I. Paris

Louise de Bescé entendit crier l’arrivée en gare d’Austerlitz. Accoudée à la portière, elle laissait au hasard ses sensations se suivre ou s’agglomérer. Une sorte d’hypnose triste et courageuse possédait son cerveau brumeux.

Le compartiment de première fut vide. Tous les occupants venaient de descendre. Le train se remit en marche vers Orsay.

La jeune fille laissa son regard errer sur les murs de cette espèce de tranchée, parallèle à la Seine, où courait le convoi traîné par une locomotive électrique. Il y eut l’arrêt du pont Saint-Michel, puis on entra dans la vaste gare d’Orsay, blanche et tumultueuse. Louise descendit tranquillement et se dirigea vers la sortie. Elle était au but.

Après s’être donnée au jeune ouvrier qui maçonnait dans la chambre des suppliciés, Louise de Bescé avait connu un sombre désespoir. Son humeur devint capricieuse et fantasque. Elle s’aliéna en peu de temps toutes les amitiés qui l’accompagnaient jusque-là.

Ce qui la torturait surtout, c’était la crainte d’être enceinte des oeuvres de cet amant sans gloire. Le souvenir de l’acte où elle s’était offerte comme une fille la brûlait nuit et jour. Elle avait maintenant retrouvé la chasteté et sa froideur d’avant le jour funeste. Mais cette terreur de devoir, bientôt peut-être, déclarer une grossesse à son père ne l’abandonna plus.

Louise maigrit, se fit gracieuse et plus tentante. Ses colères brusques et quotidiennes n’en devinrent pas moins, en peu de jours, le cauchemar de la maison. Le premier, son frère Zani lui dit :
- Louise, tu deviens assommante !

Son père, le lendemain, de sa voix douce et pleine de menaces, prononça ces mots dans lesquels il ne mettait aucune intention fâcheuse, mais qui affolèrent l’adolescente :
Louise, tu exagères l’importunité. On dirait que tu as envie de te faire mettre au cachot des Ugolins ?

Le rappel de ce lieu où son sexe s’était offert sans pudeur lui fut la plus cinglante des injures. Elle se crut menacée, et son déséquilibre croissant lui enleva tous moyens de distinguer la réalité des chimères.

Rudoyant tout le monde, coléreuse et méchante, elle finit par constater la fuite de toutes les affections.

L’idée d’être enceinte l’obsédait, pour un retard supposé de quarante-huit heures dans ses menstrues.

Alors, affolée, imaginant qu’on l’enfermerait dans le fameux cachot, ou que l’ouvrier allait venir demander sa main, en disant avoir eu ses prémisses ; que tout enfin n’était que pièges et menaces de dures misères, un jour, elle prit dix mille francs dans le bureau de son père et s’en alla à pied, à cinq kilomètres de là, par la forêt, jusqu’en gare de Trempe-l’Isle. Elle était partie à dix heures du soir, sachant qu’un train passait vers minuit pour Paris. À l’heure dite, elle montait dans le compartiment et se laissait mener vers la capitale.

C’était un train omnibus, de sorte qu’elle n’arriva qu’à dix heures du matin en gare d’Orsay. Les jambes lourdes et la tête accablée, elle sortit sur le quai. Sa pâleur faisait retourner les gens. Louise connaissait Paris, sans n’y être d’ailleurs jamais venue seule. Elle voulait maintenant se reposer. Ayant traversé la Seine et passé devant les Tuileries, elle entra dans un hôtel et retint une chambre. Sitôt seule, elle s’étendit, puis s’endormit.

Elle se réveilla à neuf heures du soir, ayant faim. Descendant au bureau de l’hôtel, elle donna un faux nom, paya le loyer pour quinze jours et s’en alla au hasard.

Une pâtisserie se présenta. Elle y dévora des gâteaux, but un verre de Porto et se sentit en meilleur point. Le sentiment de sa solitude, dans cette ville agitée et fébrile, lui était à la fois très doux et pénible. Jamais pourtant la jeune fille n’avait éprouvé un détachement aussi complet de sa propre vie. Il lui semblait que son destin commençât ce jour même. La joie de se savoir libérée de tous devoirs et de tous désirs la transportait.

Elle rentra à minuit, ayant rôdé dans Paris et tenté de comprendre cette ville énorme. Chose curieuse, tout ce qui la troublait à Bescé était disparu de sa pensée. L’absurdité de ses actes précédents, de ses colères vaines et de ses caprices perpétuels, lui apparaissait aujourd’hui, et elle plaignait tous ceux qu’elle avait fait souffrir. Elle sut n’être point enceinte.

Louise ne regrettait pas toutefois ce départ pareil à une fuite. Au contraire son coeur s’en réjouissait. Quelques heures venaient de lui révéler le summum des joies humaines, à savoir : l’indépendance et la liberté.

Le lendemain et les jours qui suivirent, Louise de Bescé passa son temps à errer dans la ville. Comme tout lui manquait, elle se pourvut peu à peu du nécessaire. L’hôtel choisi, assez louche, lui laissait toutes licences, celles dont elle profitait et d’autres qui étaient à sa disposition. Son bonheur fut sans mélange.

Bientôt familiarisée avec Paris, elle dut songer à travailler. Elle avait acheté sans compter. Elle mangeait en outre dans les restaurants les plus confortables et avait jugé bon de se nantir de malles et de sacs de voyage, choses coûteuses.

Bref, au bout d’un mois, il lui restait trois mille francs. Ce n’était pas encore la misère, mais il fallait commencer à réduire les dépenses. Un autre mois se passa. Malgré son désir de restrictions, Louise de Bescé, qui ignorait le maniement de l’argent et les pièges du négoce de Paris, se découvrit réduite à sept cents francs. Elle lisait les journaux et pensait bien, quoiqu’ils n’en parlassent pas, que des policiers privés fussent sur sa trace. Mais il lui semblait impossible de découvrir quelqu’un, sans indices certains, dans cette ville où des millions d’existences se croisent sans répit.

En errant au hasard, Louise s’était liée peu ou prou avec des adolescentes de son âge, rencontrées dans le métro, en autobus, ou au restaurant. Bien des hommes aussi avaient suivi cette grande jeune fille à la démarche harmonieuse, mais qui ne voulait écouter aucune proposition, même enveloppée, car les mâles lui inspiraient une insurmontable horreur. Une connaissance faite par hasard dans un bar, et qu’elle interrogea sur le moyen de gagner sa vie, lui dit que précisément les nouveaux magasins de la Tour de Nesle cherchaient des employées, vendeuses et comptables.

Louise se rendit à la Tour de Nesle. C’était, avenue des Champs-Élysées, un immense pâté d’immeubles où s’installait un magasin à l’américaine. Louise, qui parlait anglais, fut acceptée immédiatement. Un gros homme glabre, à pied bot, après cinq minutes d’interrogatoire, la délégua à un autre, très haut et squelettique, qui la repassa à un Oriental astucieux et sucré, qui lui-même l’expédia à un Anglais osseux et glacial. Celui-ci la mit devant une machine à écrire et commença, sans attendre, à lui dicter une lettre.
- Je ne sais pas la machine, dit Louise.
- Oh dit l’autre, qu’est-ce que vous venez faire ici ?
- Je me suis présentée et l’on m’a prise, sans doute, pour un autre travail.
- Bon. Alors, je vous renvoie à la vente.

On lui fit parcourir des couloirs infinis. Mais le chef de la parfumerie la refusa avec ces mots :
- Trop gironde ! Elle me fauchera mes flacons.

À la maroquinerie, un vieillard atrabilaire dit méchamment :
- Rien à faire, dans mon rayon, pour les retapeuses.

Les fleurs et les plumes parurent s’en accommoder, mais après examen, on y décida qu’elle grillerait Mlle Poutate, maîtresse du sous-chef, et que cela amènerait la bisbille.
- Alors, si on la mettait aux tissus ? dit un individu à mine policière, qui l’accompagnait dans ses pérégrinations.

Les tissus examinèrent Louise de Bescé et la refusèrent.
- On voit bien, dit le personnage qui commandait en ce lieu, que cette môme-là va fiche la chaude-pisse à tous mes employés.
- Voyons donc la papeterie.

Le chef papetier cria :
- Vous vous foutez de moi ! Je veux des gonzesses laides et vieilles. Celle-là offrirait mes stylos à tous ses amants. Et elle en aurait, la petite garce…
- Voyons les corsages ! dit l’inspecteur, découragé.

Aux corsages, après tant d’échecs, ce fut le succès. Un homme élégant et parfumé, plein de sourires et de ronds de mains, quand il vit arriver cette recrue, quitta la cliente qu’il endoctrinait pour sauter au-devant de Louise.
- Vous la voulez, celle-là ? dit le guide d’un air rogue.
- Et comment ! repartit l’autre, en riant de toutes ses dents. Qu’on m’en donne comme ça tous les jours, et je fais de ce rayon le plus costaud du magasin.
- Alors ça va ! Voilà le dossier, je vous la laisse.

L’homme toisa Louise avec décision. Il pensait : jeune fille bien élevée, petite-bourgeoise obligée de gagner son pain. Un amant, pas plus. Si elle sait vendre, ça sera un as ici ! mais… il faut passer l’examen.
- Mademoiselle, je suis ravi de vous avoir. On aurait dû vous envoyer tout de suite à moi, au lieu de vous promener dans ce magasin. Ça a dû vous en dégoûter ?

Louise répondit franchement :
- Si je n’avais pas besoin de manger, certes,j’aurais plaqué tout ça. On m’a déjà attribué tous les vices et toutes les tares.
- Oui ! je les connais : mes confrères sont rien moins que délicats. Mais moi je vous ai découverte, je vous garde. Venez ici !

Il la mena dans une sorte de réduit, placé au centre d’un rayon du magasin, et autour duquel se déroulait la vente des corsages pour dames. Large de deux mètres, ce lieu devait permettre aux policiers de surveiller les acheteuses et les vendeurs. On n’y était point vu, sauf si, par malencontre, l’étalage eût été défait.
- Mademoiselle, c’est ici que je dois voir…
- Quoi donc, monsieur ?
- Presque rien, votre forme pour les corsages, car vous aurez à en essayer des centaines. Excusez-moi, mais je vois que vous êtes bien faite et il s’agit de gabarit de perfection…

Il s’embrouillait sans perdre son aisance. Louise devina un tour plus ou moins lubrique, mais on lui avait souvent dit que la femme qui refuse les attouchements ne saurait gagner sa vie, et elle voulut dominer une instinctive répugnance. Évidemment, en public, ça ne pouvait aller loin.
- Bien, monsieur, que faut-il faire ?
- Quittez votre corsage.
- Mais, monsieur, ma robe est d’un seul tenant.
- Quittez-la.

Il parlait avec sérénité, sans manifester aucun de ces désirs furieux qui se lisent d’instinct dans les regards des mâles et dans la nervosité de leurs mains.

Louise quitta sa robe.
- Mon Dieu, que vous êtes bien faite !

II passa la main légèrement sur les seins ronds, puis sur la taille, puis sur les hanches. Il descendit jusqu’aux fesses et releva doucement la ceinture du pantalon pour glisser les doigts sur la chair. Louise protesta.
- Mais monsieur…
- Mademoiselle, vous êtes adorable. Ah ! laissez-moi vous toucher un peu…
- Mais non, monsieur ! je ne veux pas que vous me touchiez ; laissez-moi !
- Tais-toi ! tais-toi ! ma chérie… (Et il l’étreignit violemment.) Je t’aime !
- Laissez-moi ! laissez-moi !

L’autre, à demi accroupi, avait, d’un geste bref, baissé le pantalon tenu par une ceinture de caoutchouc et il posait ses mains étalées sur les fesses fraîches. Il prit Louise par les hanches.
- Oh ! ma belle, ce que tu es excitante !

À travers les corsages étalés à deux pas, Louise voyait passer les clientes et s’activer les vendeurs. Une honte inconnue lui muselait la bouche.

Ah ! si on les surprenait !…

Stupide de se voir, ainsi dévêtue, tripotée au beau milieu d’une boutique, à deux pas des allants et venants, Louise de Bescé se défendait pourtant de son mieux, avec ses mains agiles. Et une fureur la tenait devant ce chef de rayon salace et jovial. Il lui mit l’index au sexe, en fut chassé, revint, immobilisa enfin les deux bras de l’adolescente, puis, de la main libre, la masturba malgré elle.
- Écoute ! dit-il, je te veux, ne dis pas non, je te veux…

Elle dit tout bas :
- Non ! non !

L’homme la lâcha. Elle était déchevelée, son pantalon lui était tombé sur les talons et sa chemise relevée lui découvrait le ventre. Il la regarda en triomphe.
- Si tu refuses, je crie au voleur et je te fais arrêter…

Il glissa la main au dehors, prit deux corsages et les ramena dans le réduit.
- Tu vois le produit de ton vol ?

Il les froissa et les jeta à terre.
- Je dirai que tu les avais mis sous ta jupe et qu’il m’a fallu te dévêtir pour les avoir. Je ne crains rien, tu pourras dire ce que tu voudras, j’ai la plus jolie femme de Paris. Personne ne croira que j’ai fait du plat à un petit oisillon comme toi. Choisis : ou la prison, ou… ça… Choisis vite. J’ai envie de toi !…

Elle se sentit une forte envie de crier au voleur elle-même, à tous risques. Il la prévint :
- Je compte jusqu’à trois ; à trois, si tu acceptes, mets-toi en posture ; je n’ai pas besoin que tu dises même oui.

Et il tira de son pantalon un petit sexe minuscule, long et raide, qui aurait prêté à rire à une femme plus avertie que Louise. Un étonnement lui en vint cependant. Cela lui rappelait paradoxalement le nègre de Julia Seligman, princesse Spligarsy…
- Je dis : un…

L’homme la regardait d’un oeil dur.
- Je dis : deux. Je t’avertis, si je te fais emballer, que tu en as pour tes six mois de prison, car je dirai que tu es la voleuse insaisissable que nous poursuivons depuis un an, et qui nous coûte peut-être mille corsages à cent francs. Je dis : trois…

Et l’homme, décidé, sauta vers la sortie du réduit. Il allait faire comme il avait dit. Ce ne devait pas être la première fois. Il se tourna pourtant, prêt à sortir, puis ajouta :
- Et tu seras poursuivie pour vol par salarié, ce qui est plus grave, puisque tu t’es présentée comme employée ici.

Il ouvrit alors l’huis étroit et sa bouche commençait l’appel à un vendeur, afin qu’on courût chercher un inspecteur de la sûreté.

Alors, Louise, la face pourpre et les yeux fous, Louise qui ne connaissait que cette posture-là, se pencha en avant et offrit sa croupe au chef de rayon. Il vit, referma et revint d’un bond ; il était si furieux de cette résistance qu’il ne pouvait pas placer sa verge.
- Aide-moi ! dit-il violemment.

Mais la jeune fille eût mieux aimé mourir que de toucher cet organe. Il parvint à ses fins tout de même. Elle perçut la pénétration du membre minuscule. Cela ne lui fut point douloureux, parce que cette verge dérisoire n’aurait certes rencontré aucun obstacle chez une fillette de cinq ans. L’homme s’agita. Il palpait en même temps les fesses fines à peau douce et glacée.

Enfin il éjacula. Louise sentit un liquide abondant et bouillant qui l’inondait, du périnée jusqu’au coccyx. Elle ne comprit point cette extériorisation. Mais le chef de rayon, revenu à l’amitié, lui disait doucement :
- Tu comprends, je décharge dehors, car je ne veux point te déformer en te faisant un gosse.

Comme elle restait immobile, à peu près inconsciente, il la prit par les épaules.
- Allons, ma chérie, je vois que tu aimes ça. Tu voudrais que je recommence ? Impossible ! Tous les soirs ma femme me taille une plume, pour savoir si j’ai marché dans la journée, et si je te le refaisais, elle verrait ce soir que j’ai du mal à jouir, et alors qu’est-ce que je prendrais…

Elle écoutait sans comprendre, la face vermillonnée d’émotion et quasi reconnaissante envers ce bouc de lui éviter la prison ouverte devant ses pas.
- Rhabille-toi ! dit-il avec douceur.

Machinalement, elle remonta son pantalon et remit sa robe. Sur ses fesses, le liquide maintenant glacial issu de la petite verge lui faisait une impression détestable. Cela coulait comme jadis le sang lorsqu’elle s’était donnée au maçon.

Mais alors cette sensation était issue d’elle-même, aujourd’hui c’était…

Quand elle fut vêtue, l’homme, décidément redevenu correct, lui dit :
- Vous pouvez sortir. Vous serez demain matin ici à sept heures et demie, et je vous dirai le nécessaire pour que vous fassiez une belle guelte.

Il ajouta :
- Je vous enverrai toutes les clientes qui s’adresseront à moi.

Comme Louise allait sortir du réduit, il la retint :
- Tournez à gauche et sortez par la porte qui est en face. Tenez, petite…

Il lui mit dans la main un billet de cinquante francs.

Machinalement, Louise de Bescé le prit et s’en alla.

La haine et l’horreur des hommes se développaient en elle comme un cyclone.

Et sous sa jupe, une chose grasse séchait, en lui collodionnant la peau.