IV. Un petit bout de femme

La femme qui entre a le même frou-frou que celle qui se déshabille.
Le lendemain matin, miss Elson entrait chez André Marcueil.
Il venait de prendre son premier déjeuner, en secret, car il suivait un régime de viande de mouton crue, comme un poitrinaire désespéré ou comme un sauvage bien portant. Il s’était livré ensuite à ses ablutions compliquées, telles que les eût pratiquées un adepte aveuglément crédule de la méthode de l’abbé Kneipp... ou une prostituée professionnelle. Il était encore roulé dans des linges humides, et, par-dessus, dans une sorte de robe de moine en grosse laine, emmitouflement hygiénique dit « le manteau espagnol ».
À ce moment Ellen parut.
Un bourdonnement d’une acuité croissante avait annoncé sa venue. On eût dit une sirène de steamer, et tant que le bourdonnement persista, Marcueil eut ce mot dans les oreilles : sirène.
Une automobile monstrueuse — le modèle de course unique inventé tout récemment par Arthur Gough et mû par des mélanges détonants dont le secret appartenait à William Elson — le même véhicule sur lequel Elson et sa fille étaient partis la veille, mais cette fois piloté par Ellen toute seule — s’était précipité à des allures d’hippogriffe vers le perron.
Sirène : ce nom avait été suggéré à Marcueil par le ronflement du moteur qui ébranlait les vitres de Lurance. Le masque de chauffeuse, en peluche rosé, d’Ellen lui dessinait une curieuse tête d’oiseau, et Marcueil se rappela que les vraies sirènes de la fable n’étaient point des monstres marins, mais de surnaturels oiseaux de mer.
Elle ôta son masque, du geste dont un homme salue.
C’était une petite femme — un petit bout de femme, comme avait dit le général — brune et pâle, sauf du rosé aux joues, avec une figure ronde, un nez un peu retroussé, des lèvres étroites, d’immenses cils et presque pas de sourcils, de telle sorte que si elle se tournait de profil, les longs cils bruns se détachaient hors du visage, et on pouvait s’imaginer — ses cheveux étant dissimulés sous la toque de cuir fauve — qu’elle était blonde.
Après quelques phrases banales :
— Ma visite est incorrecte, dit Ellen.
Le costume de Marcueil, toujours serré dans son manteau espagnol, répondait éloquemment pour lui qui ne l’était pas moins.
Mais si bizarre et un peu ridicule que fût ce costume, une pudeur cénobitique ne l’eût pas désavoué. La robe de bure engainait Marcueil de la nuque aux chevilles. Ellen, sans affectation, laissa descendre son regard sur les pieds, nus dans des socques de bois : ils étaient extraordinairement petits, comme les vases antiques figurent ceux des faunes ; et elle n’en vit que le renflement du talon et de l’orteil : la cambrure de la plante se perdait sous la robe comme une voûte lilliputienne s’élève.
Elle murmura, ainsi qu’un mot d’ordre qui serait compris de Marcueil et d’elle, seuls : « L’Indien tant célébré par Théophraste... » Marcueil, qui n’avait pas son lorgnon, baissa les yeux soudain, comme pour dissimuler son âme ou toute autre chose intérieure — à la jeune fille.
Ellen continua avec tranquillité un dialogue pas commencé :
— Devinez pourquoi je crois à l’Indien ? Parce que personne n’y croira... heureusement ! En public d’ailleurs, je n’y croirais pas... Ne vous étonnez point, quand nous nous reverrons dans quelque salon, que je me moque plus, et plus férocement qu’aucune femme, de l’Homme dont la force n’a pas de limites...
— Combien avez-vous eu d’amants ? demanda Marcueil avec une simplicité froide.
Sans répondre à cette question, elle dit :
— Vous aimez les chiffres ? Soit : il y a une chance sur mille que « l’Indien » existe, et pour cette chance il valait la peine de venir. Il y a mille chances pour une — et ceci importe à ma respectabilité — que personne ne croie que l’Indien existe. Il y a donc, au total, mille et une bonnes raisons que je sois venue vous voir.
— Combien étaient-ils ? répéta un peu insolemment Marcueil.
— Mais... ils n’étaient pas, cher monsieur, dit avec dignité Ellen.
— Mentir est classiquement féminin, mais vague, dit Marcueil.
— Ils n’ont pas compté aux yeux du monde, qui n’a rien su, ni aux miens, car je rêvais davantage ! L’Amant absolu doit exister puisque la femme le conçoit, de même qu’il n’y a qu’une preuve de l’immortalité de l’âme, c’est que l’être humain, par peur du néant, y aspire!
— Aïe ! fit à part Marcueil, qui n’aimait pas la scolastique, ni aucune espèce de philosophie ou littérature, peut-être parce qu’il les possédait trop ; puis tout haut, pour ne pas être en reste de pédanterie, il situa la citation :
— Ipsissimaverba sanctiThomas.
— Donc, dit avec beaucoup de naturel Ellen, j’y crois parce que personne n’y croira... parce que c’est absurde... comme je crois en Dieu ! D’abord parce que si d’autres y croyaient je ne l’aurais plus à moi seule, je serais trompée et jalouse, et puis il me plaît de rester vierge, de la seule manière qui ne soit pas incompatible avec la volupté, et que reconnaisse le monde ; on est vierge quand on réunit deux conditions ; n’être pas mariée, et que l’amant soit inconnu... ou impossible !
— L’Indien comme amant, dites-vous, répéta Marcueil. Je dis : vous non point par trop de respect mais parce que je suppose que vous êtes plusieurs femmes ?
Et sa voix changea et se fit paternellement douce, comme s’il consolait une enfant de la privation d’un joujou qu’il eût trouvé imprudent de lui donner :
— « L’Indien », c’est de la curiosité ou de la littérature, ce n’est pas amusant ! Cela nécessite des tas de petites cuisines ! A partir de... onze par exemple, pour ne parler que des rudiments et puisque nous ne pouvons éviter les chiffres... un peu avant de prendre congé des forces humaines — le plaisir doit être à peu près le même que peuvent éprouver les dents d’une scie rodées par une lime ! Il faut recourir à des pansements et liniments...
— À partir de onze, nota Ellen. Ensuite ?
— Ensuite, il y a, quelque part au loin dans la série des nombres, le moment où la femme tourne en hurlant sur elle-même et court par la chambre comme — l’expression populaire est admirable ! comme un rat empoisonné ! Il y a... au fait, il n’y a peut-être pas d’Indien ! C’est plus simple.
Quand un homme et une femme dissertent si longtemps avec autant de calme, c’est que l’un — ou l’une — espère qu’ils ne sont pas loin de tomber dans les bras l’un de l’autre.
— Tu n’as pas de cœur ! cria Ellen.
— Je... n’ai pas de cœur, madame, soit, dit Marcueil. Alors, je le remplace sans doute par autre chose... puisque vous êtes venue.
Il se mordit les lèvres et ouvrit la fenêtre. Leur entretien cessait d’être intime, à portée maintenant, par la baie large, de valets s’empressant dans la cour. Ellen saisit la main de Marcueil.
— Vous êtes chiromancienne ? interrogea- t-il avec raillerie, sans paraître comprendre le geste banal.
Non, mais je lis dans tes yeux, tes yeux que je vois tout nus aujourd’hui, que si l’on doit croire à la métempsycose, tu as été, quelque part dans des temps anciens, une très vieille courtisane...
— Toutes les courtisanes sont reines, répondit Marcueil pour dire une insignifiance, et en effleurant, avec une galanterie impassible, le gant d’Ellen de ses lèvres velues.
Le gant, comme un curieux petit animal excité ou irrité, se crispa. Marcueil n’eût pas été très étonné de l’entendre japper. Au pied du perron, d’un doigt fébrile, Ellen cassa la tige d’une rose rouge.
Marcueil, toujours grave, interpréta :
— Vous aimez les fleurs ?
Il affectait de croire à un caprice et de s’excuser de ne l’avoir point prévenu. Les roses de Lurance l’eussent justifié : elles avaient une renommée immémoriale et plusieurs étaient des variétés uniques. Marcueil ouvrit la serpette d’un couteau de poche et s’approcha du parterre. Miss Elson remercia d’un mouvement de tête.
— Inutile. Je pars demain. J’aimerais, il est vrai, que leur parfum et leurs couleurs m’égayent la longue voie monotone et les wagons enfumés, mais elles se faneraient.
Avec un empressement qui choqua Ellen, Marcueil fit disparaître son canif.
— J’oubliais : la grande course... Oui... Il ne faut pas qu’elles se fanent...
Ellen, pour n’avoir pas à s’avouer qu’elle trouvait les manières de Marcueil un peu trop brutalement discourtoises, se réinstalla avec brusquerie sur sa voiture, qui s’ébroua.
Sans aucun ornement ni confort, rudimentairement peinte de minium, la machine exhibait sans pudeur, on eût dit avec orgueil, ses organes de propulsion. Elle avait l’air d’un dieu lubrique et fabuleux enlevant la jeune fille. Mais celle-ci tournait, à son gré, par une sorte de couronne, la tête du monstre docile à droite et à gauche... Les dragons des légendes sont toujours couronnés.
La bête métallique, comme un gros scarabée, essaya ses élytres, gratta, trépida, mâchonna avec ses palpes et s’en alla.
Ellen, qui avait une robe vert pâle, parut une petite algue accrochée en travers d’un gigantesque tronc de corail emporté par un courant...
Marcueil, préoccupé, écoutait décroître le bourdonnement sifflant du moteur ; il en écoutait encore le souvenir au fond de ses oreilles, que le son réel avait depuis longtemps disparu.
— Il ne faut pas qu’elles se fanent, réfléchissait-il.
Enfin, comme réveillé, il appela le jardinier et lui ordonna de couper toutes les roses.

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