairé par une lampe. Le prieur ouvrit la porte qui fermait cet escalier. Nous entrâmes, par un petit détour, dans une salle galamment meublée, autour de laquelle étaient quelques lits commodes pour les combats de Vénus. Nous y vîmes les apprêts d’un magnifique repas. Personne n’arrivait encore ; mais au bruit d’une sonnette que le prieur tira, une vieille cuisinière parut, suivie de six sœurs qui me semblèrent charmantes. Chacune choisit son chacun ; je restai seul témoin de leurs transports, piqué de l’indifférence qu’on semblait me témoigner ; mais j’eus bientôt mon tour, et je fus dédommagé avec usure.
Le maigre n’était pas plus observé à la piscine qu’au repas du père Casimir. Les viandes les plus exquises furent servies avec toute la propreté possible : chacun, à côté de sa belle, mangeait, buvait, patinait, parlait foutaise. On me faisait la guerre sur mon peu d’appétit ; je me défendais mal, uniquement occupé du désir de retrouver ma mère, ou plutôt celui de m’escrimer avec quelqu’une de nos sœurs. Je cherchais des yeux celle qui m’avait donné l’être : l’air de fraîcheur et de jeunesse qu’elles avaient toutes ne me dénotait pas qu’aucune fût ma mère. Quoique occupées avec les pères, elles me lançaient des regards qui renversaient mes conjectures. Je m’imaginais sottement que je reconnaîtrais ma mère au respect, à la tendresse que j’avais pour elle ; mais mon cœur parlait pour toutes, et je bandais en l’honneur de chacune d’elles.
Mon inquiétude divertissait la compagnie. Quand on eut assez mangé, il fut question de foutre. Le feu brillait dans les yeux de nos adorables, et, comme nouveau venu, je commençai la danse. — Allons, père Saturnin, me dit le prieur, il faut faire assaut avec la sœur Gabrielle, ta voisine. J’avais déjà préludé avec elle par des baisers donnés et reçus ; sa main avait même été jusqu’à ma culotte, et quoiqu’elle fût la moins jeune de la compagnie, je lui trouvais assez de charmes pour ne pas envier le sort des autres. C’était une grosse blonde qui n’avait d’autre défaut que son embonpoint. Sa peau était d’une blancheur éblouissante, la plus belle tête du monde, des yeux grands et bien fendus. La passion les rendaient tendres et mourants, mais ils étaient vifs et brillants pour le plaisir.
L’exhortation du prieur n’avait pas prévenu mes désirs ; Gabrielle les avait excités, elle se prêta galamment à les satisfaire. — Viens, mon roi, me dit-elle, je veux avoir ton pucelage ; viens le perdre dans un endroit où tu as reçu la vie ! Je tremblai à ce mot. Sans avoir plus de vertu, j’avais acquis chez les moines des connaissances qui ne me permettaient pas d’être avec Gabrielle ce que j’avais été avec Toinette. J’allais l’enfiler, un reste de honte m’arrêta ; je reculai. — Ah ! ciel, dit Gabrielle, est-il possible que ce soit là mon fils ? Ai-je pu mettre au monde un tel lâche ? Foutre sa mère lui fait peur. — Ma chère Gabrielle, lui dis-je en l’embrassant, contentez-vous de mon amour ; si vous n’étiez pas ma mère, je ferais mon bonheur de vous posséder ; respectez une faiblesse que je ne puis vaincre.
L’apparence même de la vertu est respectable aux cœurs les plus corrompus. Mon action fut louée des moines ; ils convinrent de leur tort ; il n’y en eut qu’un qui voulut entreprendre de me convertir. — Pauvre sot, me dit-il, pourquoi t’effrayer d’une action indifférente ? La fouterie n’est-elle pas la conjonction de l’homme et de la femme ? Cette conjonction est ou naturelle ou défendue parla nature. Elle est naturelle, puisque leur penchant invincible les entraîne l’un vers l’autre. Si ce penchant est dans leur cœur, l’intention de la nature est donc qu’on le satisfasse indistinctement. Si Dieu a dit à nos premiers pères de croître et de multiplier, comment entendait-il que la multiplication se fit ? Adam avait des filles, il les foutait. Ève avait des fils qui faisaient avec elle ce que leur père faisait avec leurs sœurs. Descendons au déluge. Il ne restait dans le monde que la famille de Noé ; il fallait nécessairement que le frère couchât avec la sœur, le fils avec sa mère, le père avec sa fille, pour repeupler la terre. Allons plus loin : Loth fuit de Sodome ; ses filles qui avaient devant les yeux l’intention du Créateur, et qui venaient de voir leur bonne femme de mère changée en statue pour avoir été trop curieuse, s’écrièrent dans l’amertume de leur cœur : Hélas ! le monde va donc finir ? Elles auraient été coupables au yeux de Dieu si elles n’avaient pas rétabli ce qu’il venait de détruire ; et Loth, pénétré de cette vérité, y contribua de tout son pouvoir. Voilà la nature dans sa première simplicité. Les hommes, soumis à ses lois, se faisaient un devoir de les suivre ; mais bientôt corrompus par les passions, ils oublièrent la volonté de cette tendre mère ; ils ne voulurent pas rester dans l’état heureux où elle les avaient placés ; ils renversèrent tout, se forgèrent des chimères qu’ils qualifièrent de vertus et de vices, inventèrent des lois qui, au lieu de faire naître la vertu, engendrèrent le vice. Ces lois ont fait les préjugés, et ces préjugés, adoptés par les sots et siffles par les sages, se sont fortifiés d’âge en âge. Il fallut donc que ces impertinents législateurs, en renversant les lois de la nature, refondissent les cœurs qu’elle nous avait donnés ; il fallut qu’ils réglassent nos désirs, qu’ils y missent des bornes. La nature, au fond de notre cœur, réclame contre l’injustice de leurs lois ; en un mot, la fouterie sans distinction est d’institution divine, et la fouterie distincte est d’institution humaine. L’une est aussi élevée au-dessus de l’autre que le ciel l’est au-dessus de la terre. Peut-on, sans se rendre criminel, écouter l’homme préférablement à Dieu ? Non, non, et saint Paul, interprète sacré des volontés du ciel, a dit : Plutôt que de brûler, foutez, mes enfants, foutez ! Il est vrai que, pour ne pas choquer la faiblesse des petits génies, il met un correctif à sa pensée et se sert de l’expression : Mariez-vous ; mais, au fond, c’est la même chose : on ne se marie que pour foutre. Ah ! que j’en dirais bien plus si je ne me sentais pressé de suivre le conseil de saint Paul.
On rit de la saillie du père ; déjà le ribaud se levait et, le braquemart à la main, menaçait tous les cons de la salle. — Attendez ! dit une sœur nommée Madelon ; pour punir Saturnin, il me vient une idée. — Quelle est-elle ? lui demanda-t-on, — C’est, répondit-elle, de le faire coucher sur un lit ; Gabrielle s’étendra sur son dos, et le père qui vient de parler comme un oracle exploitera Gabrielle ! Les ris redoublèrent ; j’en ris moi-même, et dis que j’y consentais, à condition que pendant que le père foutrait sur mon dos. je foutrais, moi, avec la donneuse d’avis. — J’y consens, reprit-elle, pour la rareté du fait. Chacun applaudit, nous nous mîmes en posture. Figurez-vous quel spectacle ce devait être ! Le père ne poussait aucun coup à ma mère qu’elle ne le lui rendît sur-le-champ au triple, et son cul, en retombant sur le mien, me faisait enfoncer dans le con de Madelon, ce qui faisait un ricochet de fouterie tout à fait divertissant ; non pas pour nous, car nous étions trop occupés pour nous amuser à rire. Il n’eût tenu qu’à moi de me venger de Madelon, en laissant tomber le poids de trois corps sur le sien ; mais elle était trop amoureuse, travaillait de trop bon cœur pour me laisser concevoir une telle pensée. Je la soulageais de mon mieux ; elle en eut pourtant la peine ; mais ce fut plutôt un surcroît de volupté pour elle, car ayant senti les délices de la décharge avant nos fouteurs d’en haut, le plaisir me rendit immobile. Gabrielle le sentit, et ses coups de cul, avec vivacité, faisaient pour moi ce que je n’étais plus en état de faire, et, en m’agitant, allaient donner de nouveaux ébranlements de plaisir à Madelon, qui déchargeait aussi. Nos fouteurs finirent et joignirent leur extase à la nôtre. Nos quatre corps n’en firent plus qu’un ; nous mourions, nous nous confondions l’un dans l’autre.
Notre éloge sur cette façon de goûter les plaisirs excita les moines et les sœurs. Ils se mirent en devoir de foutre en quatrain, — c’est le nom que nous donnâmes à cette posture, — et nous à leur donner l’exemple. C’est ainsi que les plus belles découvertes qu’on ait faites dans la nature sont dues au hasard.
Gabrielle était si charmée de cette invention,qu’elle avoua qu’elle avait eu autant de plaisir qu’elle en avait goûté en me faisant. Curieux de savoir comment la chose s’était passée, nous la priâmes de la raconter. — J’y consens, nous dit-elle, et d’autant plus volontiers que Saturnin ne connaît encore que sa mère, sans savoir d’où elle vient ni comment elle s’est trouvée ici. Permettez-moi, mes révérends, de l’en instruire, et de remonter un peu plus haut que le jour que vous souhaitez que je vous rappelle. Mon ami, continua-t-elle en m’adressant la parole, tu ne te vanteras pas d’une longue suite d’aïeux illustres : je n’en ai jamais connu. Je suis fille d’une loueuse de chaises de ce couvent, et sans doute de quelqu’un des pères qui vivaient alors, car elle était trop vive jet trop amie du couvent pour que je puisse penser que je dois le jour à son bonhomme de mari.
A dix ans je ne démentais pas mon sang ; je connaissais l’amour avant de me connaître ; les pères cultivaient mes heureuses inclinations. Un jeune profès me donna des leçons si sensibles que j’aurais cru payer les autres d’ingratitude si je ne leur avais fait connaître que j’étais en état de leur en donner moi-même. Je m’étais déjà acquittée de mon devoir envers chacun d’eux, quand ils me firent la proposition de me mettre dans un endroit où je renouvellerais mes payements aussi souvent que je le voudrais. Je n’avais pu le faire jusqu’alors qu’à la sourdine : tantôt derrière l’autel,tantôt devant, tantôt dans un confessionnal, rarement dans les chambres. L’idée de la liberté me flatta ; j’acceptai les offres, j’entrai ici.
En y entrant, j’étais parée comme une jeune fille qu’on mène à l’autel. L’idée de mon bonheur répandait un air de sérénité sur mon visage qui charmait tous les pères. Tous brûlaient de me voir, et chacun briguait la gloire de me le mettre. Je vis le moment où le festin de ma noce allait finir comme celui des Lapithes. — Mes révérends, leur dis-je, votre nombre ne m’épouvante pas ; mais je présume peut-être trop de mes forces : je succomberais, vous êtes vingt ; la partie n’est pas égale ; Je vais vous proposer un accommodement. Il faut nous mettre nus ! (Et, pour leur en donner l’exemple, je commençai la première. Robe, corset, chemise, tout partit dans la minute. Je les vis tous dans le même état que moi ; mes sœurs étaient aussi nues. Mes yeux savourèrent un moment le charmant spectacle de vingt vits roides, gros, longs, durs comme fer, et qui se présentaient fièrement au combat.) Allons, repris-je, il est temps de commencer. Je vais me coucher sur ce lit ; j’écarterai assez les cuisses pour qu’en accourant sur moi le vit à la main, vous m’enfiliez l’un après l’autre, car il faut que le sort règle le pas ; les maladroits n’auront pas à se plaindre, puisqu’en me manquant ils trouveront des cons touts prêts sur qui ils pourront décharger leur colère. Voilà, messieurs, ce que j’avais à vous proposer. Ils applaudirent tous à cet heureux essor de mon imagination. On tire au sort, je tends la bague, on court : un, deux, trois passent sans m’enfiler, et vont tomber sur mes sœurs, qui leur font oublier leur malheur par toutes sortes de plaisirs. Un quatrième vient, c’était vous, père prieur. Ah ! je payai votre adresse par les transports les plus vifs ; et si le plaisir qu’on goûte par une décharge mutuelle fait concevoir, vous partagez la gloire d’avoir fait Saturnin avec quatre ou cinq de ceux qui vous suivirent. Oui, mon ami, continua-t-elle eu s’adressant à moi, tu as l’avantage d’être au-dessus des autres hommes, qui peuvent bien dire le jour de leur naissance, mais non pas celui où ils ont été faits.
Telles étaient nos conversations dans la piscine, tels étaient les plaisirs que nous y goûtions. Je ne m’y rendais pas le dernier. Toutes les nuits j’allais chez le prieur ou chez le dépensier : J’étais infatigable ; je conduisais toujours la bande joyeuse. Bref, j’étais l’âme et les délices de la piscine ; tout, jusqu’aux vieilles, tout tâta de mon vit. La réflexion cependant perçait quelquefois au milieu de mes plaisirs ; toutes nos sœurs me paraissaient charmées de leur sort. Je ne pouvais concevoir que des femmes, dont le naturel est vif et dissipé, eussent pu, sans frayeur, concevoir le dessein de passer leur vie dans une pareille retraite, y vivre sans dégoût et être sensibles à des plaisirs achetés par un esclavage éternel. Elles riaient de mon étonnement, et ne pouvaient elles-mêmes concevoir que je pusse avoir de pareilles idées. — Tu connais bien peu notre tempérament, me disait un jour une d’entre elles extrêmement jolie, et que le libertinage, fruit trompeur d’une éducation cultivée, avait fait jeter dans les bras de nos moines ; n’est-il pas vrai, me disait-elle, qu’il est plus naturel d’être sensible au bien qu’au mal } J’en convenais. Ferais-tu difficulté, reprenait-elle, de sacrifier une heure du jour à la douleur, si l’on t’assurait que l’heure suivante se passerait dans une extrême joie ? — Non, assurément, lui disais-je. — Eh bien, poursuivit-elle, au lieu d’une heure mets un jour ; de deux, l’un sera pour le chagrin et l’autre pour le plaisir ; je te crois trop sage pour refuser un pareil parti si l’on te l’offrait. Je dis plus : l’homme le plus indifférent ne le refuserait pas, et la raison en est toute naturelle. Le plaisir est le premier mobile de toutes les actions des hommes ; il est déguisé sous mille noms différents, suivant les différents caractères. Les femmes ont de commun avec vous tous les caractères possibles ; mais elles ont au-dessus l’impression victorieuse du plaisir de l’amour ; leurs actions les plus indifférentes, leurs pensées les plus sérieuses naissent toutes dans cette source et portent toujours, quoique déguisées, la marque du fond d’où elles sortent. La nature nous a donnés des désirs bien plus vifs, et par conséquent bien plus difficiles à satisfaire que les vôtres. Quelques coups suffisent pour abattre un homme, et ne font que nous animer, mettons-en six ; une femme ne recule pas après douze. Le sentiment du plaisir est donc au moins une fois aussi vif dans une femme qu’il l’est dans un homme, et si tu te croyais heureux de payer un jour de joie par un jour de chagrin, trouverais-tu étrange que j’en donnasse deux. Serais-tu surpris que je passasse les deux tiers de ma vie dans la peine pour passer l’autre tiers dans le plaisir ? J’ai mis les choses égales entre nous : quand tu nous vois continuellement occupées de ce qui fait le souverain bonheur des femmes, quand nous sommes continuellement dans vos bras, dis-moi, crois-tu que nous puissions songer à la peine, qu’elle ait quelque empire sur nous ? Ne trouveras-tu pas notre condition mille et mille fois plus heureuse que celle de ces filles imprudentes qui, nées avec des inclinations aussi violentes que celles des autres femmes, viennent porter dans la solitude des désirs qui ne seront jamais apaisés par les embrassements d’un homme ? Qu’ils seraient plus vifs, ces désirs, s’il était possible de nous refroidir ! Nous ne regrettons rien ici. Libres des inquiétudes de la vie, nous n’en connaissons que les charmes ; nous ne prenons de l’amour que les agréments et nous ne remarquons la différence des jours que par la diversité des plaisirs qu’il nous procurent. Désabuse-toi, père Saturnin, si tu nous crois malheureuses.
Je ne m’attendais pas à trouver des pensées aussi justes dans une fille que je ne croyais capable que de sentir le plaisir. Né pour le goûter, je profitai de l’heureux penchant qui me la livrait, et nous satisfîmes à loisir nos transports.
L’homme n’est pas né pour être toujours heureux ; je devins rêveur. J’étais en fouterie ce qu’Alexandre était en ambition : je désirais de foutre toute la terre, et après elle un nouveau monde. Depuis six mois j’avais toujours remporté le prix dans les combats amoureux, et du plus brave que j’étais je devins bientôt le plus lâche. L’habitude du plaisir en avait émoussé la pointe, et j’étais avec nos six sœurs ce qu’un mari est avec sa femme. Le mal de mon esprit influa bientôt sur mon corps ; on m’en fit des reproches qui ne glissèrent que sur mon cœur, et il ne fallait pas moins que toute la tendresse du prieur pour me faire aller à la piscine. Il engagea nos sœurs à travailler à ma guérison : elles ne négligèrent rien pour y réussir ; non seulement elles employèrent tous leurs charmes naturels, mais elles y joignirent encore ce que l’art le plus consommé peut suggérer à une vieille coquette fouteuse. Tantôt se rangeant en cercle autour de moi, elles offraient à ma vue les tableaux les plus lascifs : l’une, mollement appuyée sur un lit, laissait voir négligemment la moitié de sa gorge ; une petite jambe faite au tour, des cuisses plus blanches que la neige me promettaient le plus beau con du monde ; l’autre dans l’attitude d’une femme qui se prépare au combat, marquait l’ardeur qui la consumait ; d’autres, dans des postures différentes, en se chatouillant le con, exprimaient par leurs soupirs les plaisirs qu’elles ressentaient. Tantôt elles se mettaient nues, et me présentaient la volupté dans tout son jour. Celle-ci, appuyée sur un canapé, me montrait le revers de la médaille, et, passant la main sous son ventre, elle écartait les cuisses et se branlait, de manière qu’à chaque mouvement que faisait son doigt je voyais l’intérieur de cette partie qui m’avait autrefois causé de si vives émotions. Une autre, couchée sur un lit de satin noir, me présentait la même image que l’autre ne me présentait qu’à l’envers ; une troisième me faisait coucher par terre entre deux chaises, et, mettant ensuite un pied sur l’une et un pied sur l’autre, elle s’accroupissait, et son con se trouvait perpendiculairement sur mes yeux. Dans cette situation, je la voyais travailler avec un godmiché, tandis qu’une autre foutait devant moi de toutes ses forces avec un moine, nu comme elle. Enfin, on offrit à ma vue les images les plus lubriques, tantôt à la fois, tantôt successivement.
Quelquefois on me couchait tout nu sur un banc ; une sœur se mettait à califourchon sur ma gorge, de sorte que mon menton était enveloppé dans le poil de sa motte ; une autre se mettait sur mon ventre ; une troisième, qui était sur mes cuisses, tâchait de s’introduire mon vit dans le con ; deux autres s’étaient placées à mes côtés, de façon que je tenais un con de chaque main ; une autre enfin, — celle qui avait la plus belle gorge, — était à ma tête, et, s’inclinant, elle me pressait le visage entre ses tétons ; toutes étaient nues, toutes se grattaient, toutes déchargeaient ; mes mains, mes cuisses, mon ventre, ma gorge, mon vit, tout était inondé, je nageais dans le foutre et le mien refusait de s’y joindre. Cette dernière cérémonie appelée par excellence la question extraordinaire, fut aussi inutile que les précédentes : on me tint pour un homme confisqué, et l’on abandonna la nature à elle-même.
Tel était mon état, quand, en me promenant un jour dans le jardin, seul, rêvant au malheur de ma destinée, je rencontrai le père Siméon, homme profond, qui avait blanchi dans les travaux de Vénus et de la table, et, tel que le vieux Nestor, avait vu plusieurs fois renouveler le couvent. Il vint à moi, et, m’embrassant tendrement, me dit : O mon fils ! votre douleur est grande, mais ne vous alarmez pas, je veux vous guérir. La trop grande dissipation, mon ami, a causé votre mal ; il faut réveiller votre appétit malade par quelques mets succulents, et c’est une dévote qu’il vous faut. Le flegme du père me fît rire. Vous riez, me dit-il, je vous parle sérieusement. Vous ne connaissez pas les dévotes, vous ignorez leurs ressources pour rallumer les feux éteints. Je l’ai éprouvé moi-même. Temps heureux où je faisais retentir les voûtes du couvent en frappant avec mon vit, hélas ! qu’êtes-vous devenu ? On ne parle plus du vigoureux père Siméon ; ce n’est plus qu’un vieillard cassé ; son sang est glacé dans ses veines, ses couilles sont sèches, son vit est disparu : tout meurt ! J’avais toutes les envies d’éclater, mais la crainte de l’indisposer me retint. O mon fils, poursuivit-il, profitez de votre jeunesse. Le seul moyen de vous tirer de votre léthargie, c’est de vous mettre au régime, d’avoir recours à une dévote ; mais, pour cet effet, il faut avoir la liberté de confesser, et je me charge de vous l’obtenir auprès de Monseigneur. Je remerciai le père, et, sans avoir grande foi en son secret, je le priai de s’y employer ; il me le promit. Ce n’est pas tout, continua-t-il, il vous faut un guide avant d’entrer dans cette carrière, et je veux vous en servir.
Vous savez, mon fils, que la confession vient de nos ancêtres, c’est-à-dire des prêtres et des moines. J’ai toujours admiré le génie profond de ces hommes célèbres qui établirent la confession. Depuis ce temps tout a changé de face ; les biens ont fondu sur nous ; nos richesses ont grossi à l’ombre de ce tribunal auguste. Béni soit Dieu ! Amen !
Je ne vous parlerai pas de l’excellence du poste de confesseur : ayez seulement de la discrétion, de la douceur et de la condescendance pour les faiblesses humaines, et les femmes vous adoreront. Je ne dirai point quel parti vous devrez tirer de leurs heureuses dispositions par rapport à votre fortune, cela vous regarde ; je vous conseille de plumer impitoyablement ces vieilles bigotes qui viennent à votre confessionnal moins pour se réconcilier avec Dieu que pour voir un beau moine. Faites grâce aux jolies, parce que je la leur ai faite : elles me payaient différemment.
Une jeune fille, par exemple, ne peut faire de présents ; mais elle peut donner son précieux pucelage. Il faut user d’adresse pour lui ravir ce bijou. Fixez-vous à ces jeunes dévotes : elles pourront vous guérir ; ne vous livrez pourtant pas sans ménagement à la vivacité que pourrait vous inspirer l’espoir de votre guérison. Il y a moins de risque à se déclarer à une femme aguerrie qu’à une jeune personne chez qui la passion n’a pas encore triomphé des préjugés de l’éducation. Une femme vous entend à demi-mot ; son cœur a déjà fait la moitié du chemin avant de vous être expliqué : il n’en est pas de même d’une jeune fille ; mais s’il est difficile de la vaincre, la victoire en est plus douce. Je vais vous en tracer la route. Dans toutes, vous trouverez un penchant à l’amour. Le grand art est de savoir manier ce penchant. Telle qui paraît modeste, les yeux baissés et la démarche composée, couve un feu sous la cendre, prêt à s’allumer au vent de l’amour. Parlez, elle n’opposera qu’une faible résistance à vos premières attaques ; pressez, votre victoire est certaine.
D’autres, dont le tempérament est moins vif, moins impétueux, donneront plus d’exercice à votre adresse. Avec celles-ci, mêlez les caresses de l’amant aux remontrances du directeur ; échauffez leur naturel par des discours débités avec art ; informez-vous adroitement des progrès qu’elles ont faits dans la science de se procurer du plaisir ; levez le voile qui leur cachait des voluptés inconnues ; découvrez-leur tous les mystères de l’amour ; faites-leur-en des peintures riantes qui échauffent leur sensualité ; montrez-leur le plaisir dans les attitudes les plus séduisantes pour exciter leurs désirs. Vous objecterez peut-être qu’il est difficile de réussir dans un art aussi dangereux ; point du tout, il ne faut que de l’adresse. Je conviens qu’il serait dangereux d’encenser leurs désirs ; mais n’est-il pas mille moyens de concilier leur cœur et leur raison ? Que les portraits que vous leur ferez des plaisirs paraissent faits moins pour les engager à s’y livrer que dans la vue de les en détourner ; insistez sur les plaisirs ; soyez court sur les conséquences : la raison s’opposera vainement aux impressions que vos discours feront dans leur cœur. Rassurez-les du côté du ciel ; détruisez leurs préjugés du côté du monde ; faites-leur envisager qu’il est dangereux de garder trop longtemps une fleur qui se fane ; qu’il est si doux de la laisser cueillir, que sa perte est idéale. Ajoutez qu’il est mille secrets pour empêcher la grossesse. Examinez alors leur visage, vous le verrez enflammé. Laissez tomber votre main sur leurs tétons ; pressez-les, et bientôt vous entendrez leurs soupirs, fidèles interprètes des sentiments de leur cœur. Joignez vos soupirs aux leurs, appliquez un baiser sur leur bouche, offrez-vous pour consolateur de leurs peines. L’aveu de ce qui se passe dans le cœur établit la confiance, on ne rougit plus d’être faible avec des faibles, on se console réciproquement.
Le discours du père Simon m’avait échauffé l’imagination ; il m’avait si fort ému, que je ne doutai plus de la possibilité d’une chose que j’avais prise pour un badinage. Je réitérai mes instances auprès du père, qui obtint bientôt ce que je demandais.
Il me tardait de me voir érigé en médiateur entre les pécheurs et le Père des miséricordes. Je me réjouissais d’avance de l’aveu que pourrait me faire une fille timide d’avoir donné à son tempérament la satisfaction qu’il demandait. Je fus au confessionnal prendre possession de mon poste.
On dit qu’un grand philosophe avait la faiblesse de rentrer chez lui et d’y rester tout le jour, quand, en sortant le matin, une vieille était la première personne qu’il rencontrât. Si l’exemple de ce philosophe avait été une règle pour moi, j’aurais sur-le-champ déserté le confessionnal ; mais je tins bon, et je m’armai de courage contre l’ennui que devait me causer la confession d’une vieille qui se présenta.
J’essuyai patiemment un déluge de balivernes que je payai par des maximes de morale si consolantes, que ma vieille, charmée, m’aurait d’abord donné des marques de satisfaction, si le grillage ne se fût pas trouvé entre nous. Pour me dédommager, elle me voua un attachement à l’épreuve de toutes les tentatives que les autres directeurs pourraient faire pour me l’enlever. Je lui passai son transport en faveur du profit que j’en pourrais tirer. Bon pour plumer, me dis-je en moi-même ; mais pour cela il fallait sonder le terrain. Elle était babillarde ; je la mis sur le chapitre de sa famille. Grandes invectives d’abord contre un traître de mari, qui portait ailleurs ce qui lui appartenait : elle était blessée dans l’endroit le plus sensible ; autres invectives contre son fils, qui suivait l’exemple du père ; elle ne louait que sa fille, une fille dont l’occupation et le plaisir étaient le travail et la prière, — Ah ! ma chère sœur, m’écriai-je alors d’un ton de tartufe, que vous devez être charmée de vous voir revivre dans une pareille fille ! Mais cette sainte âme vient-elle à notre église ? Que je serais édifié de la voir ! — Vous la voyez tous les jours ici, me répondit la vieille ; elle est aussi belle qu’elle est dévote ; mais dois je parler de beauté devant vous, qui êtes des saints ? Vous méprisez cela. — Ma chère sœur, repris-je, nous croyez-vous assez injustes pour refuse d’admirer les beaux ouvrages du Créateur, surtout quand ce qu’ils ont de mondain se trouve réparé par tant de vertus célestes ? Ma vieille, enthousiasmée du tour que j’avais donné à ma curiosité, me dépeignit sa sainte, que je reconnus pour une brune piquante qui venait à nos offices. Père Siméon, me dis-je alors, voilà de nos dévotes ; ménageons celle-ci : elle pourrait bien vous rendre prophète. Crainte d’effaroucher la mère, je remis à une seconde séance d’engager sa fille à se ranger au nombre de mes pénitentes, et je lui donnai l’absolution, tant pour le passé que pour le présent. Je l’aurais même donnée pour l’avenir si elle avait voulu : cela ne coûte rien. Je l’engageai cependant à venir se rafraîchir souvent dans les eaux de la pénitence. Ainsi finit ma première expédition.
Il me semble que je vous entends crier : Allons, dom Saturnin, vous voilà dans le bon chemin ; vous êtes en train de vous guérir, à ce qu’il paraît. Oui, lecteur, oui, la sainteté du caractère dont je viens d’être revêtu commence à opérer ; Dieu soit loué ! Que la grâce est puissante ! Je bande déjà assez pour me faire croire que je banderai bientôt davantage.
Je ne manquai pas le lendemain d’aller à l’office : on s’imagine bien à quelle intention. Je vis ma brune qui priait Dieu de tout son cœur. La voilà, me dis-je, cette charmante enfant, ce modèle de toutes les vertus ! Ah ! quel plaisir de croquer un morceau aussi délicat ! Quel ravissement de donner à cela la première leçon du plaisir amoureux ! Vivat ! je suis guéri, je bande comme un carme : pourquoi ne pas dire comme un célestin ? valent-ils moins que les autres ? Mais ma dévote me regarde : sa mère lui aurait-elle parlé de moi ? Ah ! vite, apaisons le feu que sa vue m’inspire : branlons-nous ! Le roulement d’yeux que me causait le plaisir fut pris pour un excès de dévotion. Le plaisir que j’avais en me branlant à l’intention de ma dévote m’était un sûr garant de celui que j’aurais si j’en pouvais faire davantage. J’attendais de mon adresse un bonheur que le hasard me procura quelques jours après.
J’étais un jour sorti du couvent. Le portier, quand je rentrai, me dit, en m’ouvrant la porte, qu’une jeune dame m’attendait et voulait me parler. Je courus au parloir ; mais, ô surprise ! je reconnus ma dévote. Me voyant, elle se jeta à mes pieds. — Ayez pitié de moi ! me dit-elle en pleurant. — Qu’avez-vous donc ? lui demandai-je en la relevant. Parlez, le Seigneur est bon, il voit vos larmes, ouvrez votre cœur à son ministre. En voulant parler, elle tomba évanouie dans mes bras, Que faire ? J’allais crier au secours, quand la réflexion me dit : Où vas-tu ? attends-tu une plus belle occasion ? Je m’approche de ma dévote, la délace, lui découvre la gorge. Jamais plus beau sein ne s’offrit à ma vue. En écartant sa robe et sa chemise, je crus ouvrir le paradis. Je fixai mes yeux sur deux globes blancs et fermes comme le marbre ; je les baisais, je les pressais ; je collais ma bouche sur la sienne : je réchauffais son souffle. Enfin, je prends ma dévote amoureusement. Une palpitation subite me saisit. Je la quitte et reste tremblant à la considérer ; tout à coup soufflant la lumière, je la reprends dans mes bras et gagne ma chambre avec ce cher fardeau. Dieux ! qu’il était léger ! Je la mets sur mon lit, rallume ma bougie et la considère de nouveau. Je découvre sa gorge, lève ses jupes, écarte ses cuisses ; j’examine, j’admire. Quel spectacle ! l’amour, les grâces embellissaient son corps. Blancheur, embonpoint, fermeté, tout charmait la vue. Las d’admirer sans jouir, je portai la bouche et les mains sur ce que je venais de voir ; mais à peine y eus-je touché, que ma dévote soupira et porta sa main où elle sentait la mienne. Je la baise sur la bouche, elle veut se débarrasser ; inquiète, elle cherche à pénétrer où elle est. Mon ardeur produit sur moi le même effet ; je ne la quitte pas. Elle veut s’arracher de mes bras, je résiste, je la renverse ; furieuse, elle se relève, veut me déchirer le visage, mord, frappe : rien ne m’arrête. J’appuie ma poitrine sur la sienne, mon ventre sur le sien, et laisse à ses mains tout ce que la fureur leur inspire, employant les miennes à lui écarter les cuisses ; elle les serre, je désespère de triompher ; la rage augmente ses forces, la passion diminue les miennes ; m’excitant, je les réunis, j’écarte ses cuisses, je lâche mon vit ; je l’approche du con, je pousse, il entre. Alors la fureur de ma dévote s’évanouit, elle me serre, me baise, ferme les yeux et se pâme. Je ne me connais plus, je pousse, je repousse, et j’inonde le fond de son con d’un torrent de foutre. Elle redécharge, nous restons sans connaissance, tous deux absorbés par le plaisir.
Mon aimable compagne ne revint à elle-même que pour m’inviter par ses caresses à la replonger dans le délire. Ses yeux sont languissants, se troublent, s’égarent ; son con est une fournaise, mon vit brûle. Ah ! me dit-elle, le plaisir me suffoque ; je meurs ! Ses membres se roidissent, elle donne un coup de cul, j’en rends deux ; nous déchargeons encore.
Après avoir épuisé la plaisir, j’allai chercher à la cuisine de quoi réparer les forces d’un malade ; je dis que je l’étais. Je rentrai chez moi, j’y trouvai ma dévote dans la tristesse ; je la dissipai par mes caresses, et j’attendis que nous eussions mangé pour m’informer de son chagrin. Nous soupâmes sans faire beaucoup de bruit, crainte d’être découverts et qu’on ne confisquât mon trésor au profit de la piscine, suivant les règles de l’ordre.
Comme nous étions tous deux extrêmement fatigués, nous songeâmes plutôt à nous reposer qu’à causer. Quand nous eûmes fini notre repas, nous nous mîmes au lit ; mais aussitôt que nous nous vîmes nus, le repos s’enfuit loin de nous ; je portai la main au con de ma dévote, elle porta la sienne à mon vit, et, admirant sa grosseur, sa fermeté : Ah ! me dit-elle, je ne suis plus surprise que tu m’aies réconciliée avec le plaisir que j’avais résolu de haïr ! Je songeai moins à lui demander la cause qu’à lui prouver, en le lui faisant goûter de nouveau, qu’elle avait eu tort de former une pareille résolution. Elle me reçut dans ses bras avec une vivacité inexprimable. Étroitement serrés, à peine pouvions-nous respirer : le lit ne pouvant plus soutenir nos secousses, il suivait l’impression de nos corps, il craquait effroyablement. Une douce ivresse succéda bientôt à nos efforts, et nous nous endormîmes couchés l’un sur l’autre, étroitement serrés, langue en bouche, vit au con.
L’aurore nous trouva endormis dans cette posture, et, soit que l’imagination eût fait distiller cette eau délicieuse qui annonce le feu intérieur, soit que nous eussions déchargé machinalement, nous nous réveillâmes tout trempés. Bientôt nous renouvelâmes nos plaisirs, et j’eus assez de force pour m’en acquitter monacalement. Je ne dirai pas combien de fois je n’eus pas la peine d’enconner. Je passe rapidement à vous informer du sujet qui avait jeté ma dévote dans mes bras.
Je lui voyais un air d’inquiétude et de tristesse qui me pénétrait. Je la priai tendrement de s’expliquer et d’être persuadée que je remédierais à sa douleur, à quelque prix que ce fût. — Perdrai-je ton cœur, cher Saturnin, me dit-elle en me regardant languissamment, quand je t’avouerai que tu n’es pas le premier qui m’ait fait goûter les plaisirs de l’amour ? Rassure mon cœur contre une crainte dont on ne peut se défendre, et qui vient, malgré moi, de répandre sur mon visage une tristesse que je n’ai pu te cacher. Oui, c’est cette seule crainte qui m’inquiète à présent ; celle de mon sort ne m’occupe plus, puisque je suis avec toi. — Oses-tu, lui répondis-je, te défier des charmes que tu étales à mes yeux ? Que tu en connais peu le prix, si tu doutes de leur effet ! Oui, l’ardeur qu’ils m’inspirent est trop forte pour ne pas s’indigner d’une pareille crainte. Que tu me connais peu ! Si un préjugé ridicule a mis une différence entre une fille foutue et une fille à foutre, ce préjugé n’est pas ma règle. La beauté, pour en avoir charmé d’autres, doit-elle perdre le droit de nous charmer ? Quand tu l’aurais fait avec toute la terre, n’es-tu pas toujours la même, n’es-tu pas toujours une fille adorable, en serais-tu moins précieuse à mes yeux ? Les plaisirs que tu as donnés à d’autres ont-ils altéré la vivacité de ceux que tu viens de me donner ? — Tu m’enlèves, me répondit-elle ; je ne fais plus de difficulté de t’apprendre des infortunes que tu viens de faire cesser.
Elle me raconta ce qui suit :
Mon malheur a sa source dans mon cœur. Un penchant invincible pour le plaisir ne me fait respirer que pour lui. Une mère injuste et cruelle m’avait confinée dans un cloître. Trop timide pour opposer mon dégoût à ses ordres, je ne fis parler que mes larmes ; elles ne l’attendrirent pas, je pris le voile. Le moment fatal de prononcer l’arrêt de ma mort approchait : je frémis à la vue du serment que j’allais faire. L’horreur de ma prison, le désespoir d’être privée de mon unique bien, me plongèrent dans une maladie qui aurait terminé mes peines, si ma mère, touchée de mon état, ne s’était reproché sa dureté. Elle était pensionnaire dans le couvent où elle voulait que je prisse l’habit. Un projet de retraite l’y avait amenée ; mais la réflexion l’en retira. Les femmes ne renoncent pas au plaisir, ne vieillissent pas sans chagrin ; c’est un sentiment naturel que leurs efforts peuvent bien dissimuler, mais qu’ils n’arracheront jamais de leur cœur. Ma mère, jugeant de mon tempérament par le sien, me tira de mon cachot, et reparut dans le monde sur le pied d’une dame qui se consolerait aisément de la perte du défunt dans les bras d’un cinquième mari.
Connaissant le génie de ma mère, je jugeai qu’il serait dangereux de me trouver en rivalité avec elle, certaine qu’un amant qui se présenterait me préférerait à elle. Je compris que les plaisirs de l’amour goûtés dans le mystère en étaient plus piquants, que la retraite me les procurait ainsi que le grand monde. J’agis d’après ce système, et je passai bientôt pour une dévote. Charmée du progrès de mon stratagème, je ne songeai qu’à nouer quelque intrigue secrète à l’ombre de cette haute réputation de vertu factice. Cette réputation parut équivoque à un jeune homme que j’avais vu autrefois à la grille, et avec qui il m’était arrivé une aventure...
J’interrompis alors ma dévote. Me rappelant ce que Suzon m’avait autrefois appris de la sœur Monique, son aversion pour le couvent, sa passion pour l’amour, la scène qu’elle avait eue avec Verland, son caractère, le séjour que sa mère avait fait dans le couvent, je confrontais le portrait de cette sœur avec le charmant minois que j’avais devant moi. J’allai plus loin ; je me ressouvins que Suzon m’avait dit que la sœur Monique avait le clitoris un peu long. Dans l’espoir de trouver à ma dévote ce dernier signe qui devait confirmer mes soupçons, je la fis coucher sur le dos, et, lui examinant le con avec une attention que la passion ne m’avait pas encore permise, j’y trouvai ce que je cherchais, un clitoris vermeil un peu plus long que les femmes ne l’ont ordinairement, et qui semblait n’être placé là que pour le plaisir.
Ne doutant plus que ce ne fût elle, je l’embrassai avec un nouveau transport. — Chère Monique, lui dis-je, est-ce toi que le ciel m’envoie ? Elle se débarrasse de mes bras, me fixe avec surprise, et me demande qui m’avait appris le nom qu’elle portait au couvent. Une fille, lui dis-je, dont je pleure la perte, et la confidente de tes secrets, — Ah ! s’écria-t-elle, c’est Suzon : elle m’a trahie ! — Oui. c’est elle, lui répondis-je ; mais c’est un secret qu’elle n’a confié qu’à moi, et ce n’est qu’à mes importunités que je le dois. — Comment, reprit Monique, tu es le frère de Suzon ? Ah ! je ne me plains plus d’elle : si je le faisais, je me mettrais dans la nécessité de la défendre contre les plaintes que tu en ferais à ton tour, car elle ne m’a pas caché ce qui lui était arrivé avec toi.
Nous nous attendrîmes sur le sort de Suzon et la sœur Monique continua ainsi :
Puisqu’elle t’a conté mon aventure avec Verland, c’est de ce dernier que je vais te parler. Ma métamorphose l’avait surpris ; il m’avait vue à la grille vive, coquette : une longue absence ne m’avait pas effacée de son souvenir. A son retour le bruit de ma dévotion éclatant, il ne voulut en croire que ses yeux. Il me vit à l’église, et l’amour l’y suivit.
En parcourant des yeux tous ceux qui m’environnaient, j’aperçus Verland ; je rougis à la vue d’un homme qui avait autrefois été témoin de ma faiblesse, et je rougis encore plus de ne pouvoir lui cacher les dispositions où mon cœur était de retomber dans les mêmes fautes. L’âge, en tempérant sa vivacité, avait rendu ses grâces plus mâles et plus touchantes. Sa présence ralluma mes désirs ; ils m’entraînaient tous les jours au même endroit, et tous les jours je l’y voyais aussi attentif à me regarder et aussi tendre dans ses regards. Mes yeux lui firent sentir combien j’étais mécontente de sa lenteur à m’apprendra de bouche les mouvements de son cœur ; il me comprit, et, m’abordant d’un air timide, me dit : Un homme qui, pour la première fois qu’il a eu le bonheur de vous voir, a mérité votre colère, peut-il aujourd’hui se présenter à vos yeux ? Si le repentir le plus vif peut faire oublier ma faute, vous devez me voir sans indignation. Sa voix était tremblante. Je lui répondis que le galant homme faisait oublier l’imprudence du jeune homme. — Vous ne connaissez pas toutes mes fautes, reprit-il ; votre bonté vient de me pardonner un crime : j’ai plus besoin que jamais de cette même bonté. Il se tut après ces mots, et, quoique je l’entendisse, je lui répondis que je ne connaissais pas la nouvelle offense dont il voulait me parler. — Celle de vous adorer, me dit-il en collant un baiser sur ma main. Il comprit par mon silence que ce crime était excusable ; et dans la crainte de m’ouvrir trop, je le quittai charmée de mon amour.
J’étais persuadée que, si Verland était sincère, il trouverait occasion de me le prouver ; il pénétra le motif de ma retraite, et me laissa partir en souriant. J’entendis ses soupirs, les miens y répondaient au fond du cœur. Que te dirais-je ? Une seconde entrevue lui valut l’aveu de ma tendresse et la permission de me demander à ma mère en mariage. Elle le refusa : j’en fus au désespoir. Son refus irrita notre amour, Verland en était accablé. Cette imprudente démarche nous ôtait tout espoir ; et, pour comble d’horreur, ma mère était ma rivale. Les éloges prodiges à Verland la trahirent. Triste victime de la dévotion et de l’amour, je n’osais demander à ma mère la cause du refus d’un homme qu’elle croyait parfait. Je ne pus résister à la douleur ; j’étais furieuse contre ma mère et contre moi-même : mon amour était au comble. Je voyais Verland tous les jours ; nous étions inséparables. Croirais-tu que jusqu’alors je n’avais point cédé à ses instances, le seul moyen de mettre ma mère à la raison ? Mais, attendrie par les larmes de mon amant, pressée par son amour, vaincue par mon penchant, je prêtai l’oreille à sa proposition de m’enlever : nous convînmes du jour, de l’heure et des moyens.
Je ne voyais dans mon amour que le plaisir que j’allais goûter avec Verland. Le lieu le plus affreux me paraissait un paradis, pourvu qu’il fût avec moi. Le jour du départ arriva : j’allais sortir, une main invisible m’arrêta. Arrivée sur le bord du précipice, j’en mesurai la profondeur ; effrayée, je reculai. Surprise de ma faiblesse, je voulus étouffer ma raison ; elle triompha ; je rentrai, mes larmes coulèrent. Indignée de ma lâcheté, je m’encourageais et m’effrayais. L’heure pourtant avançait quel parti prendre ? Hélas ! je ne savais que penser. Un rayon de lumière vint m’éclairer, et je fus tranquille : je vis un moyen d’être à mon amant et de me venger de ma mère. Hélas ! à quoi m’a servi tant de prudence ? A me plonger dans l’abîme ! Peut-être aurais-je été plus heureuse dans un pays inconnu : tout à moi-même, n’écoutant que mon amour pour un mari qui m’aurai ; adorée, je n’aurais pas été esclave de ces apparences qui m’ont perdue ? Mais pourquoi m’abuser } J’aurais porté dans un climat étranger le même cœur, la même fureur pour l’amour, et ce caractère m’y aurait perdue comme il l’a fait ici.
Je fis à Verland le signe dont nous étions convenus, en cas d’inexécution du projet : je remis au lendemain à l’informer de mes raisons. Nous nous trouvâmes à l’église, il m’aborda sans dire mot ; son visage exprimait la douleur ; je fus effrayée. — M’aimez-vous ? lui dis-je. — Si je vous aime ! me répondit-il avec un transport de désespoir qui l’empêcha d’en dire davantage. — Verland, repris-je, je lis votre douleur dans vos yeux, mon cœur en est déchiré ; plaignez-moi, plaignez-vous d’un défaut de courage qui nous arracherait à notre passion, si le désespoir ne m’avait pas suggéré le moyen de nous conserver l’un à l’autre. Je ne doute pas de votre tendre amour, mais j’en veux une preuve, puisqu’une mère cruelle s’oppose à nos désirs. Ah ! Verland, le rouge qui me couvre le visage ne vous dit-il pas quel est le moyen que je veux employer ? — Chère Monique, me dit-il en me serrant la main, ton amour te fait il sentir la nécessité d’une chose que je t’ai en vain souvent proposée ? — Oui, lui répondis-je, vous ne vous plaindrez plus ; mais pour vous rendre heureux, je ne veux qu’un mot de votre bouche. — Parlez ; que faut-il faire ? — Épouser ma mère, lui dis-je. La surprise lui coupa la parole ; il me regardait avec des yeux égarés. — Épouser votre mère, Monique ! que me proposez-vous ? — Une chose, lui répondis-je, dont je me repens. Votre froideur me dénote votre amour, et votre indifférence m’éclaire sur ma passion. Ciel ! ai-je pu penser à un homme aussi lâche ? — Monique, reprit-il tristement, à quoi veux-tu réduire ton amant ? — Ingrat, lui répondis-je, quand je surmonte l’horreur de te voir dans les bras de ma rivale ; quand, pour me livrer à toi, pour jouir du plaisir de te voir, pour recevoir enfin tes caresses, je sacrifie ma gloire, j’immole à ton bonheur ce que j’ai de plus cher, tu trembles ! Ai-je plus de force que toi ? Non ; mais tu n’as pas tant d’amour. — C’en est fait, me dit-il alors, tu triomphes ; j’ai honte de moi-même, et nos cœurs doivent être sans remords. Charmée de son courage, je promis de l’en récompenser le jour de ses noces ; peut-être n’aurais-je pas eu la force de l’attendre, si l’impatience de ma mère n’eût pas été aussi vive que la mienne. Verland lui avait offert ses vœux. Ravie d’une conquête qu’elle s’imaginait devoir à ses charmes, elle se hâta d’en recueillir le fruit ; il n’était pas fait pour elle. Le mariage se célébra ; la joie que j’en témoignai m’attira de ma mère mille caresses que je payai par d’autres qui étaient moins sincères. Mon cœur s’enivrait d’avance du plaisir de l’amour et de la vengeance. Verland parut : il était adorable ; mille grâces nouvelles animaient toutes ses actions ; le moindre sourire m’enchantait ; les paroles les plus indifférentes m’enflammaient ; à peine pouvais-je contenir mes désirs. Au milieu du tumulte, il trouva moyen de s’approcher de moi et de me dire : J’ai tout fait pour l’amour, ne fera-t-il rien pour moi ? Un coup d’œil fut ma réponse. Je sors, il s’échappe ; j’entre dans ma chambre, il m’y suit ; je m’élance sur mon lit, il se précipite sur moi. Dispense-moi de faire ici le récit des plaisirs que je goûtai, un seul mot te suffit pour te les faire connaître : toi seul, cher père, toi seul as été plus loin. O ma mère ! m’écriai-je, au milieu de nos transports, que ton injustice va te coûter cher.
Mon amant était un prodige ; nous restâmes ensemble une heure qui ne vit pas un moment d’intervalle. En vain les forces lui manquaient ; semblable à Antée, qui, luttant avec Hercule, ne faisait que toucher la terre pour réparer les siennes, mon amant me touchait et revenait à la charge avec plus de vigueur.
On nous cherchait partout ; on avait même frappé à ma porte. Nous nous séparâmes, crainte d’être suspectés. Verland gagna le jardin, où on le trouva, comme il l’avait prévu. On le railla, on lui fit la guerre. Un feint étourdissement vint à son secours, disant que, pour ne pas troubler les plaisirs, il s’était retiré sans parler. Son air abattu, occasionné par la fatigue qu’il venait d’avoir, aidait à faire croire ce qu’il disait.
Ne doutant pas qu’on ne vînt encore me chercher dans ma chambre, je dérangeai la portière qui bouchait le trou de la serrure et me mis à demi prosternée devant un crucifix. Cela me réussit : on crut que les plaisirs n’avaient pu me déranger de mes pieux exercices ; de là une nouvelle estime, une espèce de vénération pour moi. Remise enfin de mon travail amoureux, je rejoignis la compagnie pour ne donner aucun soupçon, en affectant de me prêter par complaisance à des divertissements dont le plus doux avait déjà été pour moi.
Après le dessein formé de marier ma mère avec mon amant, je disposai tout pour faciliter le moyen de nous voir, pour prévenir toute surprise étant ensemble ; j’affectai plus de dévotion, ne voulant pas être interrompue dans mes prières ; j’accoutumai le monde à ne point frapper chez moi, la clef n’y étant pas. Verland, de son côté, accoutuma ma mère à son absence, prétextant des affaires et se coulant dans mes bras. Quoique contraints, nous n’étions pas dégoûtés de nos plaisirs : je les croyais éternels, un moment me détrompa. Je rencontrai un jour une jeune personne que j’avais connue autrefois ; je lui demandai ce qu’elle faisait en cette ville ; elle me dit qu’elle n’y était attachée à personne : je la pris pour ma femme de chambre. Mais, cher père, est-ce avec toi que je dois feindre ? Cette prétendue femme de chambre n’était autre que Martin, dont ta sœur a dû te parler en te contant mon histoire. Je ne l’avais pas vu depuis notre séparation. Il était encore aussi joli, aussi aimable ; son menton était à peine couvert de quelques poils follets, blonds, que je lui coupais exactement. Martin était une jolie fille aux yeux de tout le monde ; il était pour moi d’un prix inestimable.
J’avais instruit Martin de mon intrigue avec Verland. Heureux de me posséder, il n’en était pas jaloux ; j’étais charmée de sa docilité, je l’étais encore plus de sa vigueur. J’avais arrangé sagement mes plaisirs : Verland avait le jour ; Martin, la nuit. Le jour ne disparaissait que pour faire place à une nuit voluptueuse. Jamais mortelle n’a joui d’une félicité plus parfaite : mais le plaisir est de peu de durée ; sa mesure est celle du tourment dont sa perte nous accable.
Martin pouvait passer pour une fille jolie sous cet habillement. L’ingrat Verland, hélas ! pourquoi le traiter d’ingrat ? n’étais-je pas coupable, et mon cœur criminel ? Verland trouva des charmes à ma prétendue femme de chambre, et négligea sa maîtresse. Dédommagée par les plaisirs de la nuit, je ne m’étais pas encore aperçue de l’indifférence de Verland ; il possédait si bien l’art de me persuader, que tous les motifs de son absence me paraissaient justes. Si je le grondais, un sourire, un baiser, apaisaient ma colère. Un jour de repos me le rendait plus vigoureux. Il en vint jusqu’à me faire croire que l’intérêt de notre plaisir rendait ces absences nécessaires ; j’y consentis : Martin suppléait au relâche.
Hier, jour infortuné et dont je ne dois me souvenir que pour le détester, hier était un jour de repos pour Verland. Renfermée seule avec Martin, et n’ayant pour témoin que l’amour, nous n’écoutions que ses conseils. J’étais couchée sur mon lit ; la gorge nue, les jupes levées et les cuisses écartées, j’attendais que Martin reprît ses forces. Il était nu, et, passant ma cuisse droite entre ses cuisses, me tenait d’une main les tétons, et de l’autre caressait ma cuisse gauche. Tandis que ses yeux et sa bouche cherchaient à rallumer son ardeur, Verland, que nous n’attendions pas, entra et nous surprit dans cette attitude. Il eut le temps de fermer la porte et d’accourir à nous avant que la frayeur nous eût permis de changer de posture. — Monique, me dit-il, je ne blâme pas tes plaisirs, mais tu dois avoir la même complaisance pour moi : j’aime Javotte (c’est le nom que Martin avait pris), je me sens des forces suffisantes pour vous contenter toutes deux. Dans le moment il veut embrasser Martin, il le tire de mes bras, il porte la main et trouve... Quelle surprise ! Sans lâcher Martin, il me jette un regard d’indignation ; il n’ose faire éclater contre moi sa colère ; mais tout le poids en retombe sur la cause innocente. Son amour s’était tourné en rage ; il frappait impitoyablement le malheureux Martin, et c’était moi qu’il frappait dans l’endroit le plus sensible.
Je me jette entre ces deux rivaux. — Arrêtez, dis-je à Verland en l’embrassant ; respectez sa jeunesse au nom de nos transports, au nom de notre amour, Verland, ayez pitié de sa faiblesse, soyez sensible à mes larmes. Il s’arrête, mais Martin, qui avait eu le temps de se reconnaître, était devenu furieux à son tour. Il prend l’épée de Verland, s’élance sur lui. Je fuis à cette vue, me sauve par un escalier dérobé, j’accours ici, tu sais le reste.
Monique ne put achever sans verser des larmes. — Hélas ! s’écria-t-elle, à quel sort dois-je m’attendre ? — Au plus heureux, lui dis-je : rassure-toi, chère Monique ; ce qui fait couler tes pleurs est peut-être sans objet. Si c’est la perte de tes plaisirs, de plus grands la répareront bientôt. Il m’était impossible de la garder encore dans ma chambre sans être découvert, et je crus que le meilleur parti était de la présenter à la piscine. Je ne craignais pas de lui promettre trop, en l’assurant que les plaisirs dont elle avait joui jusqu’alors n’étaient qu’une faible image de ceux qui lui étaient réservés. La piscine devait être un séjour divin pour un tempérament tel que le sien. — Cher ami, dit-elle en m’embrassant, ne m’abandonne pas ; puis-je rester avec toi ! Ton consentement ou ton refus décidera de mon sort ; si je te perds, je serai malheureuse. Je l’assurai que nous ne nous quitterions jamais. — Je n’ai plus, reprit-elle, qu’une inquiétude : pardonne ce dernier effort à un amour dont tu vas devenir l’unique objet. Je sentis ce qu’elle n’osait m’avouer. Je lui offris d’aller m’instruire du sort de ses amants et de l’effet de sa fuite. Elle m’en remercia. Je la laissai seule, et je sortis avec promesse de revenir bientôt.
Je m’informai dans la ville de ce qu’il y avait de nouveau. J’allai dans le voisinage de Verland ; rien n’avait transpiré, et je jugeai que tout le désordre s’était borné à la fuite de Monique. Je revenais au couvent quand j’aperçus le domestique, qui accourut à moi et me dit que le révérend père André l’avait chargé de me donner une lettre, et un sac d’argent de cent pistoles. Je crus d’abord que le père me chargeait de quelques commissions. J’ouvris la lettre et j’y trouvai ces mots :
« Vous vous êtes trahi par vos précautions ; on a ouvert votre chambre, et on y a trouvé le trésor que vous ne vouliez pas faire voir à vos frères ; on s’en est saisi ; on a mis cette personne à la piscine. Vous connaissez le génie des moines ; fuyez, père Saturnin ; fuyez, dérobez-vous aux horreurs d’une prison qui ne finirait peut-être qu’avec votre vie.
« P. André. »
Je fus frappé comme d’un coup de foudre à la lecture de cette lettre. Un accablement mortel m’ôta le sentiment. O ciel ! m’écriai-je, que devenir ? Dois-je m’exposer à la vengeance monacale ? Fuirai-je ? Malheureux, n’hésite point ; ah ! fuyons ! Mais où fuir, où me sauver ? La maison d’Ambroise s’offrit à mon esprit éperdu comme l’asile le plus sur contre la crainte présente. Je pris une résolution courageuse, trop heureux que la générosité du père André me dérobât au ressentiment monacal.
Ce ne fut pas sans douleur que je m’exilai d’un lieu où je laissais mon plaisir et mon bonheur. Déchiré par mes remords, abattu par mon désespoir, j’arrivai chez Ambroise. Toinette était seule ; mon malheur l’attendrit. Elle me secourut de son mieux et me couvrit d’un habit d’Ambroise. Je partis le lendemain pour Paris, dans l’espérance d’y trouver un état qui put me dédommager de celui que je venais de quitter.
Je partis, après avoir secoué, comme les apôtres, la poussière de mes souliers sur mon ingrate patrie ; et, marchant à pied, un bâton blanc à la main, j’arrivai à Paris. Je crus pouvoir braver alors la fureur monacale. L’argent du père André et les secours de Toinette pouvaient me conduire pendant quelque temps. Mon dessein était de chercher d’abord un poste de précepteur, en attendant que la fortune voulût m’en trouver un meilleur. Quelques connaissances que j’avais à Paris auraient pu me servir, s’il n’eût été dangereux de les employer. Moyennant un retour raisonnable, j’avais troqué mon habit de paysan contre un plus honnête. Heureux si, en quittant le froc, j’en avais quitté les inclinations ! Le noir chagrin qui me dévorait me faisait croire que j’étais venu à bout de déraciner cette mauvaise tige, ou que j’en triompherais aisément. Je l’avais même juré ; je voulais m’enchaîner par un serment, moi que les liens les plus respectables n’avaient pu retenir. Que l’homme est faible !

Aujourd’hui sous un casque et demain sous un froc,
Il tourne au moindre vent et tombe au moindre choc.

Je tombai ; le choc ne fut pas violent, puisque ce ne fut qu’un coup de coude qu’une coquine me donna en me disant : Monsieur l’abbé, voulez-vous me payer une salade ? — Plutôt deux, répondis-je, emporté par un mouvement naturel. La réflexion vint aussitôt à mon secours, mais trop tard ; j’étais trop engagé pour reculer. Nous entrâmes dans une allée obscure et étroite. Je pensai mille fois me rompre le cou dans un escalier tortueux, dont les marches glissantes et inégales me faisaient trébucher à chaque pas. Ma donzelle me tenait par la main. J’avouerai que, ne m’étant jamais trouvé en pareil cas, je ne pouvais me défendre d’un certain effroi qui parut de bon augure à ma conductrice : elle en aurait ri si elle eût connu ma qualité. Nous arrivâmes enfin avec bien de la peine à la porte du temple. Nous frappâmes ; une vieille, plus vieille que la sibylle de Cumes, vint ouvrir en entrebâillant la porte. — Mon petit roi, me dit-elle, il y a du monde ; attends un moment ; monte plus haut. Monter plus haut était bien difficile, à moins que de vouloir monter au ciel. Une porte se présenta sous ma main qui s’ouvrit d’elle-même. J’allai me retirer, crainte de trouver quelqu’un et de faire soupçonner ma probité. L’odeur me rassura ; c’était... Vous me devinez.
Abandonné à moi-même, dans un endroit affreux, au bout du monde, dans un pays perdu, avec des gens inconnus, je me sentis saisi d’une terreur subite. Le danger que je courais s’offrit à mes yeux. Profitons, dis-je en moi-même, de ce moment de clarté, sauvons-nous. Quelque chose de plus puissant que la réflexion m’arrêta ; il semblait qu’une mer immense se présentât à mes yeux et m’empêchât de gagner le rivage : je m’élançais et je me retenais aussitôt. Le ciel a-t-il gravé dans nos cœurs des pressentiments de ce qui doit nous arriver ? Oui, sans doute, et je l’éprouvais. Dans le moment on ouvre la porte fatale, on m’appelle, je descends ; infortuné, je courais à ma perte, mais quelle joie délicieuse devait la précéder !
J’entre d’un air timide à la lueur tremblante d’une lampe ; je vais m’asseoir sans parler ; j’appuie le coude sur une table mal assurée ; je me couvre les yeux avec la main, comme si j’eusse voulu me dérober aux réflexions qui venaient m’assaillir. Une quêteuse infernale s’avance ; Je me montre généreux, elle me remercie. Mon maintien triste surprenant les prêtresses du temple, la vieille sibylle s’approche pour m’en demander le sujet. Je la repousse brutalement ; elle s’en plaint.
— Laissez, madame, lui dit la plus jeune ; on peut avoir du chagrin.
Ce son de voix qui ne m’était pas inconnu, frappa mon cœur. Je tremblai, et, craignant de porter les yeux vers l’endroit d’où venait de partir cette voix, je les ferme et ne veux m’occuper que des mouvements qu’elle vient de réveiller en moi ; mais bientôt, me reprochant mon indifférence, je veux m’éclaircir ; je rouvre les yeux, me lève et m’approche. Cieux ! c’était Suzon ! Ses traits, quoique changés par l’âge, étaient trop gravés dans mon cœur pour les méconnaître. Je tombe dans ses bras, mes yeux se remplissent de larmes, mon âme est sur mes lèvres. — Chère sœur, lui dis-je d’une voix altérée, tu ne reconnais plus ton frère ? Elle jette un cri, et tombe évanouie.,
La vieille, étonnée, accourt et veut secourir Suzon ; je la repousse, colle mes lèvres sur les lèvres de ma chère sœur, et ne veux que le feu de mes baisers pour lui rendre la chaleur. Je la presse contre mon sein, arrose son visage de mes larmes ; elle ouvre des yeux humides de pleurs : Laisse-moi, Saturnin, me dit-elle, laisse une malheureuse !
— Chère sœur ! m’écriai-je, la vue de Saturnin t’inspire-t-elle de l’horreur ? Tu lui refuses tes baisers, tu lui refuses tes caresses. Sensible à mes reproches, elle me donna les marques les plus vives de sa joie. La gaieté reparut sur son visage ; elle se répandit jusque sur la vieille, à qui je donnai de l’argent pour nous apprêter à souper. J’aurais donné tout : je retrouvais Suzon, n’étais-je pas assez riche ?
On préparait le souper ; je tenais toujours Suzon dans mes bras. Nous n’avions pas encore eu la force d’ouvrir la bouche pour nous demander quelles aventures pouvaient nous rassembler si loin de notre patrie ; nous nous regardions, nos yeux étaient les seuls interprètes de nos âmes ; ils versaient des larmes de joie et de tristesse ; nous n’étions occupés que de ces deux passions. Notre cœur était si rempli, notre esprit si occupé, que notre langue était comme liée ; nous soupirions ; si nous ouvrions quelquefois la bouche, nous ne prononcions que des paroles sans suite ; tout nous ramenait à la réflexion du bonheur d’être ensemble.
Je rompis enfin le silence. — Suzon, m’écriai-je, ma chère Suzon ! c’est toi que je retrouve ! Par quel heureux hasard m’es-tu rendue ? Mais dans quel lieu, ah ! ciel ! — Tu vois, me répondit-elle avec un visage accablé, une fille malheureuse qui a éprouvé toutes les alternatives de la fortune, presque toujours l’objet de sa fureur, et forcée de vivre dans un libertinage que sa raison condamne, que son cœur déteste, mais que la nécessité lui rend indispensable. Ton impatience, je le vois, attend après le récit de mes malheurs ; puis-je donner un autre nom à la vie que j’ai menée depuis que je t’ai perdu ? Moins sensible à la honte de te révéler mes dérèglements qu’au plaisir de répandre ma douleur dans ton sein, je vais te faire un aveu sincère de mes peines. Te le dirai-je, c’est toi qui les as causées ; mais mon cœur était de moitié, lui seul a tout fait, il a creusé l’abîme où je suis plongée. Te souviens-tu de ces temps heureux où tu me faisais une peinture naïve de ta passion naissante ? Je t’adorais dès ce temps-là. En te racontant les aventures de Monique, en te découvrant nos mystères les plus cachés, je voulais t’enflammer, je voulais t’instruire ; je voyais avec plaisir l’effet de mes discours. J’ai été témoin de tes transports avec Mme Dinville, et tes caresses étaient autant de coups de poignard pour moi. Quand je t’entraînai dans ma chambre, j’étais dévorée par un feu que tu ne pouvais plus éteindre C’est ici l’époque de mes infortunes. Tu as toujours ignoré la cause de ce bruit affreux que nous entendîmes : c’était l’abbé Fillot, ce scélérat vomi par les enfers et né pour le supplice de mes jours. Il avait conçu pour moi un amour qu’il voulait satisfaire à quel prix que ce fût ; il avait choisi la nuit pour l’exécution de son dessein ; il s’était caché dans la ruelle du lit, et profita de ta fuite pour venir se mettre à ta place. Hélas ! il eut bon temps d’une malheureuse que la frayeur avait fait évanouir ; il fit ce qu’il voulut. Ranimée par le plaisir et trompée par ma passion, je crus le recevoir de mon cher Saturnin. Je comblai de plaisirs un monstre que j’accablai de reproches quand je le reconnus. Il voulut m’apaiser par ses caresses, je le repoussai avec horreur ; il me menaça de révéler à Mme Dinville ce que j’avais fait avec toi. L’indigne employait contre moi les armes dont je pouvais me servir contre lui. Il obtint par ses menaces ce que j’avais refusé à ses transports. Ainsi, j’accordais tout à un homme que je détestais, et le sort m’arrachait des bras de celui que j’aimais.
Bientôt je sentis les fruits amers de mon imprudence. Je cachai ma honte le plus que je pus ; mais je me serais trahie par un silence trop obstiné. J’avais chassé l’abbé Fillot ; il se consolait dans les bras de Mme Dinville. La nécessité me le fit rappeler. Je lui découvris mon état ; il feignit d’y être sensible, m’offrit de m’emmener avec lui à Paris, en m’y promettant le sort le plus heureux ; il ajouta qu’il ne demandait, pour prix de ses services, que de vouloir souffrir qu’il me les rendît. Je ne voulais qu’être en un lieu où je pusse me délivrer de mon fardeau, comptant bien ne me servir ensuite de son crédit que pour me placer auprès de quelque dame. Je me laissai gagner par ses promesses ; je consentis à le suivre et partis avec lui, déguisée en abbé.
Il eut pour moi mille attentions dans la route ; mais que le traître cachait bien la scélératesse de son cœur sous des apparences trompeuses ! Les secousses du carrosse avaient trompé mon calcul : je mis au monde, à une lieue de Paris, le gage odieux de l’amour d’un misérable. Tout le monde criait au prodige et riait. Mon indigne compagnon de voyage disparut, me laissa à ma douleur et à ma misère. Une dame charitable eut pitié de mon état, prit un carrosse, m’amena à Paris et de là à l’Hôtel-Dieu. Elle ne me tira des bras de la mort que pour me laisser dans ceux l’indigence. Je ne l’aurais sentie que trop tôt, si le hasard ne m’eût fait rencontrer une fille perdue. La misère entraîna le penchant.
N’en exige pas, davantage. La vie de Suzon n’a été qu’un enchaînement continuel de plaisirs et de chagrin. Si le plaisir s’est fait quelquefois sentir à mon cœur, il n’a fait que colorer le fond de tristessse qui le rongeait. Cessera-t-elle, cette tristesse ? Ah ! puisque je te retrouve, je ne dois plus me plaindre. Mais, toi, cher frère, ne me fais pas languir : es tu sorti de ton couvent ? Quel hasard t’a conduit à Paris ? — Un malheur semblable au tien, lui répondis-je, que m’a causé ta meilleure amie. — Ma meilleure amie ! reprit-elle en soupirant. En ai-je encore dans le monde ? Ah ! ça ne peut être que la sœur Monique. — Elle-même, repris-je : ce récit exige trop de temps : soupons.
Je fis à côté de Suzon le repas le plus délicieux de ma vie. L’envie de me voir seul avec elle et, de son côté, celle d’apprendre mes aventures, nous firent quitter promptement la table. Nous nous retirâmes dans sa chambre, où, sans témoins, sur un lit, digne meuble de l’endroit où nous étions, et qui n’avait jamais servi à deux amants aussi tendres, tenant Suzon sur mes genoux, et mon visage collé sur le sien je lui racontai mes aventures depuis ma sortie de chez Ambroise.
— Je ne suis donc plus ta sœur ? s’écria-t-elle quand j’eus fini. — Ne regrette pas, lui dis-je, une qualité que le sang donne, et rarement le cœur ; si tu n’es plus ma sœur, tu es toujours l’idole de mon cœur. Chère âme, continuai-je en la pressant tendrement dans mes bras, oublions nos malheurs, et commençons à compter notre vie du jour qui nous a rassemblés. En lui disant ces mots, je baisai sa gorge ; j’avais déjà ma main entre ses cuisses : — Arrête, me dit-elle en s’échappant de mes bras, arrête ! — Cruelle ! m’écriai je, quelles grâces aurais je donc à rendre à la fortune si tu rebutes les témoignages de mon amour ? — Étouffe, me répondit-elle, des désirs que je ne pourrais écouter sans être criminelle ; fais un effort sur ta passion : je t’en donne l’exemple. — Ah ! Suzon, lui répliquai-je, tu n’as guère d’amour si tu peux me conseiller d’étouffer le mien ! Et dans quelles circonstances ? Quand rien ne s’oppose à notre bonheur ! — Rien ne s’oppose à notre bonheur ? reprit-elle ; ah ! que ne dis-tu vrai ? Dans le moment je la vis en pleurs : je la pressai de m’en expliquer la cause. — Voudrais-tu, me dit-elle, partager avec moi le triste prix de mon libertinage ? Quand tu le voudrais, aurais-je la cruauté d’y consentir ? — Tu crois, lui répondis-je, m’arrêter par une raison aussi faible ? Je partagerais la mort avec ma Suzon, et je craindrais de partager ses malheurs ? Sur-le-champ je la renverse sur le lit et veux lui prouver que je ne crains pas le danger. — Ah ! cher Saturnin, s’écria-t-elle, tu vas te perdre ! — Je me perdrai, lui dis-je, transporté d’amour, mais ce sera dans tes bras ! Elle cède, je pousse... Qu’on me permette d’imiter ici ce sage Grec qui, peignant le sacrifice d’Iphigénie, après avoir épuisé sur le visage des assistants tous les traits qui caractérisaient la douleur la plus profonde, couvrit celui d’Agamemnon d’un voile, laissant habilement aux spectateurs le plaisir d’imaginer quels traits pouvaient caractériser le désespoir d’un père tendre qui voit répandre son sang, qui voit immoler sa fille. Je vous laisse, cher lecteur, le plaisir d’imaginer ; mais c’est à vous que je m’adresse, vous qui avez éprouvé les traverses de l’amour, et qui, après un long temps, avez vu votre passion couronnée par la jouissance de l’objet aimé. Rappelez-vous vos plaisirs, poussezvotre imagination encore plus loin s’il est possible, elle sera toujours au dessous de mes délices Mais quel démon jaloux de ma tranquillité me présente sans cesse un souvenir que j’arrose de larmes de sang ? Ah ! finissons, je succombe à ma douleur.
Le jour vint avant que nous nous fussions aperçus que la nuit avait disparu. J’avais oublié mes chagrins, l’univers entier, dans les bras de Suzon, — Ne nous quittons jamais, mon cher frère, me disait-elle ; où trouveras-tu une fille plus tendre ? où trouverais-je un amant plus passionné ? Je lui jurais de vivre toujours avec elle ; je le lui jurais, hélas ! et nous allions nous quitter pour ne nous jamais revoir. L’orage grondait sur nos têtes, le charme de l’illusion le dérobait à nos yeux. — Sauvez-vous, Suzon, vint nous dire une fille épouvantée sauvez-vous, fuyez par l’escalier dérobé ! Surpris, nous voulûmes nous lever : il n’était plus temps ; un archer féroce entrait au moment où nous nous levions. Suzon, éperdue, se jette dans mes bras : il l’en arrache malgré mes efforts, il l’entraîne. Cette vue me rend furieux ; la rage me prête des forces, le désespoir me rend invincible. Un chenet, dont je me saisis, devient dans mes mains une arme mortelle. Je m’élance sur l’archer. Arrête, malheureux Saturnin ! Il n’est plus temps, le coup est porté, le ravisseur de Suzon tombe à mes pieds. On se jette sur moi, je me défends, je succombe, je suis pris. On me lie ; à peine me laisse-t-on la liberté de prendre la moitié de mes habits. — Adieu, Suzon, m’écriai-je en lui tendant les bras ; adieu, ma chère sœur, adieu ! On me traînait inhumainement sur l’escalier ; la douleur que me causaient les coups des marches sur lesquelles ma tête frappait me fit bientôt perdre connaissance.
Dois-je finir ici le récit de mes malheurs ? Ah ! lecteur, si votre cœur est sensible, suspendez votre curiosité, contentez-vous de me plaindre mais quoi ! le sentiment de ma douleur prévaudra-t-il toujours sur celui de ma félicité ? N’ai-je pas assez versé de pleurs ? Je touche au port et je regrette encore les dangers du naufrage. Lisez, et vous allez voir les tristes suites du libertinage, heureux si vous ne le payez pas plus cher que moi.
Je ne revins de ma faiblesse que pour me voir dans un misérable lit, au milieu d’un hôpital. Je demandai où j’étais. A Bicêtre, me dit-on. A Bicêtre ! m’écriai-je ; ciel ! à Bicêtre ! La douleur me pétrifia, la fièvre me saisit, je n’en revins que pour tomber dans une maladie plus cruelle, la vérole ! Je reçus sans murmurer ce nouveau châtiment du ciel. Suzon, me dis-je, je ne me plaindrais pas de mon sort, si tu ne souffrais pas le même malheur.
Mon mal devint insensiblement si violent que, pour le chasser, on eut recours aux plus violents remèdes : on m’annonça qu’il fallait me résoudre à subir une petite opération. Il faut vous épargner ce spectacle de douleur. Que puis-je vous dire ? Je tombai dans une faiblesse que l’on prit pour le dernier moment de ma vie. Que ne l’était-il ? J’aurais été trop heureux ! La douleur qui avait causé mon évanouissement m’en retira. Je portai la main où je sentais la douleur la plus vive. Ah ! je ne suis plus un homme ! Je poussai un cri qui fut entendu jusqu’aux extrémités de la maison. Mais bientôt revenant à moi-même, et, tel que Job sur son fumier, pénétré de douleur et soumis aux ordres du ciel, je m’écriai dans l’amertume de mon cœur : Deus dederat, Deus abstulit.
Je ne souhaitais plus que la mort. J’avais perdu le pouvoir de jouir de la vie ; l’anéantissement était le but de tous mes désirs ; j’aurais voulu me cacher éternellement ce que j’avais été, je ne pouvais penser sans horreur à ce que j’étais. Le voilà donc, disais-je au fond de mon cœur, le voilà, cet infortuné père Saturnin, cet homme si chéri des femmes, il n’est plus ; un coup cruel vient de lui enlever la meilleure partie de lui-même ; j’étais un héros, et je ne suis plus qu’un... Meurs, malheureux, meurs ; peux-tu survivre cette perte ? Tu n’es plus qu’un eunuque !
La mort fut sourde à mes cris ; ma santé revint, je me rétablis ; mais ma débilité fit juger qu’on ne tirerait pas de moi les services qu’on en avait attendus et auxquels on m’avait destiné ; on me déclara que j’étais libre. — Je suis libre, répondis-je au supérieur qui me l’annonçait ; hélas ! à quoi va me servir cette liberté que vous me donnez ? Dans l’état cruel où je suis, c’est le présent le plus funeste que vous puissiez me faire. Mais, monsieur, oserais-je vous demander le sort d’une jeune personne que l’on doit avoir amenée ici le même jour que moi ? — Il est plus heureux que le vôtre, me répondit-il brusquement ; elle est morte dans les remèdes. — Elle est morte, repris-je, accablé de ce dernier coup ; Suzon est morte ! Ah ciel ? et je vis encore ! J’aurais dans le moment terminé mes jours si l’on n’avait arrêté l’effet de mon désespoir. On me sauva de ma propre fureur, et l’on me mit dans le chemin de profiter de la permission que l’on venait de me donner, c’est-à-dire à la porte.
Je restai un moment anéanti ; mes yeux seuls, en répandant un torrent de larmes, témoignaient que je vivais encore ; j’étais au dernier degré du désespoir et de la rage. Couvert d’un malheureux habit, ayant à peine de quoi vivre un jour et ne sachant où aller, je m’abandonnai dans les bras de la Providence. Je prenais le chemin de Paris, j’aperçus les murs des Chartreux ; la profonde solitude qui y règne fit briller à mon esprit un trait de lumière. Heureux mortels ! m’écriai-je, qui vivez dans cette retraite à l’abri des fureurs et des revers de la fortune, vos cœurs purs et innocents ne connaissent pas les horreurs qui déchirent le mien. L’idée de leur félicité m’inspira le désir de la partager. J’allai me jeter aux pieds du supérieur ; je lui contai mes infortunes. O mon fils, me dit-il en m’embrassant avec bonté, louez Dieu : il vous réservait ce port après tant de naufrages. Vivez-y, et vivez-y heureux, s’il est possible.
Je restai pendant quelque temps sans emploi, mais bientôt on m’en donna. Je montai par degrés au poste de portier, et c’est sous ce titre qu’on m’a connu.
C’est ici que mon cœur se fortifie dans la haine qu’il a conçue pour le monde ; j’y attends la mort sans la craindre ni la désirer, et je prétends que, quand elle m’aura tiré du nombre des vivants, on grave en lettres d’or sur mon tombeau :

Hic situs est dom Saturnin,
Fututus, Futuit.

FIN