Lettre CVI à CXX

Lettre CVI

La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

À merveille, vicomte, & pour le coup, je vous aime à la fureur ! Au reste, après la première de vos deux lettres, on pouvait s’attendre à la seconde ; aussi ne m’a-t-elle point étonnée ; & tandis que déjà fier de vos succès à venir, vous en sollicitiez la récompense, & que vous me demandiez si j’étais prête, je voyais bien que je n’avais pas tant besoin de me presser. Oui, d’honneur ; en lisant le beau récit de cette scène tendre, & qui vous avait si violemment ému ; en voyant votre retenue, digne des plus beaux temps de notre chevalerie, j’ai dit vingt fois : Voilà une affaire manquée !
Mais c’est que cela ne pouvait pas être autrement. Que voulez-vous que fasse une pauvre femme qui se rend, & qu’on ne prend pas ? Ma foi, dans ce cas-là, il faut au moins sauver l’honneur ; & c’est ce qu’a fait votre présidente. Je sais bien que pour moi, qui ai senti que la marche qu’elle a prise n’est vraiment pas sans quelque effet, je me propose d’en faire usage, pour mon compte, à la première occasion un peu sérieuse qui se présentera : mais je promets bien que si celui pour qui j’en ferai les frais n’en profite pas mieux que vous, il peut renoncer à moi pour toujours.
Vous voilà donc absolument réduit à rien ! & cela entre deux femmes, dont l’une était déjà au lendemain, & l’autre ne demandait pas mieux que d’y être ! Hé bien ! vous allez croire que je me vante, & dire qu’il est facile de prophétiser après l’événement : mais je peux vous jurer que je m’y attendais. C’est que réellement vous n’avez pas le génie de votre état ; vous n’en savez que ce que vous en avez appris, & vous n’inventez rien. Aussi, dès que les circonstances ne se prêtent plus à vos formules d’usage, & qu’il vous faut sortir de la route ordinaire, vous restez court comme un écolier. Enfin un enfantillage d’une part, de l’autre un retour de pruderie, parce qu’on ne les éprouve pas tous les jours, suffisent pour vous déconcerter ; & vous ne savez ni les prévenir, ni y remédier. Ah ! Vicomte, Vicomte, vous m’apprenez à ne pas juger les hommes par leurs succès ; & bientôt, il faudra dire de vous : Il fut brave un tel jour. Et quand vous avez fait sottise sur sottise, vous recourez à moi ! Il semble que je n’aie rien autre chose à faire qu’à les réparer. Il est vrai que ce seroit bien assez d’ouvrage.
Quoi qu’il en soit, de ces deux aventures, l’une est entreprise contre mon gré, & je ne m’en mêle point ; pour l’autre, comme vous y avez mis quelque complaisance pour moi, j’en fais mon affaire. La lettre que je joins ici, que vous lirez d’abord, & que vous remettrez ensuite à la petite Volanges, est plus que suffisante pour vous la ramener ; mais, je vous en prie, donnez quelques soins à cet enfant, & faisons-en, de concert, le désespoir de sa mère & de Gercourt. Il n’y a pas à craindre de forcer les doses. Je vois clairement que la petite personne n’en sera pas effrayée ; & nos vues sur elle une fois remplies, elle deviendra ce qu’elle pourra.
Je me désintéresse entièrement sur son compte. J’avais eu quelque envie d’en faire au moins une intrigante subalterne & de la prendre pour jouer les seconds sous moi : mais je n’y vois pas d’étoffe ; elle a une sotte ingénuité qui n’a pas cédé même au spécifique que vous avez employé, & qui pourtant n’en manque guère : & c’est, selon moi, la maladie la plus dangereuse que femme puisse avoir. Elle dénote, surtout, une faiblesse de caractère presque toujours incurable, & qui s’oppose à tout ; de sorte que, tandis que nous nous occuperions à former cette petite fille pour l’intrigue, nous n’en ferions qu’une femme facile. Or, je ne connais rien de plus plat que cette facilité de bêtise, qui se rend sans savoir ni comment ni pourquoi, uniquement parce qu’on l’attaque & qu’elle ne sait pas résister. Ces sortes de femmes ne sont absolument que des machines à plaisir.
Vous me direz qu’il n’y a qu’à n’en faire que cela, & que c’est assez pour nos projets. A la bonne heure ! mais n’oublions pas que de ces machines-là, tout le monde parvient bientôt à en connaître les ressorts & les moteurs ; ainsi, que pour se servir de celle-ci sans danger, il faut se dépêcher, s’arrêter de bonne heure, & la briser ensuite. A la vérité les moyens ne nous manqueront pas pour nous en défaire, & Gercourt la fera toujours bien enfermer quand nous voudrons. Au fait, quand il ne pourra plus douter de sa déconvenue, quand elle sera bien publique & bien notoire, que nous importe qu’il se venge, pourvu qu’il ne se console pas ? Ce que je dis du mari, vous le pensez sans doute de la mère ; ainsi cela vaut fait.
Ce parti que je crois le meilleur, & auquel je me suis arrêtée, m’a décidée à mener la jeune personne un peu vite, comme vous verrez par ma lettre ; il rend aussi très important de ne rien laisser entre ses mains qui puisse me compromettre, & je vous prie d’y avoir attention. Cette précaution une fois prise, je me charge du moral ; le reste vous regarde. Si pourtant nous voyons par la suite que l’ingénuité se corrige, nous serons toujours à temps de changer de projet. Il n’en aurait pas moins fallu, un jour ou l’autre, nous occuper de ce que nous allons faire : dans aucun cas, nos soins ne seront perdus.
Savez-vous que les miens ont risqué de l’être, & que l’étoile de Gercourt a pensé l’emporter sur ma prudence ? Mme de Volanges n’a-t-elle pas eu un moment de faiblesse maternelle ? ne voulait-elle pas donner sa fille à Danceny ? C’était là ce qu’annonçait cet intérêt plus tendre, que vous aviez remarqué le lendemain. C’est encore vous qui auriez été cause de ce beau chef-d’œuvre ! Heureusement la tendre mère m’en a écrit, & j’espère que ma réponse l’en dégoûtera. J’y parle tant de vertu, & surtout je la cajole tant, qu’elle doit trouver que j’ai raison.
Je suis fâchée de n’avoir pas le temps de prendre copie de ma lettre, pour vous édifier sur l’austérité de ma morale. Vous verriez comme je méprise les femmes assez dépravées pour avoir un amant ! Il est si commode d’être rigoriste dans ses discours ! cela ne nuit jamais qu’aux autres, & ne nous gêne aucunement. Et puis je n’ignore pas que la bonne dame a eu ses petites faiblesses comme une autre, dans son jeune temps, & je n’étais pas fâchée de l’humilier au moins dans sa conscience ; cela me consolait un peu des louanges que je lui donnais contre la mienne. C’est ainsi que dans la même lettre, l’idée de nuire à Gercourt m’a donné le courage d’en dire du bien.
Adieu, Vicomte ; j’approuve beaucoup le parti que vous prenez de rester quelque temps où vous êtes. Je n’ai point de moyens pour hâter votre marche : mais je vous invite à vous désennuyer avec notre commune pupille. Pour ce qui est de moi, malgré votre citation polie, vous voyez bien qu’il faut encore attendre ; & vous conviendrez, sans doute, que ce n’est pas ma faute.
Paris, ce 4 octobre 17…


Lettre CVII

Azolan au Vicomte de Valmont

Monsieur,
Conformément à vos ordres, j’ai été, aussitôt la réception de votre lettre, chez M. Bertrand, qui m’a remis les vingt-cinq louis, comme vous lui aviez ordonné. Je lui en avais demandé deux de plus pour Philippe, à qui j’avais dit de partir sur-le-champ, comme Monsieur me l’avait mandé, & qui n’avait pas d’argent ; mais Monsieur votre homme d’affaires n’a pas voulu, en disant qu’il n’avait pas d’ordre de ça de vous. J’ai donc été obligé de les donner de moi, & Monsieur m’en tiendra compte, si c’est sa bonté.
Philippe est parti hier au soir. Je lui ai bien recommandé de ne pas quitter le cabaret, afin qu’on puisse être sûr de le trouver si on en a besoin.
J’ai été tout de suite après chez Mme la présidente pour voir Mlle Julie : mais elle était sortie & je n’ai parlé qu’à La Fleur, de qui je n’ai pu rien savoir, parce que depuis son arrivée il n’avait été à l’hôtel qu’à l’heure des repas. C’est le second qui a fait tout le service, & Monsieur sait bien que je ne connaissais pas celui-là. Mais j’ai commencé aujourd’hui.
Je suis retourné ce matin chez Mlle Julie, & elle a paru bien aise de me voir. Je l’ai interrogée sur la cause du retour de sa maîtresse ; mais elle m’a dit n’en rien savoir, & je crois qu’elle a dit vrai. Je lui ai reproché de ne m’avoir pas averti de son départ, & elle m’a assuré qu’elle ne l’avait su que le soir même en allant coucher Madame ; si bien qu’elle a passé toute la nuit à ranger, & que la pauvre fille n’a pas dormi deux heures. Elle n’est sortie ce soir-là de la chambre de sa maîtresse qu’à une heure passée, & elle l’a laissée qui se mettait seulement à écrire.
Le matin, Mme de Tourvel, en partant, a remis une lettre au Concierge du Château. Mlle Julie ne sait pas pour qui : elle dit que c’était peut-être pour Monsieur ; mais Monsieur ne m’en parle pas.
Pendant tout le voyage, Madame a eu un grand capuchon sur sa figure, ce qui faisait qu’on ne pouvait la voir : mais Mlle Julie croit être sûre qu’elle a pleuré souvent. Elle n’a pas dit une parole pendant la route, & elle n’a pas voulu s’arrêter à ***, comme elle avait fait en allant ; ce qui n’a pas fait trop de plaisir à Mlle Julie, qui n’avait pas déjeuné. Mais, comme je lui ai dit, les maîtres sont les maîtres.
En arrivant, Madame s’est couchée ; mais elle n’est restée au lit que deux heures. En se levant, elle a fait venir son Suisse, & lui a donné l’ordre de ne laisser entrer personne. Elle n’a point fait de toilette du tout. Elle s’est mise à table pour dîner ; mais elle n’a mangé qu’un peu de potage, & elle en est sortie tout de suite. On lui a porté son café chez elle, & Mlle Julie y est entrée en même temps. Elle a trouvé sa maîtresse qui rangeait des papiers dans son secrétaire, & elle a vu que c’était des lettres. Je parierais bien que ce sont celles de Monsieur ; & des trois qui lui sont arrivées dans l’après-midi, il y en a une qu’elle avait encore devant elle tout au soir ! Je suis bien sûr que c’en est encore une de Monsieur. Mais pourquoi donc est-ce qu’elle s’en est allée comme ça ? ça m’étonne, moi ! au reste, sûrement que Monsieur le sait bien, & ce ne sont pas mes affaires.
Mme la présidente est allée l’après-midi dans la bibliothèque, & elle y a pris deux livres qu’elle a emportés dans son boudoir : mais Mlle Julie assure qu’elle n’a pas lu dedans un quart d’heure dans toute la journée, & qu’elle n’a fait que lire cette lettre, rêver & être appuyée sur sa main. Comme j’ai imaginé que Monsieur serait bien aise de savoir quels sont ces livres-là, & que Mlle Julie ne le savait pas, je me suis fait mener aujourd’hui dans la bibliothèque, sous prétexte de la voir. Il n’y a de vide que pour deux livres : l’un est le second volume des Pensées Chrétiennes ; & l’autre, le premier d’un livre qui a pour titre Clarisse. J’écris bien comme il y a : Monsieur saura peut-être ce que c’est.
Hier au soir, Madame n’a pas soupé : elle n’a pris que du thé.
Elle a sonné de bonne heure ce matin ; elle a demandé ses chevaux tout de suite, & elle a été, avant neuf heures, aux Feuillans, où elle a entendu la messe. Elle a voulu se confesser ; mais son confesseur était absent, & il ne reviendra pas de huit à dix jours. J’ai cru qu’il était bon de mander cela à Monsieur.
Elle est rentrée ensuite, elle a déjeuné, & puis elle s’est mise à écrire, & elle y est restée jusqu’à près d’une heure. J’ai trouvé occasion de faire bientôt ce que Monsieur désirait le plus : car c’est moi qui ai porté les lettres à la poste. Il n’y en avait pas pour Mme de Volanges ; mais j’en envoie une à Monsieur, qui était pour M. le président : il m’a paru que ça devait être la plus intéressante. Il y en avait une aussi pour Mme de Rosemonde ; mais j’ai imaginé que Monsieur la verrait toujours bien quand il voudrait, & je l’ai laissée partir. Au reste, Monsieur saura bien tout, puisque Mme la présidente lui écrit aussi. J’aurai par la suite toutes celles que je voudrai ; car c’est presque toujours Mlle Julie qui les remet aux gens, & elle m’a assuré que, par amitié pour moi, & puis aussi pour Monsieur, elle ferait volontiers ce que je voudrais.
Elle n’a même pas voulu de l’argent que je lui ai offert : mais je pense bien que Monsieur voudra lui faire quelque petit présent ; & si c’est sa volonté & qu’il veuille m’en charger, je saurai aisément ce qui lui fera plaisir.
J’espère que Monsieur ne trouvera pas que j’aie mis de la négligence à le servir, & j’ai bien à cœur de me justifier de reproches qu’il me fait. Si je n’ai pas su le départ de Mme la présidente, c’est au contraire mon zèle pour le service de Monsieur qui en est cause, puisque c’est lui qui m’a fait partir à trois heures du matin ; ce qui fait que je n’ai pas vu Mlle Julie la veille, au soir, comme de coutume, ayant été coucher au Tournebride, pour ne pas réveiller dans le château.
Quant à ce que Monsieur me reproche d’être souvent sans argent, d’abord c’est que j’aime à me tenir proprement, comme Monsieur peut voir ; & puis qu’il faut bien soutenir l’honneur de l’habit qu’on porte : je sais bien que je devrais peut-être un peu épargner pour la suite ; mais je me confie entièrement dans la générosité de Monsieur, qui est si bon maître.
Pour ce qui est d’entrer au service de Mme de Tourvel, en restant à celui de Monsieur, j’espère que Monsieur ne l’exigera pas de moi. C’était bien différent chez Mme la duchesse ; mais assurément je n’irai pas porter la livrée, & encore une livrée de robe, après avoir eu l’honneur d’être chasseur de Monsieur. Pour tout ce qui est du reste, Monsieur peut disposer de celui qui a l’honneur d’être, avec autant de respect que d’affection, son très humble serviteur.
Roux Azolan, chasseur.
Paris, ce 5 octobre 17… onze heures du soir.


Lettre CVIII

La Présidente Tourvel à Madame de Rosemonde

O mon indulgente mère ! que j’ai de grâces à vous rendre, & que j’avais besoin de votre lettre ! Je l’ai lue & relue sans cesse ; je ne pouvais pas m’en détacher. Je lui dois les seuls moments moins pénibles que j’aie passés depuis mon départ. Comme vous êtes bonne ! la sagesse, la vertu, savent donc compatir à la faiblesse ! vous avez pitié de mes maux ! ah ! si vous les connaissiez !… ils sont affreux. Je croyais avoir éprouvé les peines de l’amour : hélas ! je ne le connais presque que par elles. Mais le tourment inexprimable, celui qu’il faut avoir senti pour en avoir l’idée, c’est de se séparer de ce qu’on aime, de s’en séparer pour toujours !… Oui, la peine qui m’accable aujourd’hui reviendra demain, après-demain, toute ma vie ! Mon Dieu, que je suis jeune encore, & qu’il me reste de temps à souffrir !
Etre soi-même l’artisan de son malheur ; se déchirer le cœur de ses propres mains ; & tandis qu’on souffre ces douleurs insupportables, sentir à chaque instant qu’on peut les faire cesser d’un mot, & que ce mot soit un crime ! ah ! mon amie !…
Quand j’ai pris ce parti si pénible de m’éloigner de lui, j’espérais que l’absence augmenterait mon courage & mes forces : combien je me suis trompée ! il semble au contraire qu’elle ait achevé de les détruire. J’avais plus à combattre, il est vrai : mais même en résistant, tout n’était pas privation ; au moins je le voyais quelquefois ; souvent même, sans oser porter mes regards sur lui, je sentais les siens fixés sur moi ; oui, mon amie, je les sentais, il semblait qu’ils réchauffassent mon âme ; & sans passer par mes yeux, ils n’en arrivaient pas moins à mon cœur. A présent, dans ma pénible solitude, isolée de tout ce qui m’est cher, tête-à-tête avec mon infortune, tous les moments de ma triste existence sont marqués par mes larmes, & rien n’en adoucit l’amertume ; nulle consolation ne se mêle à mes sacrifices ; & ceux que j’ai faits jusqu’à présent n’ont servi qu’à rendre plus douloureux ceux qui me restent à faire.
Hier encore, je l’ai bien vivement senti. Dans les lettres qu’on m’a remises, il y en avait une de lui ; on était encore à deux pas de moi, que je l’avais reconnue entre les autres. Je me suis levée involontairement : je tremblais, j’avais peine à cacher mon émotion ; & cet état n’était pas sans plaisir. Restée seule le moment d’après, cette trompeuse douceur s’est bientôt évanouie, & ne m’a laissé qu’un sacrifice de plus à faire. En effet, pouvais-je ouvrir cette lettre, que pourtant je brûlais de lire ? Par la fatalité qui me poursuit, les consolations même qui paraissent se présenter à moi ne font au contraire que m’imposer de nouvelles privations ; & celles-ci deviennent plus cruelles encore, par l’idée que M. de Valmont les partage.
Le voilà enfin, ce nom qui m’occupe sans cesse, & que j’ai eu tant de peine à écrire ; l’espèce de reproche que vous m’en faites m’a véritablement alarmée. Je vous supplie de croire qu’une fausse honte n’a point altéré ma confiance en vous ; & pourquoi craindrais-je de le nommer ? Je rougis de mes sentiments, & non de l’objet qui les cause. Ah ! quel autre que lui est plus digne de les inspirer ! Cependant, je ne sais pourquoi ce nom ne se présente point naturellement sous ma plume ; & cette fois encore, j’ai eu besoin de réflexion pour le placer. Je reviens à lui.
Vous me mandez qu’il vous a paru vivement affecté de mon départ. Qu’a-t-il donc fait ? qu’a-t-il dit ? a-t-il parlé de revenir à Paris ? Je vous prie de l’en détourner autant que vous pourrez. S’il m’a bien jugée, il ne doit pas m’en vouloir de cette démarche : mais il doit sentir aussi que c’est un parti pris sans retour. Un de mes plus grands tourments est de ne pas savoir ce qu’il pense. J’ai bien encore là sa Lettre… ; mais vous êtes sûrement de mon avis, je ne dois pas l’ouvrir.
Ce n’est que par vous, mon indulgente amie, que je puis ne pas être entièrement séparée de lui. Je ne veux pas abuser de vos bontés ; je sens à merveille que vos lettres ne peuvent pas être longues : mais vous ne refuserez pas deux mots à votre enfant ; un pour soutenir son courage, & l’autre pour l’en consoler. Adieu, ma respectable amie.
Paris, ce 5 octobre 17…


Lettre CVIX

Cécile Volanges à la Marquise de Merteuil

Ce n’est que d’aujourd’hui, Madame, que j’ai remis à M. de Valmont la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. Je l’ai gardée quatre jours, malgré la frayeur que j’avais souvent qu’on ne la trouvât, mais je la cachais avec bien du soin ; & quand le chagrin me reprenait, je m’enfermais pour la relire.
Je vois bien que ce que je croyais un si grand malheur n’en est presque pas un ; & il faut avouer qu’il y a bien du plaisir : de façon que je ne m’afflige presque plus. Il n’y a que l’idée de Danceny qui me tourmente toujours quelquefois. Mais il y a déjà tout plein de moments où je n’y songe pas du tout ! aussi c’est que M. de Valmont est bien aimable !
Je me suis raccommodée avec lui depuis deux jours : ça m’a été bien facile ; car je ne lui avais encore dit que deux mots, qu’il m’a dit que si j’avais quelque chose à lui dire, il viendrait le soir dans ma chambre, & je n’ai eu qu’à répondre que je le voulais bien. Et puis, dès qu’il y a été, il n’a pas paru plus fâché que si je ne lui avais jamais rien fait. Il ne m’a grondée qu’après, & encore bien doucement ; & c’était d’une manière… Tout comme vous ; ce qui m’a prouvé qu’il avait aussi bien de l’amitié pour moi.
Je ne saurais vous dire combien il m’a raconté de drôles de choses, & que je n’aurais jamais crues ; particulièrement sur Maman. Vous me feriez bien plaisir de me mander si tout ça est vrai. Ce qui est bien sûr, c’est que je ne pouvais pas me retenir de rire ; si bien même qu’une fois j’ai ri aux éclats, ce qui nous a fait bien peur : car Maman aurait pu entendre ; & si elle était venue voir, qu’est-ce que je serais devenue ? C’est bien pour le coup qu’elle m’aurait remise au couvent !
Comme il faut être prudent, & que, comme M. de Valmont m’a dit lui-même, pour rien au monde il ne voudrait risquer de me compromettre, nous sommes convenus que dorénavant il viendrait seulement ouvrir la porte, & que nous irons dans sa chambre. Pour là, il n’y a rien à craindre ; j’y ai déjà été hier, & actuellement que je vous écris, j’attends encore qu’il vienne. A présent, Madame, j’espère que vous ne me gronderez plus.
Il y a pourtant une chose qui m’a bien surprise dans votre lettre ; c’est ce que vous me mandez pour quand je serai mariée, au sujet de Danceny & de M. de Valmont. Il me semble qu’un jour, à l’Opéra, vous me disiez au contraire, qu’une fois mariée, je ne pourrais plus aimer que mon mari, & qu’il me faudrait même oublier Danceny ; au reste, peut-être que j’avais mal entendu, & j’aime bien mieux que cela soit autrement, parce qu’à présent, je ne craindrai plus tant le moment de mon mariage. Je le désire même, puisque j’aurai plus de liberté ; & j’espère qu’alors je pourrai m’arranger de façon à ne plus songer qu’à Danceny. Je sens bien que je ne serai véritablement heureuse qu’avec lui : car à présent son idée me tourmente toujours, & je n’ai de bonheur que quand je peux ne pas penser à lui, ce qui est bien difficile ; & dès que j’y pense, je redeviens chagrine tout de suite.
Ce qui me console un peu, c’est que vous m’assurez que Danceny m’en aimera davantage : mais en êtes-vous bien sûre ?… Oh ! oui, vous ne voudriez pas me tromper. C’est pourtant plaisant que ce soit Danceny que j’aime, & que M. de Valmont… Mais, comme vous dites, c’est peut-être un bonheur ! Enfin, nous verrons.
Je n’ai pas trop entendu ce que vous me marquez au sujet de ma façon d’écrire. Il me semble que Danceny trouve mes lettres bien comme elles sont. Je sens pourtant bien que je ne dois rien lui dire de tout ce qui se passe avec M. de Valmont ; ainsi vous n’avez que faire de craindre.
Maman ne m’a point encore parlé de mon mariage : mais laissez faire ; quand elle m’en parlera, puisque c’est pour m’attraper, je vous promets que je saurai mentir.
Adieu, ma bien bonne amie ; je vous remercie bien, & je vous promets que je n’oublierai jamais toutes vos bontés pour moi. Il faut que je finisse, car il est près d’une heure ; ainsi M. de Valmont ne doit pas tarder.
Du château de… 10 octobre 17…


Lettre CX

Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

Puissances du ciel, j’avais une âme pour la douleur ; donnez-m’en une pour la félicité ! C’est, je crois, le tendre saint Preux qui s’exprime ainsi. Mieux partagé que lui, je possède à la fois les deux existences. Oui, mon amie, je suis, en même temps, très heureux & très malheureux ; & puisque vous avez mon entière confiance, je vous dois le double récit de mes peines & de mes plaisirs.
Sachez donc que mon ingrate dévote me tient toujours rigueur. J’en suis à ma quatrième lettre renvoyée. J’ai peut-être tort de dire la quatrième ; car ayant bien deviné dès le premier renvoi qu’il serait suivi de beaucoup d’autres, & ne voulant pas perdre ainsi mon temps, j’ai pris le parti de mettre mes doléances en lieux communs, de ne point dater, & depuis le second courrier, c’est toujours la même lettre qui va & vient ; je ne fais que changer l’enveloppe. Si ma belle s’en lasse, s’ennuie un jour de ce va-et-vient, elle gardera la missive, & il sera temps alors de me remettre au courant. Vous voyez qu’avec ce nouveau genre de correspondance, je ne peux guère être plus avancé, ni plus instruit que le premier jour.
J’ai découvert pourtant que la légère personne a changé de confidente : au moins me suis-je assuré que, depuis son départ du château, il n’y est venu aucune lettre d’elle pour Mme de Volanges, tandis qu’il en est venu deux pour la vieille Rosemonde ; & comme celle-ci ne nous en a rien dit, comme elle n’ouvre plus la bouche de sa chère belle, dont auparavant elle parlait sans cesse, j’en ai conclu que c’était elle qui avait la confidence. Je présume que d’une part, le besoin de parler de moi, & de l’autre, la petite honte de revenir vis-à-vis de Mme de Volanges sur un sentiment si longtemps désavoué, ont produit cette grande révolution. Je crains d’avoir encore perdu au change : car plus les femmes vieillissent, & plus elles deviennent rêches & sévères. La première lui aurait bien dit plus de mal de moi : mais celle-ci lui en dira plus de l’amour ; & la sensible prude a bien plus de frayeur du sentiment que de la personne.
Le seul moyen de me mettre au fait, est, comme vous voyez, d’intercepter le commerce clandestin. J’en ai déjà envoyé l’ordre à mon chasseur ; & j’en attends l’exécution de jour en jour. Jusques-là, je ne puis rien faire qu’au hasard : aussi, depuis huit jours, je repasse inutilement tous les moyens connus, tous ceux des romans & de mes mémoires secrets ; je n’en trouve aucun qui convienne, ni aux circonstances de l’aventure, ni au caractère de l’héroïne. Le difficile ne serait pas de m’introduire chez elle, même la nuit, même encore de l’endormir & d’en faire une nouvelle Clarisse : mais après plus de deux mois de soins & de peines, recourir à des moyens qui me soient étrangers ! me traîner servilement sur la trace des autres, & triompher sans gloire !… Non, elle n’aura pas les plaisirs du vice & les honneurs de la vertu. Ce n’est pas assez pour moi de la posséder, je veux qu’elle se livre. Or, il faut pour cela non seulement pénétrer jusqu’à elle, mais y arriver de son aveu ; la trouver seule & dans l’intention de m’écouter ; surtout, lui fermer les yeux sur le danger, car si elle le voit, elle saura le surmonter ou mourir. Mais mieux je sais ce qu’il faut faire, & plus j’en sens la difficulté, & dussiez-vous encore vous moquer de moi, je vous avouerai que mon embarras redouble à mesure que je m’en occupe davantage.
La tête m’en tournerait, je crois, sans les heureuses distractions que me donne notre commune pupille ; c’est à elle que je dois d’avoir encore à faire autre chose que des élégies.
Croiriez-vous que cette petite fille était tellement effarouchée, qu’il s’est passé trois grands jours avant que votre lettre ait produit tout son effet ? Voilà comme une seule idée fausse peut gâter le plus heureux naturel !
Enfin, ce n’est que samedi qu’on est venu tourner autour de moi, & me balbutier quelques mots ; encore prononcés si bas & tellement étouffés par la honte, qu’il était impossible de les entendre. Mais la rougeur qu’ils causèrent m’en fit deviner le sens. Jusque-là je m’étais tenu fier : mais fléchi par un si plaisant repentir, je voulus bien promettre d’aller trouver le soir même la jolie pénitente ; & cette grâce de ma part fut reçue de la sienne avec toute la reconnaissance due à un si grand bienfait.
Comme je ne perds jamais de vue ni vos projets ni les miens, j’ai résolu de profiter de cette occasion pour connaître au juste la valeur de cette enfant, & aussi pour accélérer son éducation. Mais pour suivre ce travail avec plus de liberté, j’avais besoin de changer le lieu de nos rendez-vous ; car un simple cabinet, qui sépare la chambre de votre pupille de celle de sa mère, ne pouvait lui inspirer assez de sécurité, pour la laisser se déployer à l’aise. Je m’étais donc promis de faire innocemment quelque bruit, qui pût lui causer assez de crainte pour la décider à prendre, à l’avenir, un asile plus sûr ; elle m’a encore épargné ce soin.
La petite personne est rieuse ; et, pour favoriser sa gaieté, je m’avisai, dans nos entr’actes, de lui raconter toutes les aventures scandaleuses qui me passaient par la tête ; & pour les rendre plus piquantes & fixer davantage son attention, je les mettais toutes sur le compte de sa Maman, que je me plaisais à chamarrer ainsi de vices & de ridicules.
Ce n’était pas sans motif que j’avais fait ce choix ; il encourageait mieux que tout autre ma timide écolière, & je lui inspirais en même temps le plus profond mépris pour sa mère. J’ai remarqué depuis longtemps, que si ce moyen n’est pas toujours nécessaire à employer pour séduire une jeune fille, il est indispensable, & souvent même le plus efficace, quand on veut la dépraver ; car celle qui ne respecte pas sa mère ne se respectera pas elle-même : vérité morale, que je crois si utile, que j’ai été bien aise de fournir un exemple à l’appui du précepte.
Cependant votre pupille, qui ne songeait pas à la morale, étouffait de rire à chaque instant ; & enfin, une fois, elle pensa éclater. Je n’eus pas de peine à lui faire croire qu’elle avait fait un bruit affreux. Je feignis une grande frayeur, qu’elle partagea facilement. Pour qu’elle s’en ressouvînt mieux, je ne permis plus au plaisir de raparaître, & je la laissai seule trois heures plus tôt que de coutume : aussi convînmes-nous, en nous séparant, que dès le lendemain ce serait dans ma chambre que nous nous rassemblerions.
Je l’y ai déjà reçue deux fois ; & dans ce court intervalle, l’écolière est devenue presque aussi savante que le maître. Oui, en vérité, je lui ai tout appris, jusqu’aux complaisances ! je n’ai excepté que les précautions.
Ainsi occupé toute la nuit, j’y gagne de dormir une grande partie du jour ; & comme la société actuelle du château n’a rien qui m’attire, à peine parais-je une heure au salon dans la journée. J’ai même, d’aujourd’hui, pris le parti de manger dans ma chambre, & je ne compte plus la quitter que pour de courtes promenades. Ces bizarreries passent sur le compte de ma santé. J’ai déclaré que j’étais perdu de vapeurs ; j’ai annoncé aussi un peu de fièvre. Il ne m’en coûte que de parler d’une voix lente & éteinte. Quant au changement de ma figure, fiez-vous-en à votre pupille. L’amour y pourvoira.
J’occupe mon loisir, en rêvant aux moyens de reprendre sur mon ingrate les avantages que j’ai perdus, & aussi à composer une espèce de catéchisme de débauche, à l’usage de mon écolière. Je m’amuse à n’y rien nommer que par le mot technique : & je ris d’avance de l’intéressante conversation que cela doit fournir entre elle & Gercourt, la première nuit de leur mariage. Rien n’est plus plaisant que l’ingénuité avec laquelle elle se sert déjà du peu qu’elle sait de cette langue ! elle n’imagine pas qu’on puisse parler autrement. Cette enfant est réellement séduisante ! Ce contraste de la candeur naïve avec le langage de l’effronterie ne laisse pas de faire de l’effet, et, je ne sais pourquoi, il n’y a plus que les choses bizarres qui me plaisent.
Peut-être je me livre trop à celle-ci, puisque j’y compromets mon temps & ma santé : mais j’espère que ma feinte maladie, outre qu’elle me sauve l’ennui du salon, pourra m’être encore de quelque utilité auprès de l’austère dévote, dont la vertu tigresse s’allie pourtant avec la douce sensibilité ! Je ne doute pas qu’elle ne soit déjà instruite de ce grand événement, & j’ai beaucoup d’envie de savoir ce qu’elle en pense ; d’autant que je parierois bien qu’elle ne manquera pas de s’en attribuer l’honneur. Je réglerai l’état de ma santé sur l’impression qu’il fera sur elle.
Vous voilà, ma belle amie, au courant de mes affaires comme moi-même. Je désire avoir bientôt des nouvelles plus intéressantes à vous apprendre ; & je vous prie de croire que, dans le plaisir que je m’en promets, je compte pour beaucoup la récompense que j’en attends de vous.
Du château de… 11 octobre 17…


Lettre CXI

Le comte de Gercourt à Madame de Volanges

Tout paraît, Madame, devoir être tranquille dans ce pays ; & nous attendons, de jour en jour, la permission de repasser en France. J’espère que vous ne douterez pas que je n’ai toujours le même empressement à m’y rendre, & à y former les nœuds qui doivent m’unir à vous & à Mlle de Volanges. Cependant M. le duc de ***, mon cousin, & à qui vous savez combien j’ai d’obligation, vient de me faire part de son rappel de Naples. Il me mande qu’il compte passer par Rome, & voir, dans sa route, la partie d’Italie qui lui reste à connaître. Il m’engage à l’accompagner dans ce voyage, qui sera environ de six semaines ou deux mois. Je ne vous cache pas qu’il me serait agréable de profiter de cette occasion ; sentant bien qu’une fois marié, je prendrai difficilement le temps de faire d’autres absences que celles que mon service exigera. Peut-être aussi serait-il plus convenable d’attendre l’hiver pour ce mariage ; puisque ce ne peut être qu’alors que tous mes parents seront rassemblés à Paris, & nommément M. le marquis de *** à qui je dois l’espoir de vous appartenir. Malgré ces considérations puissantes, mes projets à cet égard seront absolument subordonnés aux vôtres ; & pour peu que vous préfériez vos premiers arrangements, je suis prêt à renoncer aux miens. Je vous prie seulement de me faire savoir le plus tôt possible vos intentions à ce sujet. J’attendrai votre réponse ici, & elle seule réglera ma conduite.
Je suis avec respect, Madame, & avec tous les sentiments qui conviennent à un fils, votre très humble, etc.
LE COMTE DE GERCOURT.
Bastia ce 10 octobre 17…


Lettre CXII

De Madame de Rosemonde à la Présidente Tourvel (Dictée seulement.)

Je ne reçois qu’à l’instant même, ma chère belle, votre lettre du 11, & les doux reproches qu’elle contient. Convenez que vous aviez bien envie de m’en faire davantage ; & que si vous ne vous étiez pas ressouvenue que vous étiez ma fille, vous m’auriez réellement grondée. Vous auriez été pourtant bien injuste ! C’était le désir & l’espoir de pouvoir vous répondre moi-même, qui me faisait différer chaque jour ; & vous voyez qu’encore aujourd’hui, je suis obligée d’emprunter la main de ma femme de chambre. Mon malheureux rhumatisme m’a repris ; il s’est niché cette fois sur le bras droit, & je suis absolument manchotte. Voilà ce que c’est, jeune & fraîche comme vous êtes, d’avoir une si vieille amie ! on souffre de ses incommodités.
Aussitôt que mes douleurs me donneront un peu de relâche, je me promets bien de causer longuement avec vous. En attendant, sachez seulement que j’ai reçu vos deux lettres ; qu’elles auraient redoublé, s’il était possible, ma tendre amitié pour vous ; & que je ne cesserai jamais de prendre part, bien vivement, à tout ce qui vous intéresse.
Mon neveu est aussi un peu indisposé, mais sans aucun danger, & sans qu’il faille en prendre aucune inquiétude ; c’est une incommodité légère, qui, à ce qu’il me semble, affecte plus son humeur que sa santé. Nous ne le voyons presque plus.
Sa retraite & votre départ ne rendent pas notre petit cercle plus gai. La petite Volanges, surtout, vous trouve furieusement à dire, & bâille, tant que la journée dure, à avaler ses poings. Particulièrement depuis quelques jours, elle nous fait l’honneur de s’endormir profondément toutes les après-dînées.
Adieu, ma chère belle ; je suis pour toujours votre bien bonne amie, votre maman, votre sœur même, si mon grand âge me permettait ce titre. Enfin je vous suis attachée par tous les plus tendres sentiments.
Signé : ADELAIDE, pour Mme DE ROSEMONDE.
Du château de… 14 octobre 17…


Lettre CXIII

La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

Je crois devoir vous prévenir, Vicomte, qu’on commence à s’occuper de vous à Paris ; qu’on y remarque votre absence, & que déjà on en devine la cause. J’étais hier à un souper fort nombreux ; il y fut dit positivement que vous étiez retenu au village par un amour romanesque & malheureux : aussitôt la joie se peignit sur le visage de tous les envieux de vos succès, & de toutes les femmes que vous avez négligées. Si vous m’en croyez, vous ne laisserez pas prendre de consistance à ces bruits dangereux, & vous viendrez sur-le-champ les détruire par votre présence.
Songez que si une fois vous laissez perdre l’idée qu’on ne vous résiste pas, vous éprouverez bientôt qu’on vous résistera en effet plus facilement ; que vos rivaux vont perdre leur respect pour vous, & oser vous combattre : car lequel d’entre eux ne se croit pas plus fort que la vertu ? Songez surtout que dans la multitude des femmes que vous avez affichées, toutes celles que vous n’avez pas eues vont tenter de détromper le public, tandis que les autres s’efforceront de l’abuser. Enfin, il faut vous attendre à être apprécié peut-être autant au-dessous de votre valeur, que vous l’avez été au-dessus jusqu’à présent.
Revenez donc, Vicomte, & ne sacrifiez pas votre réputation à un caprice puéril. Vous avez fait tout ce que nous voulions de la petite Volanges ; & pour votre présidente, ce ne sera pas apparemment en restant à dix lieues d’elle, que vous vous en passerez la fantaisie. Croyez-vous qu’elle ira vous chercher ? Peut-être ne songe-t-elle déjà plus à vous, ou ne s’en occupe-t-elle encore que pour se féliciter de vous avoir humilié. Au moins ici, pourrez-vous trouver quelque occasion de reparaître avec éclat, & vous en avez besoin ; & quand vous vous obstineriez à votre ridicule aventure, je ne vois pas que votre retour puisse y nuire ; au contraire.
En effet, si votre présidente vous adore, comme vous me l’avez tant dit & si peu prouvé, son unique consolation, son seul plaisir, doivent être à présent de parler de vous, & de savoir ce que vous faites, ce que vous dites, ce que vous pensez, & jusqu’à la moindre des choses qui vous intéressent. Ces misères-là prennent du prix, en raison des privations qu’on éprouve. Ce sont les miettes de pain tombantes de la table du riche : celui-ci les dédaigne ; mais le pauvre les recueille avidement & s’en nourrit. Or, la pauvre présidente reçoit à présent toutes ces miettes-là ; & plus elle en aura, moins elle sera pressée de se livrer à l’appétit du reste.
De plus, puisque vous connaissez sa confidente vous ne doutez pas que chaque lettre d’elle ne contienne au moins un petit sermon, & tout ce qu’elle croit propre à corroborer sa sagesse & fortifier sa vertu. Pourquoi donc laisser à l’une des ressources pour se défendre, & à l’autre pour vous nuire ?
Ce n’est pas que je sois du tout de votre avis sur la perte que vous croyez avoir faite au changement de confidente. D’abord, Mme de Volanges vous hait, & la haine est toujours plus ingénieuse & plus clairvoyante que l’amitié. Toute la vertu de votre vieille tante ne l’engagera pas à médire un seul instant de son cher neveu ; car la vertu a aussi ses faiblesses. De plus vos craintes portent sur une remarque absolument fausse.
Il n’est pas vrai que plus les femmes vieillissent & plus elles deviennent rêches & sévères. C’est de quarante à cinquante ans que le désespoir de voir leur figure se flétrir, la rage de se sentir obligées d’abandonner des prétentions & des plaisirs auxquels elles tiennent encore, rendent presque toutes les femmes bégueules & acariâtres. Il leur faut ce long intervalle pour faire en entier ce grand sacrifice : mais dès qu’il est consommé, toutes se partagent en deux classes.
La plus nombreuse, celle des femmes qui n’ont eu pour elles que leur figure & leur jeunesse, tombe dans une imbécile apathie qui ne s’émeut plus que pour le jeu & pour quelques pratiques de dévotion ; celle-là est toujours ennuyeuse, souvent grondeuse, quelquefois un peu tracassière, mais rarement méchante. On ne peut pas dire non plus que ces femmes soient ou ne soient pas sévères : sans idées & sans consistance, elles répètent, sans le comprendre & indifféremment, tout ce qu’elles entendent dire, & restent par elles-mêmes absolument nulles.
L’autre classe beaucoup plus rare, mais véritablement précieuse, est celle des femmes qui, ayant eu un caractère & n’ayant pas négligé de nourrir leur raison, savent se créer une existence, quand celle de la nature leur manque ; & prennent le parti de mettre à leur esprit les pompons qu’elles employaient avant pour leur figure. Celles-ci ont pour l’ordinaire le jugement très sain, & l’esprit à la fois solide, gai & gracieux. Elles remplacent les charmes séduisants par l’attachante bonté, & encore par l’enjouement dont le charme augmente en proportion de l’âge : c’est ainsi qu’elles parviennent en quelque sorte à se rapprocher de la jeunesse en s’en faisant aimer. Mais alors, loin d’être, comme vous le dites, rêches & sévères, l’habitude de l’indulgence, leurs longues réflexions sur la faiblesse humaine, & enfin les souvenirs de leur jeunesse, par lesquels seuls elles tiennent encore à la vie, les placeraient plutôt, peut-être, trop près de la facilité.
Ce que je peux vous dire enfin, c’est qu’ayant toujours recherché les vieilles femmes, dont j’ai reconnu de bonne heure l’utilité des suffrages, j’en ai rencontré beaucoup auprès de qui l’inclination me ramenait autant que l’intérêt. Je m’arrête là ; car à présent que vous enflammez si vite & si moralement, j’aurais peur que vous ne devinssiez subitement amoureux de votre vieille tante, & que vous ne vous enterrassiez avec elle dans le tombeau où vous vivez déjà depuis si longtemps. Je reviens donc.
Malgré l’enchantement où vous me paraissez être de votre petite écolière, je ne peux pas croire qu’elle entre pour quelque chose dans vos projets. Vous l’avez trouvée sous la main, vous l’avez prise : à la bonne heure ! mais ce ne peut pas être là un goût. Ce n’est pas même, à vrai dire, une entière jouissance : vous ne possédez absolument que son corps ! je ne parle pas de son cœur, dont je me doute bien que vous ne vous souciez guère : mais vous n’occupez seulement pas sa tête. Je ne sais pas si vous vous en êtes aperçu, mais moi j’en ai la preuve dans la dernière lettre qu’elle m’a écrite ; je vous l’envoie pour que vous en jugiez. Voyez donc que quand elle y parle de vous, c’est toujours M. de Valmont ; que toutes ses idées, même celles que vous lui faites naître, n’aboutissent jamais qu’à Danceny ; & lui, elle ne l’appelle pas Monsieur, c’est bien toujours Danceny seulement. Par là, elle le distingue de tous les autres ; & même en se livrant à vous, elle ne se familiarise qu’avec lui. Si une telle conquête vous paraît séduisante, si les plaisirs qu’elle donne vous attachent, assurément vous êtes modeste & peu difficile ! Que vous la gardiez, j’y consens ; cela entre même dans mes projets. Mais il me semble que cela ne vaut pas de se déranger un quart d’heure ; qu’il faudrait aussi avoir quelque empire, & ne lui permettre, par exemple, de se rapprocher de Danceny, qu’après le lui avoir fait un peu plus oublier.
Avant de cesser de m’occuper de vous, pour venir à moi, je veux encore vous dire que ce moyen de maladie que vous m’annoncez vouloir prendre me paraît bien connu & bien usé. En vérité, Vicomte, vous n’êtes pas inventif ! Moi, je me répète aussi quelquefois, comme vous allez voir ; mais je tâche de me sauver par les détails, & surtout le succès me justifie. Je vais encore en tenter un, & courir une nouvelle aventure. Je conviens qu’elle n’aura pas le mérite de la difficulté ; mais au moins sera-ce une distraction, & je m’ennuie à périr.
Je ne sais pourquoi, depuis l’aventure de Prévan, Belleroche m’est devenu insupportable. Il a tellement redoublé d’attention, de tendresse, de vénération, que je n’y peux plus tenir. Sa colère, dans le premier moment, m’avait paru plaisante ; il a pourtant bien fallu la calmer, car c’eût été me compromettre que de le laisser faire : & il n’y avait pas moyen de lui faire entendre raison. J’ai donc pris le parti de lui montrer plus d’amour, pour en venir à bout plus facilement ; mais lui a pris cela au sérieux ; & depuis ce temps il m’excède par son enchantement éternel. Je remarque surtout l’insultante confiance qu’il prend en moi, & la sécurité avec laquelle il me regarde comme à lui pour toujours. J’en suis vraiment humiliée. Il me prise donc bien peu, s’il croit valoir assez pour me fixer ! Ne me disait-il pas dernièrement que je n’aurais jamais aimé un autre que lui ? Oh ! pour le coup, j’ai eu besoin de toute ma prudence, pour ne pas le détromper sur-le-champ, en lui disant ce qui en était. Voilà, certes, un plaisant Monsieur, pour avoir un droit exclusif ! Je conviens qu’il est bien fait & d’une assez belle figure : mais, à tout prendre, ce n’est, au fait, qu’un manœuvre d’amour. Enfin le moment est venu, il faut nous séparer.
J’essaie déjà depuis près de quinze jours, & j’ai employé, tour à tour, la froideur, le caprice, l’humeur, les querelles ; mais le tenace personnage ne quitte pas prise ainsi : il faut donc prendre un parti plus violent ; en conséquence je l’emmène à ma campagne. Nous partons après demain. Il n’y aura avec nous que quelques personnes désintéressées & peu clairvoyantes, & nous y aurons presque autant de liberté que si nous y étions seuls. Là, je le surchargerai à tel point d’amour & de caresses, nous y vivrons si bien l’un pour l’autre uniquement, que je parie bien qu’il désirera plus que moi la fin de ce voyage, dont il se fait un si grand bonheur ; & s’il n’en revient pas plus ennuyé de moi que je ne le suis de lui, dites, j’y consens, que je n’en sais pas plus que vous.
Le prétexte de cette espèce de retraite, est de m’occuper sérieusement de mon grand procès, qui en effet se jugera enfin au commencement de l’hiver. J’en suis bien aise ; car il est vraiment désagréable d’avoir ainsi toute sa fortune en l’air. Ce n’est pas que je sois inquiète de l’événement : d’abord j’ai raison, tous mes avocats me l’assurent. Et quand je ne l’aurais pas, je serais donc bien maladroite, si je ne savais pas gagner un procès, où je n’ai pour adversaires que des mineures encore en bas âge, & leur vieux tuteur ! Comme il ne faut pourtant rien négliger dans une affaire si importante, j’aurai effectivement avec moi deux avocats. Ce voyage ne vous paraît-il pas gai ? cependant s’il me fait gagner mon procès & perdre Belleroche, je ne regretterai pas mon temps.
A présent, Vicomte, devinez le successeur ; je vous le donne en cent. Mais bon ! ne sais-je pas que vous ne devinez jamais rien ? hé bien, c’est Danceny. Vous êtes étonné, n’est-ce pas ? car enfin je ne suis pas encore réduite à l’éducation des enfants ! Mais celui-là mérite d’être excepté ; il n’a que les grâces de la jeunesse, & non la frivolité. Sa grande réserve dans le cercle est très propre à éloigner tous les soupçons, & on ne l’en trouve que plus aimable, quand il se livre, dans le tête-à-tête. Ce n’est pas que j’en aie déjà eu avec lui pour mon compte, je ne suis encore que sa confidente ; mais sous ce voile de l’amitié, je crois lui voir un goût très vif pour moi, & je sens que j’en prends beaucoup pour lui. Ce serait bien dommage que tant d’esprit & de délicatesse allassent se sacrifier & s’abrutir auprès de cette petite imbécile de Volanges ! J’espère qu’il se trompe en croyant l’aimer : elle est si loin de le mériter ! Ce n’est pas que je sois jalouse d’elle ; mais c’est que ce serait un meurtre, & je veux en sauver Danceny. Je vous prie donc, Vicomte, de mettre vos soins pendant mon voyage à ce qu’il ne puisse se rapprocher de sa Cécile comme il a encore la mauvaise habitude de la nommer. Un premier goût a toujours plus d’empire qu’on ne croit, & je ne serais sûre de rien, s’il la revoyait à présent ; surtout pendant mon absence. A mon retour, je me charge de tout, & j’en réponds.
J’ai bien songé à emmener le jeune homme avec moi : mais j’en ai fait le sacrifice à ma prudence ordinaire ; & puis, j’aurais craint qu’il ne s’aperçût de quelque chose entre Belleroche & moi, & je serais au désespoir qu’il eût la moindre idée de ce qui se passe. Je veux au moins m’offrir à son imagination, pure & sans tache ; telle enfin qu’il faudrait être, pour être vraiment digne de lui.
Paris ce 15 octobre 17…


Lettre CXIV

De la présidente Tourvel à madame de Rosemonde

Ma chère amie, je cède à ma vive inquiétude ; & sans savoir si vous serez en état de me répondre, je ne puis m’empêcher de vous interroger. L’état de M. de Valmont, que vous me dites sans danger, ne me laisse pas autant de sécurité que vous paraissez en avoir. Il n’est pas rare que la mélancolie & le dégoût du monde soient des symptômes avant-coureurs de quelque maladie grave ; les souffrances du corps, comme celles de l’esprit, font désirer la solitude ; & souvent on reproche de l’humeur à celui dont on devrait seulement plaindre les maux.
Il me semble qu’il devrait au moins consulter quelqu’un. Comment, étant malade vous-même, n’avez-vous pas un Médecin auprès de vous ? Le mien, que j’ai vu ce matin, & que je ne vous cache pas que j’ai consulté indirectement, est d’avis que, dans les personnes naturellement actives, cette espèce d’apathie subite n’est jamais à négliger ; et, comme il me disait encore, les maladies ne cèdent plus au traitement, quand elles n’ont pas été prises à temps. Pourquoi faire courir ce risque à quelqu’un qui vous est si cher ?
Ce qui redouble mon inquiétude, c’est que, depuis quatre jours, je ne reçois plus de nouvelles de lui. Mon Dieu ! ne me trompez-vous point sur son état ? Pourquoi aurait-il cessé de m’écrire tout à coup ? Si c’était seulement l’effet de mon obstination à lui renvoyer ses lettres, je crois qu’il aurait pris ce parti plus tôt. Enfin, sans croire aux pressentiments, je suis depuis quelques jours d’une tristesse qui m’effraie. Ah ! peut-être suis-je à la veille du plus grand des malheurs !
Vous ne sauriez croire, & j’ai honte de vous dire, combien je suis peinée de ne plus recevoir ces mêmes lettres, que pourtant je refuserais encore de lire. J’étais sûre au moins qu’il s’était occupé de moi ! & je voyais quelque chose qui venait de lui. Je ne les ouvrais pas ces lettres, mais je pleurais en les regardant : mes larmes étaient plus douces & plus faciles ; & celles-là seules dissipaient en partie l’oppression habituelle que j’éprouve depuis mon retour. Je vous en conjure, mon indulgente amie, écrivez-moi, vous-même, aussitôt que vous le pourrez ; & en attendant, faites-moi donner chaque jour de vos nouvelles & des siennes.
Je m’aperçois qu’à peine je vous ai dit un mot pour vous : mais vous connaissez mes sentiments, mon attachement sans réserve, ma tendre reconnaissance pour votre sensible amitié ; vous pardonnerez au trouble où je suis, à mes peines mortelles, au tourment affreux d’avoir à redouter des maux, dont peut-être je suis la cause. Grand Dieu ! cette idée désespérante me poursuit & déchire mon cœur ; ce malheur me manquait, & je sens que je suis née pour les éprouver tous.
Adieu, ma chère amie ; aimez-moi, plaignez-moi. Aurai-je une lettre de vous aujourd’hui ?
Paris ce 16 octobre 17…


Lettre CXV

Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

C’est une chose inconcevable, ma belle amie, comme aussitôt qu’on s’éloigne, on cesse facilement de s’entendre. Tant que j’étais auprès de vous, nous n’avions jamais qu’un même sentiment, une même façon de voir ; & parce que, depuis près de trois mois, je ne vous vois plus, nous ne sommes plus de même avis sur rien. Qui de nous deux a tort ? sûrement vous n’hésiteriez pas sur la réponse : mais moi, plus sage, ou plus poli, je ne décide pas. Je vais seulement répondre à votre Lettre, & continuer de vous exposer ma conduite.
D’abord, je vous remercie de l’avis que vous me donnez des bruits qui courent sur mon compte ; mais je ne m’en inquiète pas encore ; je me crois sûr d’avoir bientôt de quoi les faire cesser. Soyez tranquille ; je ne reparaîtrai dans le monde que plus célèbre que jamais, & toujours plus digne de vous.
J’espère qu’on me comptera même pour quelque chose l’aventure de la petite Volanges, dont vous paraissez faire si peu de cas : comme si ce n’était rien, que d’enlever, en une soirée, une jeune fille à son amant aimé : d’en user ensuite tant qu’on le veut, & absolument comme de son bien, & sans plus d’embarras ; d’en obtenir ce qu’on n’ose pas même exiger de toutes les filles dont c’est le métier, & cela, sans la déranger en rien de son tendre amour, sans la rendre inconstante, pas même infidèle - car, en effet, je n’occupe pas seulement sa tête ! - en sorte qu’après ma fantaisie passée, je la remettrai entre les bras de son amant, pour ainsi dire, sans qu’elle se soit aperçue de rien. Est-ce donc là une marche si ordinaire ? & puis, croyez-moi une fois sortie de mes mains, les principes que je lui donne ne s’en développeront pas moins ; & je prédis que la timide écolière prendra bientôt un essor propre à faire honneur à son maître.
Si pourtant on aime mieux le genre héroïque, je montrerai la Présidente, ce modèle cité de toutes les vertus, respectée même de nos plus libertins, telle enfin qu’on avait perdu jusqu’à l’idée de l’attaquer ! je la montrerai, dis-je, oubliant ses devoirs & sa vertu, sacrifiant sa réputation & deux ans de sagesse, pour courir après le bonheur de me plaire, pour s’enivrer de celui de m’aimer ; se trouvant suffisamment dédommagée de tant de sacrifices, par un mot, par un regard, qu’encore elle n’obtiendra pas toujours. Je ferai plus, je la quitterai ; & je ne connais pas cette femme, ou je n’aurai point de successeur. Elle résistera au besoin de consolation, à l’habitude du plaisir, au désir même de la vengeance. Enfin, elle n’aura existé que pour moi ; & que sa carrière soit plus ou moins longue, j’en aurai seul ouvert & fermé la barrière. Une fois parvenu à ce triomphe, je dirai à mes rivaux : "Voyez mon ouvrage, & cherchez-en dans le siècle un second exemple ! "
Vous allez me demander d’où me vient aujourd’hui cet excès de confiance ? c’est que depuis huit jours je suis dans la confidence de ma belle ; elle ne me dit pas ses secrets, mais je les surprends. Deux lettres d’elle à Mme de Rosemonde m’ont suffisamment instruit, & je ne lirai plus les autres que par curiosité. Je n’ai absolument besoin, pour réussir, que de me rapprocher d’elle, & mes moyens sont trouvés. Je vais incessamment les mettre en usage.
Vous êtes curieuse, je crois ? Mais non, pour vous punir de ne pas croire à mes inventions, vous ne les saurez pas. Tout de bon, vous mériteriez que je vous retirasse ma confiance, au moins pour cette aventure ; & en effet, sans le doux prix attaché par vous à son succès, je ne vous en parlerais plus. Vous voyez que je suis fâché. Cependant, dans l’espoir que vous vous corrigerez, je veux bien m’en tenir à cette punition légère ; & revenant à l’indulgence, j’oublie un moment mes grands projets, pour raisonner des vôtres avec vous.
Vous voilà donc à la campagne, ennuyeuse comme une idylle & ennuyée comme son lecteur ! Et ce pauvre Belleroche ! vous ne vous contentez pas de lui faire boire l’eau d’oubli, vous lui en donnez la question ! Comment s’en trouve-t-il ? supporte-t-il bien les nausées de l’amour ? Je voudrais pour beaucoup qu’il ne vous en devînt que plus attaché ; je serais curieux de voir quel remède plus efficace vous parviendriez à employer. Je vous plains, en vérité, d’avoir été obligée de recourir à celui-là. Je n’ai fait qu’une fois, dans ma vie, l’amour par procédé. J’avais certainement un grand motif, puisque c’était à la Comtesse de *** ; & vingt fois, entre ses bras, j’ai été tenté de lui dire : "Madame, je renonce à la place que je sollicite, & permettez-moi de quitter celle que j’occupe." Aussi, de toutes les femmes que j’ai eues, c’est la seule dont j’ai vraiment plaisir à dire du mal.
Pour votre motif à vous, je le trouve, à vrai dire, d’un ridicule rare ; & vous aviez raison de croire que je ne devinerais pas le successeur. Quoi ! c’est pour Danceny que vous vous donnez toute cette peine-là ! Eh ! ma chère amie, laissez-le adorer sa vertueuse Cécile, & ne vous compromettez pas dans ces jeux d’enfant. Laissez les écoliers se former auprès des bonnes, ou jouer avec les pensionnaires à de petits jeux innocents. Qu’allez-vous vous charger d’un novice qui ne saura ni vous prendre ni vous quitter, & avec qui il vous faudra tout faire ? Je vous le dis sérieusement, je désapprouve ce choix, & quelque secret qu’il restât, il vous humilierait au moins à mes yeux & dans votre conscience.
Vous prenez, dites-vous, beaucoup de goût pour lui : allons donc, vous vous trompez sûrement, & je crois même avoir trouvé la cause de votre erreur. Ce beau dégoût de Belleroche vous est venu dans un temps de disette, & Paris ne vous offrant pas de choix, vos idées, toujours trop vives, se sont portées sur le premier objet que vous avez rencontré. Mais songez qu’à votre retour, vous pourrez choisir entre mille ; & si enfin vous redoutez l’inaction dans laquelle vous risquez de tomber en différant, je m’offre à vous pour amuser vos loisirs.
D’ici à votre retour, mes grandes affaires seront terminées de manière ou d’autre ; & sûrement, ni la petite Volanges, ni la Présidente elle-même, ne m’occuperont assez alors, pour que je ne sois pas à vous autant que vous le désirerez. Peut-être même, d’ici-là, aurai-je déjà remis la petite fille aux mains de son discret amant. Sans convenir, quoi que vous en disiez, que ce ne soit pas une jouissance attachante, comme j’ai le projet qu’elle garde de moi toute sa vie une idée supérieure à celle de tous les autres hommes, je me suis mis, avec elle, sur un ton que je ne pourrais soutenir longtemps sans altérer ma santé ; & dès ce moment, je ne tiens plus à elle, que par le soin qu’on doit aux affaires de famille.
Vous ne m’entendez pas ?… C’est que j’attends une seconde époque pour confirmer mon espoir, & m’assurer que j’ai pleinement réussi dans mes projets. Oui, ma belle amie, j’ai déjà un premier indice que le mari de mon écolière ne courra pas le risque de mourir sans postérité ; & que le chef de la maison de Gercourt ne sera à l’avenir qu’un cadet de celle de Valmont. Mais laissez-moi finir à ma fantaisie cette aventure que je n’ai entreprise qu’à votre prière. Songez que si vous rendez Danceny inconstant, vous ôtez tout le piquant de cette histoire. Considérez enfin que, m’offrant pour le représenter auprès de vous, j’ai, ce me semble, quelques droits à la préférence.
J’y compte si bien, que je n’ai pas craint de contrarier vos vues, en concourant moi-même à augmenter la tendre passion du discret amoureux, pour le premier & digne objet de son choix. Ayant donc trouvé hier votre pupille occupée à lui écrire, & l’ayant dérangée d’abord de cette douce occupation pour une autre plus douce encore, je lui ai demandé, après, de voir sa lettre ; & comme je l’ai trouvée froide & contrainte, je lui ai fait sentir que ce n’était pas ainsi qu’elle consolerait son amant, & je l’ai décidée à en écrire une autre sous ma dictée ; où, en imitant du mieux que j’ai pu son petit radotage, j’ai tâché de nourrir l’amour du jeune homme, par un espoir plus certain. La petite personne était toute ravie, me disait-elle, de se trouver parler si bien ; & dorénavant, je serai chargé de la correspondance. Que n’aurai-je pas fait pour ce Danceny ? J’aurai été à la fois son ami, son confident, son rival & sa maîtresse ! Encore, en ce moment, je lui rends le service de le sauver de vos liens dangereux. Oui, sans doute, dangereux ; car vous posséder & vous perdre, c’est acheter un moment de bonheur par une éternité de regrets.
Adieu, ma belle amie ; ayez le courage de dépêcher Belleroche le plus que vous pourrez. Laissez-là Danceny, & préparez-vous à retrouver, comme à me rendre, les délicieux plaisirs de notre première liaison.
Je vous fais compliment sur le jugement prochain du grand procès, & je serai fort aise que cet heureux événement arrive sous mon règne.
Du château de… 19 octobre 17…


Lettre CXVI

Le Chevalier Danceny à Cécile Volanges

Mme de Merteuil est partie ce matin pour la campagne ; ainsi, ma charmante Cécile, me voilà privé du seul plaisir qui me restait en votre absence, celui de parler de vous à votre amie & à la mienne. Depuis quelque temps, elle m’a permis de lui donner ce titre ; & j’en ai profité avec d’autant plus d’empressement, qu’il me semblait, par là, me rapprocher de vous davantage. Mon Dieu ! que cette femme est aimable ! & quel charme flatteur elle sait donner à l’amitié ! Il semble que ce doux sentiment s’embellisse & se fortifie chez elle de tout ce qu’elle refuse à l’amour. Si vous saviez comme elle vous aime, comme elle se plaît à m’entendre lui parler de vous !… C’est là sans doute ce qui m’attache autant à elle. Quel bonheur de pouvoir vivre uniquement pour vous deux, de passer sans cesse des délices de l’amour aux douceurs de l’amitié, d’y consacrer toute mon existence, d’être en quelque sorte le point de réunion de votre attachement réciproque ; & de sentir toujours qu’en m’occupant du bonheur de l’une, je travaillerais également à celui de l’autre ! Aimez, aimez beaucoup, ma charmante amie, cette femme adorable. L’attachement que j’ai pour elle, donnez-lui plus de prix encore, en le partageant. Depuis que j’ai goûté le charme de l’amitié, je désire que vous l’éprouviez à votre tour. Les plaisirs que je ne partage pas avec vous, il me semble n’en jouir qu’à moitié. Oui, ma Cécile, je voudrais entourer votre cœur de tous les sentiments les plus doux ; que chacun de ses mouvements vous fît éprouver une sensation de bonheur ; & je croirais encore ne pouvoir jamais vous rendre qu’une partie de la félicité que je tiendrais de vous.
Pourquoi faut-il que ces projets charmants ne soient qu’une chimère de mon imagination, & que la réalité ne m’offre au contraire que des privations douloureuses & indéfinies ? L’espoir que vous m’aviez donné de vous voir à cette campagne, je m’aperçois bien qu’il faut y renoncer. Je n’ai plus de consolation que celle de me persuader qu’en effet cela ne vous est pas possible. Et vous négligez de me le dire, de vous en affliger avec moi ! Déjà, deux fois, mes plaintes à ce sujet sont restées sans réponse. Ah ! Cécile ! Cécile, je crois bien que vous m’aimez de toutes les facultés de votre âme, mais votre âme n’est pas brûlante comme la mienne ! Que n’est-ce à moi à lever les obstacles ? pourquoi ne sont-ce pas mes intérêts qu’il me faille ménager, au lieu des vôtres ? je saurais bientôt vous prouver que rien n’est impossible à l’amour.
Vous ne me mandez pas non plus quand doit finir cette absence cruelle : au moins, ici, je vous verrais quelquefois. Vos charmants regards ranimeraient mon âme abattue ; leur touchante expression rassurerait mon cœur, qui quelquefois en a besoin. Pardon, ma Cécile ; cette crainte n’est pas un soupçon. Je crois à votre amour, à votre constance. Ah ! je serais trop malheureux, si j’en doutais. Mais tant d’obstacles ! & toujours renouvelés ! Mon amie, je suis triste, bien triste. Il semble que ce départ de Mme de Merteuil ait renouvelé en moi le sentiment de tous mes malheurs.
Adieu, ma Cécile ; adieu, ma bien-aimée. Songez que votre Amant s’afflige, & que vous pouvez seule lui rendre le bonheur.
Paris ce 17 octobre 17…


Lettre CXVII

Cécile Volanges au Chevalier Danceny (Dictée par Valmont.)

Croyez-vous donc, mon bon ami, que j’aie besoin d’être grondée pour être triste, quand je sais que vous vous affligez ? & doutez-vous que je ne souffre autant que vous de toutes vos peines ? Je partage même celles que je vous cause volontairement ; & j’ai de plus que vous, de voir que vous ne me rendez pas justice. Oh ! cela n’est pas bien. Je vois bien ce qui vous fâche ; c’est que les deux dernières fois que vous m’avez demandé de venir ici, je ne vous ai pas répondu à cela ; mais cette réponse est-elle donc si aisée à faire ? Croyez-vous que je ne sache pas que ce que vous voulez est bien mal ? Et pourtant, si j’ai déjà tant de peine à vous refuser de loin, que serait-ce donc si vous étiez là ? Et puis, pour avoir voulu vous consoler un moment, je resterais affligée toute ma vie.
Tenez, je n’ai rien de caché pour vous, moi ; voilà mes raisons, jugez vous-même. J’aurais peut-être fait ce que vous voulez, sans ce que je vous ai mandé, que ce M. de Gercourt, qui cause tout notre chagrin, n’arrivera pas encore de sitôt ; & comme, depuis quelque temps, maman me témoigne beaucoup plus d’amitié ; comme, de mon côté, je la caresse le plus que je peux ; qui sait ce que j’obtiendrai peut-être d’elle ? Et si nous pouvions être heureux sans que j’aie rien à me reprocher, est-ce que cela ne vaudrait pas bien mieux ? Si j’en crois ce qu’on m’a dit souvent, les hommes même n’aiment plus tant leurs femmes, quand elles les ont trop aimés avant de l’être. Cette crainte-là me retient encore plus que tout le reste. Mon ami, n’êtes-vous pas sûr de mon cœur, & ne sera-t-il pas toujours temps ?
Ecoutez, je vous promets que, si je ne peux pas éviter le malheur d’épouser ce M. de Gercourt, que je hais déjà tant avant de le connaître, rien ne me retiendra plus pour être à vous autant que je pourrai, & même avant tout. Comme je ne me soucie d’être aimée que de vous, & que vous verrez bien si je fais mal, il n’y aura pas de ma faute, le reste me sera bien égal ; pourvu que vous me promettiez de m’aimer toujours autant que vous faites. Mais, mon ami, jusque-là, laissez-moi continuer comme je fais ; & ne me demandez plus une chose que j’ai de bonnes raisons pour ne pas faire, & que pourtant il me fâche de vous refuser.
Je voudrais bien aussi que M. de Valmont ne fût pas si pressant pour vous ; cela ne sert qu’à me rendre plus chagrine encore. Oh ! vous avez là un bien bon ami, je vous assure ! Il fait tout comme vous feriez vous-même. Mais adieu, mon cher ami ; j’ai commencé bien tard à vous écrire, & j’y ai passé une partie de la nuit. Je vais me coucher & réparer le temps perdu. Je vous embrasse, mais ne me grondez plus.
Du château de… 18 octobre 17…


Lettre CXVIII

Le Chevalier Danceny à la Marquise de Merteuil

Si j’en crois mon almanach, il n’y a, mon adorable amie, que deux jours que vous êtes absente ; mais, si j’en crois mon cœur, il y a deux siècles. Or, je le tiens de vous-même, c’est toujours son cœur qu’il faut croire ; il est donc bien temps que vous reveniez, & toutes vos affaires doivent être plus que finies. Comment voulez-vous que je m’intéresse à votre procès, si, perte ou gain, j’en dois également payer les frais par l’ennui de votre absence ? Oh ! que je dirais volontiers comme le misanthrope : Perdez votre procès & soyez-moi fidèle.
N’est-ce pas en effet une véritable infidélité, une noire trahison, que de laisser votre ami loin de vous, après l’avoir accoutumé à ne pouvoir plus se passer de votre présence ? Vous aurez beau consulter vos avocats, ils ne vous trouveront pas de justification pour ce mauvais procédé ; & puis, ces gens-là ne disent que des raisons, & des raisons ne suffisent pas pour répondre à des sentiments.
Pour moi, vous m’avez tant dit que c’était par raison que vous faisiez ce voyage, que vous m’avez tout à fait brouillé avec elle. Je ne veux plus du tout l’entendre ; pas même quand elle me dit de vous oublier. Cette raison-là est pourtant bien raisonnable ; & au fait, cela ne serait pas si difficile que vous pourriez le croire. Il suffirait seulement de me déshabituer de penser toujours à vous : & rien ici, je vous assure, ne vous rappellerait à moi.
Nos plus jolies femmes, celles qu’on dit les plus aimables, sont encore si loin de vous, qu’elles ne pourraient en donner qu’une faible idée. Je crois même qu’avec des yeux exercés, plus on a cru d’abord qu’elles vous ressemblaient, plus on y trouve après de différence ; elles ont beau faire, beau y mettre tout ce qu’elles savent, il leur manque toujours d’être vous, & c’est positivement là qu’est le charme. Malheureusement, quand les journées sont si longues, & qu’on est désoccupé, on rêve, on fait des châteaux en Espagne, on se crée sa chimère ; peu à peu l’imagination s’exalte : on veut embellir son ouvrage, on rassemble tout ce qui peut plaire, on arrive enfin à la perfection ; & dès qu’on en est là, le portrait ramène au modèle, & on est tout étonné de voir qu’on n’a fait que songer à vous.
Dans ce moment même, je suis encore la dupe d’une erreur à peu près semblable. Vous croyez peut-être que c’était pour m’occuper de vous, que je me suis mis à vous écrire ? point du tout : c’était pour m’en distraire. J’avais cent choses à vous dire, dont vous n’étiez pas l’objet, qui, comme vous savez, m’intéressent bien vivement ; & ce sont celles-là pourtant dont j’ai été distrait. Et depuis quand le charme de l’amitié distrait-il donc de celui de l’amour ? Ah ! si j’y regardais de bien près, peut-être aurais-je un petit reproche à me faire ! Mais chut ! oublions cette légère faute de peur d’y retomber ; & que mon amie elle-même l’ignore.
Aussi pourquoi n’êtes-vous pas là pour me répondre, pour me ramener si je m’égare, pour me parler de ma Cécile, pour augmenter, s’il est possible, le bonheur que je goûte à l’aimer, par l’idée si douce à mon cœur que c’est votre amie que j’aime ? Oui, je l’avoue, l’amour qu’elle m’inspire m’est devenu plus précieux encore, depuis que vous avez bien voulu en recevoir la confidence. J’aime tant à vous ouvrir mon cœur, à occuper le vôtre de mes sentiments, à les y déposer sans réserve ! il me semble que je les chéris davantage, à mesure que vous daignez les recueillir ; & puis, je vous regarde & je me dis : C’est en elle qu’est renfermé tout mon bonheur.
Je n’ai rien de nouveau à vous apprendre sur ma situation. La dernière lettre que j’ai reçue d’elle augmente & assure mon espoir, mais le retarde encore. Cependant ses motifs sont si tendres & si honnêtes, que je ne puis l’en blâmer ni m’en plaindre. Peut-être n’entendrez-vous pas trop bien ce que je vous dis là ; mais pourquoi n’êtes-vous pas ici ? Quoiqu’on dise tout à son amie, on n’ose pas tout écrire. Les secrets de l’amour, surtout, sont si délicats qu’on ne peut les laisser aller ainsi sur leur bonne foi. Si quelquefois on leur permet de sortir, il ne faut pas au moins les perdre de vue ; il faut en quelque sorte les voir entrer dans leur nouvel asile. Ah ! revenez, revenez donc, mon adorable amie ; vous voyez bien que votre retour est nécessaire. Oubliez enfin les mille raisons qui vous retiennent où vous êtes ou rendez m’en une qui m’apprenne à vivre où vous n’êtes pas.
J’ai l’honneur d’être, etc.
Paris ce 19 octobre 17…


Lettre CXIX

Madame de Rosemonde à la présidente Tourvel

Quoique je souffre encore beaucoup, ma chère belle, j’essaie pourtant de vous écrire moi-même, afin de pouvoir vous parler de ce qui vous intéresse. Mon neveu garde toujours sa misanthropie. Il envoie fort régulièrement savoir de mes nouvelles tous les jours ; mais il n’est pas venu une fois s’en informer lui-même, quoique je l’en aie fait prier : en sorte que je le vois pas plus que s’il était à Paris. Je l’ai pourtant rencontré ce matin, où je ne l’attendais guère. C’est dans ma chapelle, où je suis descendue pour la première fois depuis ma douloureuse incommodité. J’ai appris aujourd’hui que depuis quatre jours il y va régulièrement entendre la messe. Dieu veuille que cela dure !
Quand je suis entrée, il est venu à moi, & m’a félicitée fort affectueusement sur le meilleur état de ma santé. Comme la messe commençait, j’ai abrégé la conversation, que je comptais bien reprendre après ; mais il a disparu avant que j’aie pu le joindre. Je ne vous cacherai pas que je l’ai trouvé un peu changé. Mais, ma chère belle, ne me faites pas repentir de ma confiance en votre raison par des inquiétudes trop vives ; & surtout soyez sûre que j’aimerais encore mieux vous affliger que vous tromper.
Si mon neveu continue à me tenir rigueur, je prendrai le parti, aussitôt que je serai mieux, de l’aller voir dans sa chambre & je tâcherai de pénétrer la cause de cette singulière manie, dans laquelle je crois bien que vous êtes pour quelque chose. Je vous manderai ce que j’aurai appris. Je vous quitte, ne pouvant plus remuer les doigts : & puis, si Adélaïde savait que j’ai écrit, elle me gronderai toute la soirée. Adieu ma chère belle.
Du château de… 20 octobre 17…


Lettre CXX

Le Vicomte de Valmont au père Anselme (Feuillant du Couvent de la rue Saint-Honoré.)

Je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous, Monsieur : mais je sais la confiance entière qu’a en vous madame la Présidente de Tourvel, & je sais de plus combien cette confiance est dignement placée. Je crois donc pouvoir, sans indiscrétion, m’adresser à vous, pour obtenir un service bien essentiel, vraiment digne de votre saint ministère, & où l’intérêt de Mme de Tourvel se trouve joint au mien.
J’ai entre les mains des papiers importants qui la concernent, qui ne peuvent être confiés à personne, & que je ne dois ni veux remettre qu’entre ses mains. Je n’ai aucun moyen de l’en instruire, parce que des raisons, que peut-être vous aurez sues d’elle, mais dont je ne crois pas qu’il me soit permis de vous instruire, lui ont fait prendre le parti de refuser toute correspondance avec moi : parti que j’avoue volontiers aujourd’hui ne pouvoir blâmer, puisqu’elle ne pouvait prévoir des événements auxquels j’étais moi-même bien loin de m’attendre, & qui n’étaient possibles qu’à la force plus qu’humaine qu’on est forcé d’y reconnaître.
Je vous prie donc, Monsieur, de vouloir bien l’informer de mes nouvelles résolutions, & de lui demander pour moi une entrevue particulière, où je puisse au moins réparer, en partie, mes torts par mes excuses ; et, pour dernier sacrifice, anéantir à ses yeux les seules traces existantes d’une erreur ou d’une faute qui m’avait rendu coupable envers elle.
Ce ne sera qu’après cette expiation préliminaire, que j’oserai déposer à vos pieds l’humiliant aveu de mes longs égarements ; & implorer votre médiation pour une réconciliation bien plus importante encore, & malheureusement plus difficile. Puis-je espérer, Monsieur, que vous ne me refuserez pas des soins si nécessaires & si précieux ? & que vous daignerez soutenir ma faiblesse & guider mes pas dans un sentier nouveau, que je désire bien sincèrement de suivre, mais que j’avoue, en rougissant, ne pas connaître encore ?
J’attends votre réponse avec l’impatience du repentir qui désire de réparer, & je vous prie de me croire avec autant de reconnaissance que de vénération,
Votre très humble, etc.
Je vous autorise, Monsieur, au cas que vous le jugiez convenable, à communiquer cette lettre en entier à Mme de Tourvel, que je me ferai toute ma vie un devoir de respecter, & en qui je ne cesserai jamais d’honorer celle dont le ciel s’est servi pour ramener mon âme à la vertu, par le touchant spectacle de la sienne.
Du château de… 22 octobre 17…