Lettre CXXI à CXXXV

Lettre CXXI

La Marquise de Merteuil au Chevalier Danceny

J’ai reçu votre lettre, mon trop jeune ami ; mais avant de vous en remercier, il faut que je vous gronde, & je vous préviens que si vous ne vous corrigez pas, vous n’aurez plus de réponse de moi. Quittez donc, si vous m’en croyez ; ce ton de cajolerie, qui n’est plus que du jargon, dès qu’il n’est pas l’expression de l’amour. Est-ce donc là le style de l’amitié ? non, mon ami : chaque sentiment a son langage qui lui convient ; & se servir d’un autre, c’est déguiser la pensée qu’on exprime. Je sais bien que nos petites femmes n’entendent rien de ce qu’on peut leur dire, s’il n’est traduit, en quelque sorte, dans ce jargon d’usage ; mais je croyais mériter, je l’avoue, que vous me distinguassiez d’elles. Je suis vraiment fâchée, & peut-être plus que je ne devrais l’être, que vous m’ayez si mal jugée.
Vous ne trouverez donc dans ma lettre que ce qui manque à la vôtre, franchise & simplesse. Je vous dirai bien, par exemple, que j’aurais grand plaisir à vous voir, & que je suis contrariée de n’avoir auprès de moi que des gens qui m’ennuient, au lieu de gens qui me plaisent ; mais vous, cette même phrase, vous la traduisez ainsi : apprenez-moi à vivre où vous n’êtes pas ; en sorte que quand vous serez, je suppose, auprès de votre maîtresse, vous ne sauriez pas y vivre que je n’y sois en tiers. Quelle pitié ! & ces femmes, à qui il manque toujours d’être moi, vous trouvez peut-être aussi que cela manque à votre Cécile ? voilà pourtant où conduit un langage qui, par l’abus qu’on en fait aujourd’hui, est encore au-dessous du jargon des compliments, & ne devient plus qu’un simple protocole, auquel on ne croit pas davantage qu’au très-humble serviteur.
Mon ami, quand vous m’écrivez, que ce soit pour me dire votre façon de penser & de sentir, & non pour m’envoyer des phrases que je trouverai, sans vous, plus ou moins bien dites dans le premier roman du jour. J’espère que vous ne vous fâcherez pas de ce que je vous dis-là, quand même vous y verriez un peu d’humeur ; car je ne nie pas d’en avoir : mais pour éviter jusqu’à l’air du défaut que je vous reproche, je ne vous dirai pas que cette humeur est peut-être un peu augmentée par l’éloignement où je suis de vous. Il me semble qu’à tout prendre, vous valez mieux qu’un procès & deux avocats, & peut-être même encore que l’attentif Belleroche.
Vous voyez qu’au lieu de vous désoler de mon absence, vous devriez vous en féliciter ; car jamais je ne vous avais fait un si beau compliment. Je crois que l’exemple me gagne, & que je veux vous dire aussi des cajoleries : mais non, j’aime mieux m’en tenir à ma franchise ; c’est donc elle seule qui vous assure de ma tendre amitié, & de l’intérêt qu’elle m’inspire. Il est fort doux d’avoir un jeune ami, dont le cœur est occupé ailleurs. Ce n’est pas là le système de toutes les femmes ; mais c’est le mien. Il me semble qu’on se livre, avec plus de plaisir, à un sentiment dont on ne peut rien avoir à craindre : aussi j’ai passé pour vous, d’assez bonne heure peut-être, au rôle de confidente. Mais vous choisissez vos maîtresses si jeunes, que vous m’avez fait apercevoir pour la première fois que je commence à être vieille : C’est bien fait à vous de vous préparer ainsi une longue carrière de constance, & je vous souhaite de tout mon cœur qu’elle soit réciproque.
Vous avez raison de vous rendre aux motifs tendres & honnêtes qui, à ce que vous me mandez, retardent votre bonheur. La longue défense est le seul mérite qui reste à celles qui ne résistent pas toujours ; & ce que je trouverais impardonnable à toute autre qu’à un enfant comme la petite Volanges, serait de ne pas savoir fuir un danger, dont elle a été suffisamment avertie par l’aveu qu’elle a fait de son amour. Vous autres hommes, vous n’avez pas d’idée de ce qu’est la vertu, & de ce qu’il en coûte pour la sacrifier ! Mais pour peu qu’une femme raisonne, elle doit savoir qu’indépendamment de la faute qu’elle commet, une faiblesse est pour elle le plus grand des malheurs ; & je ne conçois pas qu’aucune s’y laisse jamais prendre, quand elle peut avoir un moment pour y réfléchir.
N’allez pas combattre cette idée, car c’est elle qui m’attache principalement à vous. Vous me sauverez des dangers de l’amour ; & quoique j’aie bien su sans vous m’en défendre jusqu’à présent, je consens à en avoir de la reconnaissance, & je vous en aimerai mieux & davantage.
Sur ce, mon cher Chevalier, je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte & digne garde.
Du château de… 22 octobre 17…


Lettre CXXII

Madame de Rosemonde à la présidente Tourvel

J’espérais, mon aimable fille, pouvoir enfin calmer vos inquiétudes ; & je vois avec chagrin que je vais au contraire les augmenter encore. Calmez-vous cependant ; mon neveu n’est pas en danger ; on ne peut pas même dire qu’il soit réellement malade. Mais il se passe sûrement en lui quelque chose d’extraordinaire. Je n’y comprends rien ; mais je suis sortie de sa chambre avec un sentiment de tristesse, peut-être même d’effroi que je me reproche de vous faire partager, & dont cependant je ne puis m’empêcher de causer avec vous. Voici le récit de ce qui s’est passé : vous pouvez être sûre qu’il est fidèle ; car je vivrais quatre-vingts autres années encore, que je n’oublierais pas l’impression que m’a faite cette triste scène.
J’ai donc été ce matin chez mon neveu ; je l’ai trouvé écrivant, & entouré d’une multitude de différents tas de papiers, qui avaient l’air d’être l’objet de son travail. Il s’en occupait au point que j’étais déjà au milieu de sa chambre, qu’il n’avait pas encore tourné la tête pour savoir qui entrait. Aussitôt qu’il m’a aperçue, j’ai très bien remarqué qu’en se levant, il s’efforçait de composer sa figure, & peut-être même est-ce là ce qui m’y a fait faire plus d’attention. Il était, à la vérité, sans toilette & sans poudre ; mais je l’ai trouvé pâle & défait, & ayant surtout la physionomie altérée. Son regard, que nous avions vu si vif & si gai était triste & abattu ; enfin, soit dit entre nous, je n’aurais pas voulu que vous le vissiez ainsi : car il avait l’air très touchant, & très propre, à ce que je crois, à inspirer cette tendre pitié, qui est un des plus dangereux pièges de l’amour.
Quoique frappée de mes remarques, j’ai pourtant commencé la conversation comme si je ne m’étais aperçue de rien. Je lui ai d’abord parlé de sa santé, & sans me dire qu’elle soit bonne, il ne m’a point articulé pourtant qu’elle fût mauvaise. Alors je me suis plainte de sa retraite, qui avait un peu l’air d’une manie, & je tâchais de mêler un peu de gaieté à ma petite réprimande ; mais lui m’a répondu seulement, & d’un ton pénétré : "C’est un tort de plus, je l’avoue… mais il sera réparé avec les autres." Son air, plus encore que son discours a un peu dérangé mon enjouement, & je me suis hâtée de lui dire qu’il mettait trop d’importance à un simple reproche de l’amitié.
Nous nous sommes donc remis à causer tranquillement. Il m’a dit, peu de temps après, que peut-être une affaire, la plus grande affaire de sa vie, le rappellerait bientôt à Paris : mais comme j’avais peur de la deviner, ma chère belle, & que ce début ne me menât à une confidence dont je ne voulais pas, je ne lui ai fait aucune question, & je me suis contentée de lui répondre que j’espérais que plus de dissipation serait utile à sa santé. J’ai ajouté que pour cette fois je ne lui ferais aucune instance, aimant mes amis pour eux-mêmes ; c’est à cette phrase si simple, que serrant mes mains, & parlant avec une véhémence que je ne puis vous rendre : "Oui, ma tante, m’a-t-il dit, aimez, aimez beaucoup un neveu qui vous respecte & vous chérit ; et, comme vous dites, aimez-le pour lui-même. Ne vous affligez pas de son bonheur, & ne troublez, par aucun regret, l’éternelle tranquillité dont il espère jouir bientôt. Répétez-moi que vous m’aimez, que vous me pardonnez ; oui, vous me pardonnerez, je connais votre bonté ; mais comment espérer la même indulgence de ceux que j’ai tant offensés ? " Alors il s’est baissé sur moi, pour me cacher, je crois, des marques de douleur, que le son de sa voix me décelait malgré lui.
Emue plus que je ne puis vous dire, je me suis levée précipitamment ; & sans doute il a remarqué mon effroi, car sur-le-champ, se composant davantage : "Pardon, a-t-il repris, pardon, Madame ; je sens que je m’égare malgré moi. Je vous prie d’oublier mes discours, & de vous souvenir seulement de mon profond respect. Je ne manquerai pas, a-t-il ajouté, d’aller vous en renouveler l’hommage avant mon départ." Il m’a semblé que cette dernière phrase m’engageait à terminer ma visite ; & je me suis en allée en effet.
Mais plus j’y réfléchis, & moins je devine ce qu’il a voulu dire. Quelle est cette affaire, la plus grande de sa vie ? à quel sujet me demande-t-il pardon ? d’où lui est venu cet attendrissement involontaire en me parlant ? Je me suis déjà fait ces questions mille fois, sans pouvoir y répondre. Je ne vois même rien là qui ait rapport à vous : cependant, comme les yeux de l’amour sont plus clairvoyants que ceux de l’amitié, je n’ai voulu vous laisser rien ignorer de ce qui s’est passé entre mon neveu & moi.
Je me suis reprise à quatre fois pour écrire cette longue lettre, que je ferais plus longue encore, sans la fatigue que je ressens. Adieu, ma chère belle.
Du château de… 25 octobre 17…


Lettre CXXIII

Le père Anselme au Vicomte de Valmont

J’ai reçu, Monsieur le Vicomte, la lettre dont vous m’avez honoré ; & dès hier, je me suis transporté, suivant vos désirs, chez la personne en question. Je lui ai exposé l’objet & les motifs de la démarche que vous demandiez de faire auprès d’elle. Quelque attachée que je l’aie trouvée au parti sage qu’elle avait pris d’abord, sur ce que je lui ai remontré qu’elle risquait peut-être par son refus de mettre obstacle à votre heureux retour, & de s’opposer ainsi, en quelque sorte, aux vues miséricordieuses de la Providence, elle a consenti à recevoir votre visite, à condition, toutefois, que ce sera la dernière, & m’a chargé de vous annoncer qu’elle serait chez elle jeudi prochain, 28. Si ce jour ne pouvait pas vous convenir, vous voudrez bien l’en informer & lui en indiquer un autre. Votre lettre sera reçue.
Cependant, Monsieur le Vicomte, permettez-moi de vous inviter à ne pas différer sans de fortes raisons, afin de pouvoir vous livrer plus tôt & plus entièrement aux dispositions louables que vous me témoignez. Songez que celui qui tarde à profiter du moment de la grâce, s’expose à ce qu’elle lui soit retirée ; que si la bonté divine est infinie, l’usage en est pourtant réglé par la justice ; & qu’il peut venir un moment où le Dieu de miséricorde se change en un Dieu de vengeance.
Si vous continuez à m’honorer de votre confiance, je vous prie de croire que tous mes soins vous seront acquis, aussitôt que vous le désirerez : quelque grandes que soient mes occupations, mon affaire la plus importante sera toujours de remplir les devoirs du saint ministère, auquel je me suis particulièrement dévoué ; & le moment le plus beau de ma vie, celui où je verrai mes efforts prospérer par la bénédiction du Tout-Puissant. Faibles pêcheurs que nous sommes, nous ne pouvons rien par nous-mêmes ! Mais le Dieu qui vous rappelle peut tout ; & nous devrons également à sa bonté, vous, le désir constant de vous rejoindre à lui, & moi, les moyens de vous y conduire. C’est avec son secours, que j’espère vous convaincre bientôt que la religion sainte peut donner seule, même en ce monde, le bonheur solide & durable qu’on cherche vainement dans l’aveuglement des passions humaines.
J’ai l’honneur d’être, avec une respectueuse considération, etc.
Paris ce 25 octobre 17…


Lettre CXXIV

La présidente Tourvel à Madame de Rosemonde

Au milieu de l’étonnement où m’a jetée, Madame, la nouvelle que j’ai apprise hier, je n’oublie pas la satisfaction qu’elle doit vous causer, & je me hâte de vous en faire part. M. de Valmont ne s’occupe plus ni de moi ni de son amour ; & ne veut plus que réparer, par une vie plus édifiante, les fautes, ou plutôt les erreurs de sa jeunesse. J’ai été informée de ce grand événement par le père Anselme, auquel il s’est adressé pour le diriger à l’avenir, & aussi pour lui ménager une entrevue avec moi, dont je juge que l’objet principal est de me rendre mes lettres qu’il avait gardées jusqu’ici, malgré la demande contraire que je lui avais faite.
Je ne puis, sans doute, qu’applaudir à cet heureux changement, & m’en féliciter, si, comme il le dit, j’ai pu y concourir en quelque chose. Mais pourquoi fallait-il que j’en fusse l’instrument, & qu’il m’en coûtât le repos de ma vie ? Le bonheur de M. de Valmont ne pouvait-il donc arriver jamais que par mon infortune ? Oh ! mon indulgente amie, pardonnez-moi cette plainte. Je sais qu’il ne m’appartient pas de sonder les décrets de Dieu : mais tandis que je lui demande sans cesse, & toujours vainement, la force de vaincre mon malheureux amour, il la prodigue à celui qui ne la lui demandait pas, & me laisse, sans secours, entièrement livrée à ma faiblesse.
Mais étouffons ce coupable murmure. Ne sais-je pas que l’enfant prodigue, à son retour, obtint plus de grâces de son père que le fils qui ne s’était jamais absenté ? Quel compte avons-nous à demander à celui qui ne nous doit rien ? Et quand il serait possible que nous eussions quelques droits auprès de lui, quels pourraient être les miens ? Me vanterais-je d’une sagesse, que déjà je ne dois qu’à Valmont ? Il m’a sauvée, & j’oserais me plaindre en souffrant pour lui ! Non : mes souffrances me seront chères, si son bonheur en est le prix. Sans doute il fallait qu’il revînt à son tour au Père commun. Le Dieu qui l’a formé devait chérir son ouvrage. Il n’avait point créé cet être charmant, pour en faire un réprouvé. C’est à moi de porter la peine de mon audacieuse imprudence ; ne devais-je pas sentir que, puisqu’il m’était défendu de l’aimer, je ne devais pas me permettre de le voir ?
Ma faute ou mon malheur est de m’être refusée trop longtemps à cette vérité. Vous m’êtes témoin, ma chère & digne amie, que je me suis soumise à ce sacrifice, aussitôt que j’en ai reconnu la nécessité ; mais, pour qu’il fût entier, il y manquait que M. de Valmont ne le partageât point. Vous avouerai-je que cette idée est à présent celle qui me tourmente le plus ? Insupportable orgueil, qui adoucit les maux que nous éprouvons, par ceux que nous faisons souffrir ! Ah ! je vaincrai ce cœur rebelle, je l’accoutumerai aux humiliations.
C’est surtout pour y parvenir que j’ai enfin consenti à recevoir, jeudi prochain, la pénible visite de M. de Valmont. Là, je l’entendrai me dire lui-même que je ne lui suis plus rien, que l’impression faible & passagère que j’avais faite sur lui est entièrement effacée ! Je verrai ses regards se porter sur moi, sans émotion, tandis que la crainte de déceler la mienne me forcera de baisser les yeux. Ces mêmes lettres qu’il refusa si longtemps à mes demandes réitérées, je les recevrai de son indifférence ; il me les remettra comme des objets inutiles, & qui ne l’intéressent plus ; & mes mains tremblantes, en recevant ce dépôt honteux, sentiront qu’il leur est remis d’une main ferme & tranquille ! Enfin, je le verrai s’éloigner, s’éloigner pour jamais, & mes regards qui le suivront, ne verront pas les siens se retourner vers moi.
Et j’étais réservée à tant d’humiliation ! Ah ! que du moins je me la rende utile, en me pénétrant par elle du sentiment de ma faiblesse. Oui, ces lettres qu’il ne se soucie plus de garder, je les conserverai précieusement. Je m’imposerai la honte de les relire chaque jour, jusqu’à ce que mes larmes en aient effacé les dernières traces ; & les siennes, je les brûlerai comme infectées du poison dangereux qui a corrompu mon âme. Oh ! qu’est-ce donc que l’amour, s’il nous fait regretter jusqu’aux dangers auxquels il nous expose ; si, surtout, on peut craindre de le ressentir encore, même alors qu’on ne l’inspire plus ! Fuyons cette passion funeste, qui ne laisse de choix qu’entre la honte & le malheur, & qui souvent même les réunit tous deux ; & qu’au moins la prudence remplace la vertu.
Que ce jeudi est encore loin ! que ne puis-je consommer à l’instant ce douloureux sacrifice, & en oublier à la fois & la cause & l’objet ! Cette visite m’importune ; je me repens d’avoir promis. Hé ! qu’a-t-il besoin de me revoir encore ? que sommes-nous à présent l’un à l’autre ? S’il m’a offensée, je le lui pardonne. Je le félicite même de vouloir réparer ses torts ; je l’en loue. Je ferai plus, je l’imiterai ; & séduite par les mêmes erreurs, son exemple me ramènera. Mais quand son projet est de me fuir, pourquoi commencer par me chercher ? Le plus pressé pour chacun de nous n’est-il pas d’oublier l’autre ? Ah ! sans doute, & ce sera dorénavant mon unique soin.
Si vous le permettez, ma respectable amie, ce sera auprès de vous que j’irai m’occuper de ce travail difficile. Si j’ai besoin de secours, peut-être même de consolation, je n’en veux recevoir que de vous. Vous seule savez m’entendre & parler à mon cœur. Votre précieuse amitié remplira toute mon existence. Rien ne me paraîtra difficile pour seconder les soins que vous voudrez bien vous donner. Je vous devrai ma tranquillité, mon bonheur, ma vertu ; & le fruit de vos bontés pour moi sera de m’en avoir enfin rendue digne.
Je me suis, je crois, beaucoup égarée dans cette lettre ; je le présume au moins par le trouble où je n’ai pas cessé d’être en vous écrivant. S’il s’y trouvait quelque sentiment dont j’aie à rougir, couvrez-le de votre indulgente amitié. Je m’en remets entièrement à elle. Ce n’est pas à vous que je veux dérober aucun des mouvements de mon cœur.
Adieu, ma respectable amie. J’espère, sous peu de jours, vous annoncer celui de mon arrivée.
Paris ce 25 octobre 17…


Lettre CXXV

Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

La voilà donc vaincue, cette femme superbe qui avait osé croire qu’elle pourrait me résister ! Oui, mon amie, elle est à moi, entièrement à moi ; & depuis hier, elle n’a plus rien à m’accorder.
Je suis encore trop plein de mon bonheur, pour pouvoir l’apprécier : mais je m’étonne du charme inconnu que j’ai ressenti. Serait-il donc vrai que la vertu augmentât le prix d’une femme, jusques dans le moment même de sa faiblesse ? Mais reléguons cette idée puérile avec les contes de bonnes femmes. Ne rencontre-t-on pas presque partout une résistance plus ou moins bien feinte au premier triomphe ? & ai-je trouvé nulle part le charme dont je parle ? ce n’est pourtant pas non plus celui de l’amour ; car enfin, si j’ai eu quelquefois, auprès de cette femme étonnante, des moments de faiblesse qui ressemblaient à cette passion pusillanime, j’ai toujours su les vaincre & revenir à mes principes. Quand même la scène d’hier m’aurait, comme je le crois, emporté un peu plus loin que je ne comptais ; quand j’aurais partagé un moment, le trouble & l’ivresse que j’inspirais, cette illusion passagère serait dissipée à présent : & cependant le même charme subsiste. J’aurais même, je l’avoue, un plaisir assez doux à m’y livrer, s’il ne me causait quelque inquiétude. Serai-je donc, à mon âge, maîtrisé comme un écolier, par un sentiment involontaire & inconnu ? Non : il faut, avant tout, le combattre & l’approfondir.
Peut-être, au reste, en ai-je déjà entrevu la cause ! Je me plais au moins dans cette idée, & je voudrais qu’elle fût vraie.
Dans la foule de femmes auprès desquelles j’ai rempli jusqu’à ce jour le rôle & les fonctions d’amant, je n’en avais encore rencontré aucune qui n’eût, au moins, autant d’envie de se rendre, que j’en avais de l’y déterminer ; je m’étais même accoutumé à appeler prudes celles qui ne faisaient que la moitié du chemin, par opposition à tant d’autres, dont la défense provocante ne couvre jamais qu’imparfaitement les premières avances qu’elles ont faites.
Ici, au contraire, j’ai trouvé une première prévention défavorable, & fondée depuis sur les conseils & les rapports d’une femme haineuse, mais clairvoyante ; une timidité naturelle & extrême qui fortifiait une pudeur éclairée ; un attachement à la vertu, que la religion dirigeait, & qui comptait déjà deux années de triomphe ; enfin des démarches éclatantes, inspirées par ces différents motifs, & qui toutes n’avaient pour but que de se soustraire à mes poursuites.
Ce n’est donc pas, comme dans mes autres aventures, une simple capitulation plus ou moins avantageuse, & dont il est plus facile de profiter que de s’enorgueillir ; c’est une victoire complète, achetée par une campagne pénible, & décidée par de savantes manœuvres. Il n’est donc pas surprenant que ce succès, dû à moi seul, m’en devienne plus précieux ; & le surcroît de plaisir que j’ai éprouvé dans mon triomphe, & que je ressens encore, n’est que la douce impression du sentiment de la gloire. Je chéris cette façon de voir, qui me sauve l’humiliation de penser que je puisse dépendre en quelque manière de l’esclave même que je me serais asservie ; que je n’aie pas en moi seul la plénitude de mon bonheur ; & que la faculté de m’en faire jouir dans toute son énergie, soit réservée à telle ou telle femme, exclusivement à toute autre.
Ces réflexions sensées régleront ma conduite dans cette importante occasion ; & vous pouvez être sûre que je ne me laisserai pas tellement enchaîner, que je ne puisse toujours briser ces nouveaux liens, en me jouant & à ma volonté. Mais déjà je vous parle de ma rupture, & vous ignorez encore par quels moyens j’en ai acquis le droit ; lisez donc, & voyez à quoi s’expose la sagesse, en essayant de secourir la folie. J’étudiais si attentivement mes discours & les réponses que j’obtenais, que j’espère vous rendre les uns & les autres avec une exactitude dont vous serez contente.
Vous verrez par les deux copies des lettres ci-jointes, quel médiateur j’avais choisi pour me rapprocher de ma belle, & avec quel zèle le saint personnage s’est employé pour nous réunir. Ce qu’il faut savoir encore, & que j’avais appris par une lettre, interceptée suivant l’usage, c’est que la crainte & la petite humiliation d’être quittée avaient un peu dérangé la pruderie de l’austère dévote ; & avaient rempli son cœur & sa tête de sentiments & d’idées qui, pour n’avoir pas le sens commun, n’en étaient pas moins intéressants. C’est après ces préparatifs nécessaires, qu’hier jeudi 28, jour préfixé & donné par l’ingrate, je me suis présenté chez elle en esclave timide & repentant, pour en sortir en vainqueur couronné.
Il était six heures du soir quand j’arrivai chez la belle recluse ; car, depuis son retour, sa porte était restée fermée à tout le monde. Elle essaya de se lever quand on m’annonça ; mais ses genoux tremblants ne lui permirent pas de rester dans cette situation : elle se rassit sur-le-champ. Comme le domestique qui m’avait introduit eut quelque service à faire dans l’appartement, elle en parut impatientée & nous remplîmes cet intervalle par les compliments d’usage. Mais pour ne rien perdre d’un temps dont tous les moments étaient précieux, j’examinais soigneusement le local ; & dès lors, je marquai de l’oeil le théâtre de ma victoire. J’aurais pu en choisir un plus commode : car, dans cette même chambre, il se trouvait une ottomane. Mais je remarquai qu’en face d’elle était un portrait du mari ; & j’eus peur, je l’avoue, qu’avec une femme si singulière, un seul regard que le hasard dirigerait de ce côté, ne détruisît en un moment l’ouvrage de tant de soins. Enfin nous restâmes seuls & j’entrai en matière.
Après avoir exposé, en peu de mots, que le père Anselme avait dû informer des motifs de ma visite, je me suis plaint du traitement rigoureux que j’avais éprouvé ; & j’ai particulièrement appuyé sur le mépris qu’on m’avait témoigné. On s’en est défendu, comme je m’y attendais ; et, comme vous vous y attendez bien aussi, j’en ai fondé la preuve sur la méfiance & l’effroi que j’avais inspirés ; sur la fuite scandaleuse qui s’en était suivie, le refus de répondre à mes lettres, celui même de les recevoir, etc., etc. Comme on commençait une justification qui aurait été bien facile, j’ai cru devoir l’interrompre ; & pour me faire pardonner cette manière brusque, je l’ai couverte aussitôt par la cajolerie. "Si tant de charmes, ai-je donc repris, ont fait sur mon cœur une impression si profonde, tant de vertus n’en ont pas moins fait sur mon âme. Séduit, sans doute, par le désir de m’en rapprocher, j’avais osé m’en croire digne. Je ne vous reproche point d’en avoir jugé autrement ; mais je me punis de mon erreur." Comme on gardait le silence de l’embarras, j’ai continué : "J’ai désiré, Madame, ou de me justifier à vos yeux, ou d’obtenir de vous le pardon des torts que vous me supposez ; afin de pouvoir au moins terminer, avec quelque tranquillité, des jours auxquels je n’attache plus de prix, depuis que vous avez refusé de les embellir."
Ici on a pourtant essayé de répondre. "Mon devoir ne me permettait pas…" Et la difficulté d’achever le mensonge que le devoir exigeait, n’a pas permis de finir la phrase. J’ai donc repris du ton le plus tendre : "Il est donc vrai que c’est moi que vous avez fui ? - Ce départ était nécessaire. - Et que vous m’éloignez de vous ? - Il le faut. - Et pour toujours ? - Je le dois." Je n’ai pas besoin de vous dire que pendant ce court dialogue, la voix de la tendre prude était oppressée, & que ses yeux ne s’élevaient pas jusqu’à moi.
Je jugeai devoir animer un peu cette scène languissante ; ainsi, me levant avec l’air du dépit : "Votre fermeté, dis-je alors, me rend toute la mienne. Hé bien, oui, Madame, nous serons séparés ; séparés même plus que vous ne pensez : & vous vous féliciterez à loisir de votre ouvrage." Un peu surprise de ce ton de reproche, elle voulut répliquer. "La résolution que vous avez prise, dit-elle… - N’est que l’effet de mon désespoir, repris-je avec emportement. Vous avez voulu que je sois malheureux ; je vous prouverai que vous avez réussi au-delà même de vos souhaits. - Je désire votre bonheur, répondit-elle." Et le ton de sa voix commençait à annoncer une émotion assez forte. Aussi me précipitant à ses genoux, & du ton dramatique que vous me connaissez : "Ah ! cruelle, me suis-je écrié, peut-il exister pour moi un bonheur que vous ne partagiez pas ? Où donc le trouver loin de vous ? Ah ! jamais ! jamais ! " J’avoue qu’en me livrant à ce point j’avais compté beaucoup sur le secours de mes larmes : mais soit mauvaise disposition, soit peut-être seulement l’effet de l’attention pénible & continuelle que je mettais à tout, il me fut impossible de pleurer.
Par bonheur je me ressouvins que pour subjuguer une femme, tout moyen était également bon ; & qu’il suffisait de l’étonner par un grand mouvement, pour que l’impression en restât profonde & favorable. Je suppléai donc, par la terreur, à la sensibilité qui se trouvait en défaut ; & pour cela, changeant seulement l’inflexion de ma voix, & gardant la même posture : "Oui, continuai-je, j’en fais le serment à vos pieds, vous posséder ou mourir." En prononçant ces dernières paroles, nos regards se rencontrèrent. Je ne sais ce que la timide personne vit ou crut voir dans les miens : mais elle se leva d’un air effrayé, & s’échappa de mes bras dont je l’avais entourée. Il est vrai que je ne fis rien pour la retenir : car j’avais remarqué plusieurs fois que les scènes de désespoir, menées trop vivement, tombaient dans le ridicule dès qu’elles devenaient longues ou ne laissaient que des ressources vraiment tragiques, & que j’étais fort éloigné de vouloir prendre. Cependant tandis qu’elle se dérobait à moi, j’ajoutai d’un ton bas & sinistre, mais de façon qu’elle pût m’entendre. "Hé bien ! la mort ! "
Je me relevai alors ; & gardant un moment le silence, je jetais sur elle, comme au hasard, des regards farouches, qui, pour avoir l’air d’être égarés, n’en étaient pas moins clairvoyants & observateurs. Le maintien mal assuré, la respiration haute, la contraction de tous les muscles, les bras tremblants & à demi élevés, tout me prouvait assez que l’effet avait été tel que j’avais voulu le produire : mais, comme en amour rien ne se finit que de très près, & que nous étions alors assez loin l’un de l’autre, il fallait avant tout se rapprocher. Ce fut pour y parvenir, que je passai le plus tôt possible à une apparente tranquillité, propre à calmer les effets de cet état violent, sans en affaiblir l’impression.
Ma transition fut : "Je suis bien malheureux. J’ai voulu vivre pour votre bonheur, & je l’ai troublé. Je me dévoue pour votre tranquillité, & je la trouble encore." Ensuite d’un air composé, mais contraint : "Pardon, Madame : peu accoutumé aux orages des passions, je sais mal en réprimer les mouvements. Si j’ai eu tort de m’y livrer, songez au moins que c’est pour la dernière fois. Ah ! calmez-vous, calmez-vous, je vous en conjure." Et pendant cette longue phrase, je me rapprochais insensiblement. "Si vous voulez que je me calme, répondit la belle effarouchée, vous-même soyez donc plus tranquille. - Hé bien ! oui, je vous le promets", lui dis-je. Et j’ajoutai d’une voix plus faible : "Si l’effort est grand, au moins ne doit-il pas être long. Mais, repris-je aussitôt d’un air égaré, je suis venu, n’est-il pas vrai, pour vous rendre vos lettres ? De grâce, daignez les reprendre. C’est encore un sacrifice qui me reste à faire ; ne me laissez rien qui puisse affaiblir mon courage." Et tirant de ma poche le précieux recueil : "Le voilà, dis-je, ce dépôt trompeur des assurances de votre amitié ! Il m’attachait à la vie, reprenez-le. Donnez ainsi vous-même le signal qui doit me séparer de vous pour jamais."
Ici l’amante craintive céda entièrement à sa tendre inquiétude. "Mais, Monsieur de Valmont, qu’avez-vous, & que voulez-vous dire ? la démarche que vous faites aujourd’hui n’est-elle pas volontaire ? n’est-ce pas le fruit de vos propres réflexions ? & ne sont-ce pas elles qui vous ont fait approuver vous-même le parti nécessaire que j’ai suivi par devoir ? - Hé bien ! ai-je repris ; ce parti a décidé le mien. - Et quel est-il ? - Le seul qui puisse, en me séparant de vous, mettre un terme à mes peines. - Mais, répondez-moi, quel est-il ? " Là, je la pressai de mes bras, sans qu’elle se défendît aucunement ; & jugeant, par cet oubli des bienséances, combien l’émotion était forte & puissante : "Femme adorable, lui dis-je en risquant l’enthousiasme, vous n’avez pas d’idée de l’amour que vous inspirez. Vous ne saurez jamais jusqu’à quel point vous fûtes adorée, & de combien ce sentiment m’était plus cher que mon existence ! Puissent tous vos jours être fortunés & tranquilles ; puissent-ils s’embellir de tout le bonheur dont vous m’avez privé ! Payez au moins ce vœu sincère par un regret, par une larme ; & croyez que le dernier de mes sacrifices ne sera pas le plus pénible à mon cœur. Adieu."
Tandis que je parlais ainsi, je sentais son cœur palpiter avec violence ; j’observais l’altération de sa figure ; je voyais surtout les larmes la suffoquer, & ne couler cependant que rares & pénibles. Ce ne fut qu’alors que je pris le parti de feindre de m’éloigner ; aussi me retenant avec force : "Non, écoutez-moi, dit-elle vivement. - Laissez-moi, répondis-je. - Vous m’écouterez, je le veux. - Il faut vous fuir, il le faut ! - Non ! s’écria-t-elle…" A ce dernier mot elle se précipita, ou plutôt tomba évanouie entre mes bras. Comme je doutais encore d’un si heureux succès, je feignis un grand effroi ; mais tout en m’effrayant, je la conduisais, ou la portais, vers le lieu précédemment désigné pour le champ de ma gloire ; & en effet, elle ne revint à elle que soumise & déjà livrée à son heureux vainqueur.
Jusque-là, ma belle amie, vous me trouverez, je crois, une pureté de méthode qui vous fera plaisir ; & vous verrez que je ne me suis écarté en rien des vrais principes de cette guerre, que nous avons remarqué souvent être si semblable à l’autre. Jugez-moi donc comme Turenne ou Frédéric. J’ai forcé à combattre l’ennemi qui ne voulait que temporiser ; je me suis donné, par de savantes manœuvres, le choix du terrain & celui des dispositions ; j’ai su inspirer la sécurité à l’ennemi, pour le joindre plus facilement dans sa retraite ; j’ai su y faire succéder la terreur, avant d’en venir au combat ; je n’ai rien mis au hasard, que par la considération d’un grand avantage en cas de succès, & la certitude des ressources en cas de défaite ; enfin, je n’ai engagé l’action qu’avec une retraite assurée, par où je puisse couvrir & conserver tout ce que j’avais conquis précédemment. C’est, je crois, tout ce qu’on peut faire ; mais je crains, à présent, de m’être amolli comme Annibal dans les délices de Capoue. Voilà ce qui est arrivé depuis.
Je m’attendais bien qu’un si grand événement ne se passerait pas sans les larmes & le désespoir d’usage ; & je remarquais d’abord un peu plus de confusion & une sorte de recueillement ; mais j’attribuais l’un & l’autre à l’état de prude : aussi, sans m’occuper de ces légères différences, que je croyais purement locales, je suivais simplement la grande route des consolations, bien persuadé que, comme il arrive d’ordinaire, les sensations aideraient le sentiment, & qu’une seule action ferait plus que tous les discours, que pourtant je ne négligeais pas. Mais je trouvai une résistance vraiment effrayante, moins encore par son excès que par la forme sous laquelle elle se montrait.
Figurez-vous une femme assise, d’une roideur immobile, & d’une figure invariable ; n’ayant l’air ni de penser, ni d’écouter, ni d’entendre ; dont les yeux fixes laissent échapper des larmes assez continues, mais qui coulent sans effort. Telle était Mme de Tourvel pendant mes discours ; mais si j’essayais de ramener son attention vers moi par une caresse, par le geste même le plus innocent, à cette apparente apathie succédaient aussitôt la terreur, la suffocation, les convulsions, les sanglots, & quelques cris par intervalle, mais sans un mot articulé.
Ces crises revinrent plusieurs fois, & toujours plus fortes ; la dernière même fut si violente, que j’en fus entièrement découragé, & craignis un moment d’avoir remporté une victoire inutile. Je me rabattis sur les lieux communs d’usage ; & dans le nombre se trouva celui-ci : "Et vous êtes dans le désespoir, parce que vous avez fait mon bonheur ? " A ce mot, l’adorable femme se tourna vers moi ; & sa figure, quoique encore un peu égarée, avait pourtant déjà repris son expression céleste. "Votre bonheur ? " me dit-elle. Vous devinez ma réponse. "Vous êtes donc heureux ? " Je redoublai les protestations. "Et heureux par moi !…" J’ajoutai les louanges & les tendres propos. Tandis que je parlais, tous ses membres s’assouplirent ; elle retomba avec mollesse, appuyée sur son fauteuil ; & m’abandonnant une main que j’avais osé prendre : "Je sens, dit-elle, que cette idée me console & me soulage."
Vous jugez qu’ainsi remis sur la voie, je ne la quittai plus ; c’était réellement la bonne, & peut-être la seule. Aussi, quand je voulus tenter un second succès, j’éprouvai d’abord quelque résistance, & ce qui s’était passé auparavant me rendait circonspect. Mais ayant appelé à mon secours cette même idée de mon bonheur, j’en ressentis bientôt les favorables effets : "Vous avez raison, me dit la tendre personne ; je ne puis plus supporter mon existence, qu’autant qu’elle servira à vous rendre heureux. Je m’y consacre tout entière : de ce moment je me donne à vous, & vous n’éprouverez de ma part ni refus, ni regrets." Ce fut avec cette candeur naïve ou sublime qu’elle me livra sa personne & ses charmes & qu’elle augmenta mon bonheur en le partageant. L’ivresse fut complète & réciproque ; et, pour la première fois, la mienne survécut au plaisir. Je ne sortis de ses bras que pour tomber à ses genoux, pour lui jurer un amour éternel ; et, il faut tout avouer, je pensais ce que je disais. Enfin, même après nous être séparés, son idée ne me quittait point, & j’ai eu besoin de me travailler pour m’en distraire.
Ah ! pourquoi n’êtes-vous pas ici, pour balancer au moins le mérite de l’action par celui de la récompense ? Mais je ne perdrai rien pour attendre, n’est-il pas vrai ? & j’espère pouvoir regarder comme convenu entre nous, l’heureux arrangement que je vous ai proposé dans ma dernière lettre. Vous voyez que je m’exécute, & que, comme je vous l’ai promis, mes affaires seront assez avancées pour que je puisse vous donner une partie de mon temps. Dépêchez-vous donc de renvoyer votre pesant Belleroche, & laissez-là le doucereux Danceny, pour ne vous occuper que de moi. Mais que faites-vous donc tant à cette campagne, que vous ne me répondez seulement pas ? Savez-vous que je vous gronderais volontiers ? Mais le bonheur porte à l’indulgence. Et puis, je n’oublie pas qu’en me replaçant au nombre de vos soupirants, je dois me soumettre, de nouveau, à vos petites fantaisies. Souvenez-vous cependant que le nouvel amant ne veut rien perdre des anciens droits de l’ami.
Adieu, comme autrefois… Oui, adieu, Mon ange ! je t’envoie tous les baisers de l’amour.
P.-S. Savez-vous que Prévan, au bout de son mois de prison, a été obligé de quitter son corps ? C’est aujourd’hui la nouvelle de tout Paris. En vérité, le voilà cruellement puni d’un tort qu’il n’a pas eu, & votre succès est complet !
Paris ce 29 octobre 17…


Lettre CXXVI

Madame de Rosemonde à la présidente Tourvel

Je vous aurais répondu plus tôt, mon aimable Enfant, si la fatigue de ma dernière lettre ne m’avait rendu mes douleurs, ce qui m’a encore privée tous ces jours-ci de l’usage de mon bras. J’étais bien pressée de vous remercier des bonnes nouvelles que vous m’avez données de mon neveu, & je ne l’étais pas moins de vous en faire, pour votre compte, mes sincères félicitations. On est forcé de reconnaître véritablement là un coup de la Providence, qui, en touchant l’un, a aussi sauvé l’autre. Oui, ma chère belle, Dieu qui ne voulait que vous éprouver, vous a secourue au moment où vos forces étaient épuisées ; & malgré votre petit murmure, vous avez, je crois, quelques actions de grâces à lui rendre. Ce n’est pas que je ne sente fort bien qu’il vous eût été plus agréable que cette résolution vous fût venue la première, & que celle de Valmont n’en eût été que la suite ; il semble même, humainement parlant, que les droits de notre sexe en eussent été mieux conservés, & nous ne voulons en perdre aucun ! Mais qu’est-ce que ces considérations légères, auprès des objets importants qui se trouvent remplis ? Voit-on celui qui se sauve du naufrage se plaindre de n’avoir pas eu le choix des moyens ?
Vous éprouverez bientôt, ma chère fille, que les peines que vous redoutez s’allégeront d’elles-mêmes ; & quand elles devraient subsister toujours & dans leur entier, vous n’en sentiriez pas moins qu’elles seraient encore plus faciles à supporter que les remords du crime & le mépris de soi-même. Inutilement vous aurais-je parlé plus tôt avec cette apparente sévérité : l’amour est un sentiment indépendant, que la prudence peut faire éviter, mais qu’elle ne saurait vaincre ; & qui, une fois né, ne meurt que de sa belle mort, ou du défaut absolu d’espoir. C’est ce dernier cas, dans lequel vous êtes, qui me rend le courage & le droit de vous dire librement mon avis. Il est cruel d’effrayer un malade désespéré, qui n’est plus susceptible que de consolations de palliatifs : mais il est sage d’éclairer un convalescent sur les dangers qu’il a courus, pour lui inspirer la prudence dont il a besoin, & la soumission aux conseils qui peuvent encore lui être nécessaires.
Puisque vous me choisissez pour votre médecin, c’est comme tel que je vous parle, & que je vous dis que les petites incommodités que vous ressentez à présent, & qui peut-être exigent quelques remèdes, ne sont pourtant rien en comparaison de la maladie effrayante dont voilà la guérison assurée. Ensuite comme votre amie, comme l’amie d’une femme raisonnable & vertueuse, je me permettrai d’ajouter que cette passion, qui vous avait subjuguée, déjà si malheureuse par elle-même, le devenait encore plus par son objet. Si j’en crois ce qu’on dit, mon neveu, que j’avoue aimer peut-être avec faiblesse, & qui réunit en effet beaucoup de qualités louables à beaucoup d’agréments, n’est ni sans danger pour les femmes, ni sans tort vis-à-vis d’elles, & met presque un prix égal à les séduire & à les perdre. Je crois bien que vous l’auriez converti. Jamais sans doute personne n’en fut plus digne : mais tant d’autres s’en sont flattées de même, dont l’espoir a été déçu, que j’aime bien mieux que vous n’en soyez pas réduite à cette ressource.
Considérez à présent, ma chère belle, qu’au lieu de tant de dangers que vous aviez à courir, vous aurez, outre le repos de votre conscience & votre propre tranquillité, la satisfaction d’avoir été la principale cause de l’heureux retour de Valmont. Pour moi, je ne doute pas que ce ne soit, en grande partie, l’ouvrage de votre courageuse résistance, & qu’un moment de faiblesse de votre part n’eût peut-être laissé mon neveu dans un égarement éternel. J’aime à penser ainsi, & désire vous voir penser de même ; vous y trouverez vos premières consolations, & moi, j’y chérirai des raisons de vous aimer davantage.
Je vous attends ici sous peu de jours, mon aimable fille, comme vous me l’annoncez. Venez retrouver le calme & le bonheur dans les mêmes lieux où vous l’aviez perdu, venez surtout vous réjouir avec votre tendre mère, d’avoir si heureusement tenu la parole que vous lui aviez donnée, de ne rien faire qui ne fût digne & d’elle & de vous !
Du château de… 30 octobre 17…


Lettre CXXVII

La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

Si je n’ai pas répondu, Vicomte, à votre lettre du 19, ce n’est pas que je n’en aie eu le temps ; c’est tout simplement qu’elle m’a donné de l’humeur, & que je ne lui ai pas trouvé le sens commun. J’avais donc cru n’avoir rien de mieux à faire que de la laisser dans l’oubli ; mais puisque vous y revenez, que vous paraissez tenir aux idées qu’elle contient, & que vous prenez mon silence pour un consentement, il faut vous dire clairement mon avis.
J’ai pu avoir quelquefois la prétention de remplacer à moi seule tout un sérail ; mais il ne m’a jamais convenu d’en faire partie. Je croyais que vous saviez cela. Au moins, à présent, que vous ne pouvez plus l’ignorer, vous jugerez facilement combien votre proposition a dû me paraître ridicule. Qui, moi, je sacrifierais un goût, & encore un goût nouveau, pour m’occuper de vous ! Et pour m’en occuper comment ? en attendant à mon tour, & en esclave soumise, les sublimes faveurs de votre Hautesse. Quand, par exemple, vous voudrez vous distraire un moment de ce charme inconnu que l’adorable, la céleste Mme de Tourvel vous a fait seule éprouver, ou quand vous craindrez de compromettre, auprès de l’attachante Cécile, l’idée supérieure que vous êtes bien aise qu’elle conserve de vous : alors descendant jusqu’à moi, vous viendrez y chercher des plaisirs, moins vifs à la vérité, mais sans conséquence ; & vos précieuses bontés, quoique un peu rares, suffiront de reste à mon bonheur.
Certes, vous êtes riche en bonne opinion de vous-même : mais apparemment je ne le suis pas en modestie ; car j’ai beau me regarder, je ne peux pas me trouver déchue jusque-là. C’est peut-être un tort que j’ai, mais je vous préviens que j’en ai beaucoup d’autres encore.
J’ai surtout celui de croire que l’écolier, le doucereux Danceny, uniquement occupé de moi, me sacrifiant, sans s’en faire un mérite, une première passion, avant même qu’elle ait été satisfaite, & m’aimant enfin comme on aime à son âge, pourrait, malgré ses vingt ans, travailler plus efficacement que vous à mon bonheur & à mes plaisirs. Je me permettrai même d’ajouter que, s’il me venait en fantaisie de lui donner un adjoint, ce ne serait pas vous, au moins pour le moment.
Et par quelles raisons, allez-vous demander ? Mais d’abord il pourrait fort bien n’y en avoir aucune : car le caprice qui vous ferait préférer, peut également vous faire exclure. Je veux pourtant bien, par politesse, vous motiver mon avis. Il me semble que vous auriez trop de sacrifices à me faire ; & moi, au lieu d’en avoir la reconnaissance que vous ne manqueriez pas d’en attendre, je serais capable de croire que vous m’en devriez encore ! Vous voyez bien, qu’aussi éloignés l’un de l’autre par notre façon de penser, nous ne pouvons nous rapprocher d’aucune manière ; & je crains qu’il ne me faille beaucoup de temps, mais beaucoup, avant de changer de sentiment. Quand je serai corrigée, je vous promets de vous avertir. Jusque-là, croyez-moi, faites d’autres arrangements & gardez vos baisers ; vous avez tant à les placer mieux !…
Adieu, comme autrefois, dites-vous ? Mais, autrefois, vous faisiez un peu plus de cas de moi ; vous ne m’aviez pas destinée tout à fait aux troisièmes rôles ; & surtout vous vouliez bien attendre que j’eusse dit oui, avant d’être sûr de mon consentement. Trouvez donc bon qu’au lieu de vous dire aussi, adieu comme autrefois, je vous dise, adieu comme à présent.
Votre servante, M. le Vicomte.
Du château de… 31 octobre 17…


Lettre CXXVIII

La présidente Tourvel à madame de Rosemonde

Je n’ai reçu qu’hier, Madame, votre tardive réponse. Elle m’aurait tuée sur-le-champ, si j’avais eu encore mon existence en moi : mais un autre en est possesseur ; & cet autre est M. de Valmont. Vous voyez que je ne vous cache rien. Si vous devez ne me plus trouver digne de votre amitié, je crains moins encore de la perdre que de la surprendre. Tout ce que je puis vous dire, c’est que, placée par M. de Valmont entre sa mort ou son bonheur, je me suis décidée pour ce dernier parti. Je ne m’en vante, ni ne m’en accuse : je dis simplement ce qui est.
Vous sentiez aisément, d’après cela, quelle impression a dû me faire votre lettre, & les vérités sévères qu’elle contient. Ne croyez pas cependant qu’elle ait pu faire naître un regret en moi, ni qu’elle puisse me faire changer jamais de sentiment ni de conduite. Ce n’est pas que je n’aie des moments cruels ; mais quand mon cœur est le plus déchiré, quand je crains de ne pouvoir plus supporter mes tourments, je me dis : Valmont est heureux ; & tout disparaît devant cette idée, ou plutôt elle change tout en plaisirs.
C’est donc à votre neveu que je me suis consacrée ; c’est pour lui que je me suis perdue. Il est devenu le centre unique de mes pensées, de mes sentiments, de mes actions. Tant que ma vie sera nécessaire à son bonheur, elle me sera précieuse, & je la trouverai fortunée. Si quelque jour, il en juge autrement…, il n’entendra de ma part ni plainte ni reproche. J’ai déjà osé fixer les yeux sur ce moment fatal, & mon parti est pris.
Vous voyez à présent combien peu doit m’affecter la crainte que vous paraissez avoir, qu’un jour M. de Valmont ne me perde : car avant de le vouloir, il aura donc cessé de m’aimer ; & que me feront alors de vains reproches que je n’entendrai pas ? Seul, il sera mon juge. Comme je n’aurai vécu que pour lui, ce sera en lui que reposera ma mémoire ; & s’il est forcé de reconnaître que je l’aimais, je serai suffisamment justifiée.
Vous venez, Madame, de lire dans mon cœur. J’ai préféré le malheur de perdre votre estime, par ma franchise, à celui de m’en rendre indigne par l’avilissement du mensonge. J’ai cru devoir cette entière confiance à vos anciennes bontés pour moi. Ajouter un mot de plus pourrait vous faire soupçonner que j’ai l’orgueil d’y compter encore, quand au contraire je me rends justice en cessant d’y prétendre.
Je suis avec respect, Madame, votre très humble & très obéissante servante.
Paris, 1er novembre 17…


Lettre CXXIX

Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

Dites-moi donc, ma belle amie, d’où peut venir ce ton d’aigreur & de persiflage, qui règne dans votre dernière lettre ? Quel est donc ce crime que j’ai commis, apparemment sans m’en douter, & qui vous donne tant d’humeur ? J’ai eu l’air, me reprochez-vous, de compter sur votre consentement avant de l’avoir obtenu : mais je croyais que ce qui pourrait paraître de la présomption pour tout le monde ne pouvait jamais être pris, de vous à moi, que pour de la confiance ; & depuis quand ce sentiment nuit-il à l’amitié ou à l’amour ? En réunissant l’espoir au désir, je n’ai fait que céder à l’impulsion naturelle, qui nous fait nous placer toujours le plus près possible du bonheur que nous cherchons ; & vous avez pris pour l’effet de l’orgueil ce qui ne l’était que de mon empressement. Je sais fort bien que l’usage a introduit, dans ce cas, un doute respectueux : mais vous savez aussi que ce n’est qu’une forme, un simple protocole ; & j’étais, ce me semble, autorisé à croire que ces précautions minutieuses n’étaient plus nécessaires entre nous.
Il me semble même que cette marche franche & libre, quand elle est fondée sur une ancienne liaison, est bien préférable à l’insipide cajolerie, qui affadit si souvent l’amour. Peut-être, au reste, le prix que je trouve à cette manière ne vient-il que de celui que j’attache au bonheur qu’elle me rappelle : mais par là même, il me serait plus pénible encore de vous voir en juger autrement.
Voilà pourtant le seul tort que je connaisse : car je n’imagine pas que vous ayez pu penser sérieusement qu’il existât une femme dans le monde, qui me parût préférable à vous ; & encore moins, que j’aie pu vous apprécier aussi mal que vous feignez de le croire. Vous vous êtes regardée, me dites-vous à ce sujet, & vous ne vous êtes pas trouvée déchue à ce point. Je le crois bien, & cela prouve seulement que votre miroir est fidèle. Mais n’auriez-vous pas pu en conclure, avec plus de facilité & de justice, qu’à coup sûr je n’avais pas jugé ainsi de vous ?
Je cherche vainement une cause à cette étrange idée. Il me semble pourtant qu’elle tient, de plus ou moins près, aux éloges que je me suis permis de donner à d’autres femmes. Je l’infère au moins de votre affectation à relever les épithètes d’adorable, de céleste, d’attachante dont je me suis servi en vous parlant ou de madame de Tourvel, ou de la petite Volanges. Mais ne savez-vous pas que ces mots, plus souvent pris au hasard que par réflexion, expriment moins le cas qu’on fait de la personne, que la situation dans laquelle on se trouve quand on en parle ? Et si, dans le moment même où j’étais si vivement affecté ou par l’une ou par l’autre, je ne vous en désirais pourtant pas moins ; si je vous donnais une préférence marquée sur toutes deux, puisque enfin je ne pouvais renouveler notre première liaison qu’au préjudice des deux autres, je ne vois pas qu’il y ait là si grand sujet de reproche.
Il ne me sera pas plus difficile de me justifier sur le charme inconnu dont vous me paraissez aussi un peu choquée : car d’abord, de ce qu’il est inconnu, il ne s’ensuit pas qu’il soit plus fort. Hé ! qui pourrait l’emporter sur les délicieux plaisirs que vous seule savez rendre toujours nouveaux, comme toujours plus vifs ? J’ai donc voulu dire seulement que celui-là était d’un genre que je n’avais pas encore éprouvé ; mais sans prétendre lui assigner de classe ; & j’avais ajouté, ce que je répète aujourd’hui, que, quel qu’il soit, je saurai le combattre & le vaincre. J’y mettrai bien plus de zèle encore, si je peux voir dans ce léger travail un hommage à vous offrir.
Pour la petite Cécile, je crois bien inutile de vous en parler. Vous n’avez pas oublié que c’est à votre demande que je me suis chargé de cette enfant, & je n’attends que votre congé pour m’en défaire. J’ai pu remarquer son ingénuité & sa fraîcheur ; j’ai pu même la croire un moment attachante, parce que, plus ou moins, on se complaît toujours un peu dans son ouvrage : mais, assurément, elle n’a assez de consistance en aucun genre, pour fixer en rien l’attention.
A présent, ma belle amie, j’en appelle à votre justice, à vos premières bontés pour moi ; à la longue & parfaite amitié, à l’entière confiance qui depuis ont encore resserré nos liens : ai-je mérité le ton rigoureux que vous prenez avec moi ? Mais qu’il vous sera facile de m’en dédommager quand vous voudrez ! Dites seulement un mot, & vous verrez si tous les charmes & tous les attachements me retiendront ici, non pas un jour, mais une minute. Je volerai à vos pieds & dans vos bras, & je vous prouverai, mille fois & de mille manières, que vous êtes, que vous serez toujours, la véritable souveraine de mon cœur.
Adieu, ma belle amie ; j’attends votre réponse avec beaucoup d’empressement.
Paris ce 3 novembre 17…


Lettre CXXX

Madame de Rosemonde à la présidente Tourvel

Et pourquoi, ma chère belle, ne voulez-vous plus être ma fille ? pourquoi semblez-vous m’annoncer que toute correspondance va être rompue entre nous ? Est-ce pour me punir de n’avoir pas deviné ce qui était contre toute vraisemblance ? ou me soupçonnez-vous de vous avoir affligée volontairement ? Non, je connais trop bien votre cœur, pour croire qu’il pense ainsi du mien. Aussi la peine que m’a faite votre lettre est-elle bien moins relative à moi qu’à vous-même !
O ma jeune amie ! je vous le dis avec douleur ; mais vous êtes bien trop digne d’être aimée, pour que jamais l’amour vous rende heureuse. Hé ! quelle femme vraiment délicate & sensible n’a pas trouvé l’infortune dans ce même sentiment qui lui promettait tant de bonheur ! Les hommes savent-ils apprécier la femme qu’ils possèdent ?
Ce n’est pas que plusieurs ne soient honnêtes dans leurs procédés & constants dans leur affection : mais, parmi ceux-là même, combien peu savent encore se mettre à l’unisson de notre cœur ! Ne croyez pas, ma chère enfant, que leur amour soit semblable au nôtre. Ils éprouvent bien la même ivresse ; souvent même ils y mettent plus d’emportement ; mais ils ne connaissent pas cet empressement inquiet, cette sollicitude délicate, qui produit en nous ces soins tendres & continus, & dont l’unique but est toujours l’objet aimé. L’homme jouit du bonheur qu’il ressent, & la femme de celui qu’elle procure. Cette différence, si essentielle & si peu remarquée, influe pourtant, d’une manière bien sensible, sur la totalité de leur conduite respective. Le plaisir de l’un est de satisfaire ses désirs, celui de l’autre est surtout de les faire naître. Plaire, n’est pour lui qu’un moyen de succès ; tandis que pour elle, c’est le succès lui-même. Et la coquetterie, si souvent reprochée aux femmes, n’est autre chose que l’abus de cette façon de sentir, & par là même en prouve la vérité. Enfin ce goût exclusif, qui caractérise particulièrement l’amour, n’est dans l’homme qu’une préférence, qui sert, au plus, à graduer un plaisir, qu’un autre objet affaiblirait peut-être, mais ne détruirait pas ; tandis que dans les femmes, c’est un sentiment profond, qui non seulement anéantit tout désir étranger, mais qui, plus fort que la nature, & soustrait à son empire, ne leur laisse éprouver que répugnance & dégoût, là-même où semble devoir naître la volupté.
Et n’allez pas croire que des exceptions plus ou moins nombreuses, & qu’on peut citer, puissent s’opposer avec succès à ces vérités générales ! Elles ont pour garant la voix publique, qui, pour les hommes seulement, a distingué l’infidélité de l’inconstance : distinction dont ils se prévalent, quand ils devraient en être humiliés ; & qui, pour notre sexe, n’a jamais été adoptée que par ces femmes dépravées qui en font la honte, & à qui tout moyen paraît bon, qu’elles espèrent pouvoir les sauver du sentiment pénible de leur bassesse.
J’ai cru, ma chère belle, qu’il pourrait vous être utile d’avoir ces réflexions à opposer aux idées chimériques d’un bonheur parfait, dont l’amour ne manque jamais d’abuser notre imagination ; espoir trompeur, auquel on tient encore, même alors qu’on se voit forcé de l’abandonner, & dont la perte irrite & multiplie les chagrins déjà trop réels, inséparables d’une passion vive ! Cet emploi d’adoucir vos peines, ou d’en diminuer le nombre, est le seul que je veuille, que je puisse remplir en ce moment. Dans les maux sans remèdes, les conseils ne peuvent plus porter que sur le régime. Ce que je vous demande seulement, c’est de vous souvenir que plaindre un malade, ce n’est pas le blâmer. Eh ! qui sommes-nous, pour nous blâmer les uns les autres ? Laissons le droit de juger à celui-là seul qui lit dans les cœurs ; & j’ose même croire qu’à ses yeux paternels, une foule de vertus peut racheter une faiblesse.
Mais, je vous en conjure, ma chère amie, défendez-vous surtout de ces résolutions violentes, qui annoncent moins la force qu’un entier découragement : n’oubliez pas qu’en rendant un autre possesseur de votre existence, pour me servir de votre expression, vous n’avez pas pu cependant frustrer vos amis de ce qu’ils en possédaient à l’avance, & qu’ils ne cesseront jamais de réclamer.
Adieu, ma chère fille ; songez quelquefois à votre tendre mère, & croyez que vous serez toujours, & par-dessus tout, l’objet de ses plus chères pensées.
Du château de… ce 4 novembre 17…


Lettre CXXXI

La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

À la bonne heure, Vicomte, & je suis plus contente de vous cette fois-ci que l’autre ; mais à présent, causons de bonne amitié, & j’espère vous convaincre que, pour vous comme pour moi, l’arrangement que vous paraissez désirer serait une véritable folie.
N’avez-vous donc pas encore remarqué que le plaisir, qui est bien en effet l’unique mobile de la réunion des deux sexes, ne suffit pourtant pas pour former une liaison entre eux ? & que s’il est précédé du désir, qui rapproche, il n’est pas moins suivi du dégoût, qui repousse ? C’est une loi de la nature, que l’amour seul peut changer ; & de l’amour, en a-t-on quand on veut ? Il en faut pourtant toujours ; & cela serait vraiment fort embarrassant, si on ne s’était pas aperçu qu’heureusement, il suffisait qu’il en existât d’un côté. La difficulté est devenue par là de moitié moindre, & même sans qu’il y ait eu beaucoup à perdre ; en effet, l’un jouit du bonheur d’aimer, l’autre de celui de plaire, un peu moins vif à la vérité, mais auquel se joint le plaisir de tromper, ce qui fait équilibre ; & tout s’arrange.
Mais, dites-moi, Vicomte, qui de nous deux se chargera de tromper l’autre ? Vous savez l’histoire de ces deux fripons, qui se reconnurent en jouant : nous ne nous ferons rien, se dirent-ils, payons les cartes par moitié ; & ils quittèrent la partie. Suivons, croyez-moi, ce prudent exemple, & ne perdons pas ensemble un temps que nous pouvons si bien employer ailleurs.
Pour vous prouver qu’ici votre intérêt me décide autant que le mien, & que je n’agis ni par humeur, ni par caprice, je ne vous refuse pas le prix convenu entre nous : je sens à merveille que pour une seule soirée nous nous suffirons de reste ; & je ne doute même pas que nous ne sachions assez l’embellir pour ne la voir finir qu’à regret. Mais n’oublions pas que ce regret est nécessaire au bonheur ; & quelque douce que soit notre illusion, n’allons pas croire qu’elle puisse être durable.
Vous voyez que je m’exécute à mon tour, & cela, sans que vous vous soyez encore mis en règle vis-à-vis de moi : car enfin je devais avoir la première lettre de la céleste prude ; & pourtant, soit que vous y teniez encore, soit que vous ayez oublié les conditions d’un marché, qui vous intéresse peut-être moins que vous ne voulez me le faire croire, je n’ai rien reçu, absolument rien. Cependant, ou je me trompe, ou la tendre dévote doit beaucoup écrire : car que ferait-elle quand elle est seule ? Elle n’a sûrement pas le bon esprit de se distraire. J’aurais donc, si je voulais, quelques petits reproches à vous faire ; mais je les passe sous silence, en compensation d’un peu d’humeur que j’ai mis peut-être dans ma dernière lettre.
A présent, Vicomte, il ne me reste plus qu’à vous faire une demande ; & elle est encore autant pour vous que pour moi : c’est de différer un moment que je désire peut-être autant que vous, mais dont il me semble que l’époque doit être retardée jusqu’à mon retour à la ville. D’une part, nous n’aurions pas ici la liberté nécessaire ; et, de l’autre, j’y aurais quelque risque à courir : car il ne faudrait qu’un peu de jalousie, pour m’attacher de plus belle ce triste Belleroche, qui pourtant ne tient plus qu’à un fil. Il en est déjà à se battre les flancs pour m’aimer ; c’est au point, que je mets quelque fois autant de malice que de prudence dans les caresses dont je le surcharge. Mais, en même temps, vous voyez bien que ce ne serait pas là un sacrifice à vous faire ! une infidélité réciproque rendra la charme bien plus piquant.
Savez-vous que je regrette quelquefois que nous en soyons réduits à ces ressources ! Dans le temps où nous nous aimions, car je crois que c’était de l’amour, j’étais heureuse ; & vous, Vicomte ? Mais pourquoi s’occuper encore d’un bonheur qui ne peut revenir ? Non, quoi que vous en disiez, c’est un retour impossible. D’abord, j’exigerais des sacrifices que sûrement vous ne pourriez ou ne voudriez pas faire, & qu’il se peut bien que je ne mérite pas ; & puis, comment vous fixer ? Oh ! non, non, je ne veux seulement pas m’occuper de cette idée ; & malgré le plaisir que je trouve en ce moment à vous écrire, j’aime mieux vous quitter brusquement. Adieu, Vicomte.
Du château de… ce 6 novembre 17…


Lettre CXXXII

La présidente Tourvel à madame de Rosemonde

Pénétrée, Madame, de vos bontés pour moi, je m’y livrerais tout entière, si je n’étais retenue en quelque sorte, par la crainte de les profaner en les acceptant. Pourquoi faut-il, quand je les vois si précieuses, que je sente en même temps que je n’en suis plus digne ? Ah ! j’oserai du moins vous en témoigner ma reconnaissance ; j’admirerai, surtout, cette indulgence de la vertu, qui ne connaît nos faiblesses que pour y compatir, & dont le charme puissant conserve sur les cœurs un empire si doux & si fort, même à côté du charme de l’amour.
Mais puis-je mériter encore une amitié qui ne suffit plus à mon bonheur ? Je dis de même de vos conseils ; j’en sens le prix & ne puis les suivre. Et comment ne croirais-je pas à un bonheur parfait, quand je l’éprouve en ce moment ? Oui, si les hommes sont tels que vous le dites, il faut les fuir, ils sont haïssables ; mais qu’alors Valmont est loin de leur ressembler ! S’il a comme eux cette violence de passion, que vous nommez emportement, combien n’est-elle pas surpassée en lui par l’excès de sa délicatesse ! O mon amie ! vous me parlez de partager mes peines, jouissez donc de mon bonheur ; je le dois à l’amour, & de combien encore l’objet en augmente le prix ! Vous aimez votre neveu, dites-vous, peut-être avec faiblesse ? Ah ! si vous le connaissiez comme moi ! je l’aime avec idolâtrie, & bien moins encore qu’il ne le mérite. Il a pu sans doute être entraîné dans quelques erreurs, il en convient lui-même ; mais qui jamais connut comme lui le véritable amour ? Que puis-je vous dire de plus ? il le ressent tel qu’il l’inspire.
Vous allez croire que c’est là une de ces idées chimériques, dont l’amour ne manque jamais d’abuser notre imagination : mais dans ce cas, pourquoi serait-il devenu plus tendre, plus empressé, depuis qu’il n’a plus rien à obtenir ? Je l’avouerai, je lui trouvais auparavant un air de réflexion, de réserve, qui l’abandonnait rarement, & qui souvent me ramenait malgré moi aux fausses & cruelles impressions qu’on m’avait données de lui. Mais depuis qu’il peut se livrer sans contrainte aux mouvements de son cœur, il semble deviner tous les désirs du mien. Qui sait si nous n’étions pas nés l’un pour l’autre ? si ce bonheur ne m’était pas réservé, d’être nécessaire au sien ? Ah ! si c’est une illusion, que je meure donc avant qu’elle finisse. Mais non ; je veux vivre pour le chérir, pour l’adorer. Pourquoi cesserait-il de m’aimer ? Quelle autre femme rendrait-il plus heureuse que moi ? Et, je le sens par moi-même, ce bonheur qu’on fait naître, est le plus fort lien, le seul qui attache véritablement. Oui, c’est ce sentiment délicieux qui ennoblit l’amour, qui le purifie en quelque sorte, & le rend vraiment digne d’une âme tendre & généreuse, telle que celle de Valmont.
Adieu, ma chère, ma respectable, mon indulgente amie. Je voudrais en vain vous écrire plus longtemps ; voici l’heure où il a promis de venir, & toute autre idée m’abandonne. Pardon ! mais vous voulez mon bonheur, & il est si grand dans ce moment, que je suffis à peine à le sentir.
Paris ce 7 novembre 17…


Lettre CXXXIII

Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

Quels sont donc, ma belle amie, ces sacrifices que vous jugez que je ne ferais pas, & dont pourtant le prix serait de vous plaire ? Ah ! faites-les moi connaître seulement, & si je balance à vous les offrir, je vous permets d’en refuser l’hommage. Comment me jugez-vous donc depuis quelque temps, si, même dans votre indulgence, vous doutez encore de mes sentiments ou de mon énergie ? Des sacrifices que je ne voudrais ou ne pourrais pas faire ! Ainsi donc, vous me croyez amoureux, subjugué ? & le prix que j’ai mis au succès, vous me soupçonnez de l’attacher à la personne ? Ah ! grâce au Ciel, je n’en suis pas encore réduit là, & je m’offre à vous le prouver. Oui, je vous le prouverai, quand même ce devrait être envers Mme de Tourvel. Assurément, après cela, il ne doit plus vous rester de doute.
J’ai pu, je crois, sans me compromettre, donner quelque temps à une femme, qui a au moins le mérite d’être d’un genre qu’on rencontre rarement. Peut-être aussi la saison morte dans laquelle est venue cette aventure, m’a fait m’y livrer davantage ; & encore à présent, qu’à peine le grand courant commence à reprendre, il n’est pas étonnant qu’elle m’occupe presque en entier. Mais songez donc qu’il n’y a guère que huit jours que je jouis du fruit de trois mois de soins. Je me suis si souvent arrêté davantage à ce qui valait bien moins, & ne m’avait pas tant coûté ! & jamais vous n’en avez rien conclu contre moi.
Et puis, voulez-vous savoir la véritable cause de l’espèce d’empressement que j’y mets ? la voici. Cette femme est naturellement timide ; tous les premiers jours, elle doutait sans cesse de son bonheur, & ce doute suffisait pour le troubler : en sorte que je commence à peine à pouvoir remarquer jusqu’où va ma puissance en ce genre. C’est une chose que j’étais pourtant curieux de savoir ; & l’occasion ne s’en trouve pas si facilement qu’on le croit.
D’abord, pour beaucoup de femmes, le plaisir est toujours le plaisir & n’est jamais que cela ; & auprès de celles-là, de quelque titre qu’on nous décore, nous ne sommes jamais que des facteurs, de simples commissionnaires, dont l’activité fait tout le mérite, & parmi lesquels, celui qui fait le plus est toujours celui qui fait le mieux.
Dans une autre classe, peut-être la plus nombreuse aujourd’hui, la célébrité de l’amant, le plaisir de l’avoir enlevé à une rivale, la crainte de se le voir enlever à son tour, occupent les femmes presque tout entières : nous entrons bien, plus ou moins, pour quelque chose dans l’espèce de bonheur dont elles jouissent ; mais il tient plus aux circonstances qu’à la personne. Il leur vient par nous, & non de nous.
Il fallait donc trouver, pour mon observation, une femme délicate & sensible, qui fît son unique affaire de l’amour, & qui, dans l’amour même, ne vît que son amant ; dont l’émotion, contrariant la route ordinaire, partît toujours du cœur, pour arriver aux sens ; que j’ai vue, par exemple (et je ne parle pas du premier jour) sortir du plaisir tout éplorée, & le moment d’après retrouver la volupté dans un mot qui répondait à son âme. Enfin, il fallait y réunir encore cette candeur naturelle, devenue insurmontable par l’habitude de s’y livrer, & qui ne lui permet de dissimuler aucun des sentiments de son cœur. Or, vous en conviendrez, de telles femmes sont rares ; & je puis croire que sans celle-ci, je n’en aurais peut-être jamais rencontré.
Il ne serait donc pas étonnant qu’elle me fixât plus de temps qu’une autre ; & si le travail que je veux faire sur elle exige que je la rende heureuse, parfaitement heureuse, pourquoi m’y refuserais-je, surtout quand cela me sert, au lieu de me contrarier ? Mais de ce que l’esprit est occupé, s’ensuit-il que le cœur soit esclave ? Non, sans doute. Aussi le prix que je ne me défends pas de mettre à cette aventure ne m’empêchera pas d’en courir d’autres, ou même de la sacrifier à de plus agréables.
Je suis tellement libre, que je n’ai seulement pas négligé la petite Volanges, à laquelle pourtant je tiens si peu. Sa mère la ramène à la ville dans trois jours ; & moi, depuis hier, j’ai su assurer mes communications : quelque argent au portier, & quelques fleurettes à sa femme, en ont fait l’affaire. Concevez-vous que Danceny n’ait pas su trouver ce moyen si simple ? & puis, qu’on dise que l’amour rend ingénieux ! il abrutit au contraire ceux qu’il domine. Et je ne saurais pas m’en défendre ? Ah ! soyez tranquille. Déjà je vais, sous peu de jours, affaiblir, en la partageant, l’impression peut-être trop vive que j’ai éprouvée ; & si un seul partage ne suffit pas, je les multiplierai.
Je n’en serai pas moins prêt à remettre la jeune pensionnaire à son discret amant, dès que vous le jugerez à propos. Il me semble que vous n’avez plus de raisons pour l’empêcher ; & moi, je consens à rendre ce signalé service au pauvre Danceny. C’est, en vérité, le moins que je lui doive pour tous ceux qu’il m’a rendus. Il est actuellement dans la grande inquiétude de savoir s’il sera reçu chez Mme de Volanges. Je le calme le plus que je peux, en l’assurant que, de façon ou d’autre, je ferai son bonheur au premier jour : & en attendant, je continue à me charger de la correspondance, qu’il veut reprendre à l’arrivée de sa Cécile. J’ai déjà six lettres de lui, & j’en aurai bien encore une ou deux avant l’heureux jour. Il faut que ce garçon-là soit bien désœuvré !
Mais laissons ce couple enfantin, & revenons à nous ; que je puisse m’occuper uniquement de l’espoir si doux que m’a donné votre lettre. Oui, sans doute, vous me fixerez, & je ne vous pardonnerais pas d’en douter. Ai-je donc jamais cessé d’être constant pour vous ? Nos liens ont été dénoués, & non pas rompus ; notre prétendue rupture ne fut qu’une erreur de notre imagination : nos sentiments, nos intérêts, n’en sont pas moins restés unis. Semblable au voyageur qui revient détrompé, je reconnaîtrai comme lui, que j’avais laissé le bonheur pour courir après l’espérance ; & je dirai comme d’Harcourt :
Plus je vis d’étrangers, plus j’aimai ma patrie.
Ne combattez donc plus l’idée, ou plutôt le sentiment qui vous ramène à moi ; & après avoir essayé de tous les plaisirs dans nos courses différentes, jouissons du bonheur de sentir qu’aucun d’eux n’est comparable à celui que nous avions éprouvé & que nous retrouverons plus délicieux encore !
Adieu, ma charmante amie. Je consens à attendre votre retour : mais pressez-le donc, & n’oubliez pas combien je le désire.
Paris, ce 8 novembre 17…


Lettre CXXXIV

La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

En vérité, Vicomte, vous êtes bien comme les enfants, devant qui il ne faut rien dire & à qui on ne peut rien montrer qu’ils ne veuillent s’en emparer aussitôt ! Une simple idée qui me vient, à laquelle je vous avertis même que je ne veux pas m’arrêter, parce que je vous en parle, vous en abusez pour ramener mon attention sur elle ; pour m’y fixer, quand je cherche à m’en distraire ; & me faire, en quelque sorte, partager malgré moi vos désirs étourdis ! Est-il donc généreux à vous de me laisser supporter seule tout le fardeau de la prudence ? Je vous le redis, & me le répète plus souvent encore, l’arrangement que vous me proposez est réellement impossible. Quand vous y mettriez toute la générosité que vous me montrez en ce moment, croyez-vous donc que je n’aie pas aussi ma délicatesse, & que je veuille accepter des sacrifices qui nuiraient à votre bonheur ?
Or, est-il vrai, Vicomte, que vous vous faites illusion sur le sentiment qui vous attache à Mme de Tourvel ? C’est de l’amour, ou il n’en exista jamais : vous le niez bien de cent façons ; mais vous le prouvez de mille. Qu’est-ce, par exemple, que ce subterfuge dont vous vous servez vis-à-vis de vous-même, car je vous crois sincère avec moi, qui vous fait rapporter à l’envie d’observer le désir que vous ne pouvez ni cacher ni combattre, de garder cette femme ? Ne dirait-on pas que jamais vous n’en avez rendu une autre heureuse, parfaitement heureuse ? Ah ! si vous en doutez, vous avez bien peu de mémoire ! Mais non, ce n’est pas cela. Tout simplement votre cœur abuse votre esprit, & le fait se payer de mauvaises raisons ; mais moi, qui ai un grand intérêt à ne m’y pas tromper, je ne suis pas si facile à contenter.
C’est ainsi qu’en remarquant votre politesse, qui vous a fait supprimer soigneusement tous les mots que vous vous êtes imaginé m’avoir déplu, j’ai vu cependant que, peut-être sans vous en apercevoir, vous n’en conserviez pas moins les mêmes idées. En effet, ce n’est plus l’adorable, la céleste Mme de Tourvel : mais c’est une femme étonnante, une femme délicate & sensible, & cela, à l’exclusion de toutes les autres ; une femme rare enfin, & telle qu’on n’en rencontrerait pas une seconde. Il en est de même de ce charme inconnu, qui n’est pas le plus fort. Hé bien ! soit : mais puisque vous ne l’aviez jamais trouvé jusques-là, il est bien à croire que vous ne le trouveriez pas davantage à l’avenir, & la perte que vous feriez n’en serait pas moins irréparable. Ou ce sont-là, Vicomte, des symptômes infaillibles d’amour, ou il faut renoncer à en trouver aucun.
Soyez assuré que, pour cette fois, je vous parle sans humeur. Je me suis promis de n’en plus prendre ; j’ai trop bien reconnu qu’elle pouvait devenir un piège dangereux. Mais croyez-moi, ne soyons qu’amis, & restons-en là. Sachez-moi gré seulement de mon courage à me défendre : oui, de mon courage ; car il en faut quelquefois, même pour ne pas prendre un parti qu’on sait mauvais.
Ce n’est donc plus que pour vous ramener à mon avis par persuasion, que je vais répondre à la demande que vous me faites sur les sacrifices que j’exigerais & que vous ne pourriez pas faire. Je me sers à dessein de ce mot exiger, parce que je suis bien sûr que, dans un moment, vous m’allez, en effet, trouver trop exigeante : mais tant mieux ! Loin de me fâcher de vos refus, je vous en remercierai. Tenez, ce n’est pas avec vous que je veux dissimuler, j’en ai peut-être besoin.
J’exigerais donc, voyez la cruauté ! que cette rare, cette étonnante. Mme de Tourvel ne fût plus pour vous qu’une femme ordinaire, une femme telle qu’elle est seulement : car il ne faut pas s’y tromper ; ce charme qu’on croit trouver dans les autres, c’est en nous qu’il existe ; & c’est l’amour seul qui embellit tant l’objet aimé. Ce que je vous demande là, tout impossible que cela soit, vous feriez peut-être bien l’effort de me le promettre, de me le jurer même ; mais, je l’avoue, je n’en croirais pas de vains discours. Je ne pourrais être persuadée que par l’ensemble de votre conduite.
Ce n’est pas tout encore, je serais capricieuse. Ce sacrifice de la petite Cécile, que vous m’offrez de si bonne grâce, je ne m’en soucierais pas du tout. Je vous demanderais, au contraire, de continuer ce pénible service, jusqu’à nouvel ordre de ma part ; soit que j’aimasse à abuser ainsi de mon empire ; soit que, plus indulgente ou plus juste, il me suffît de disposer de vos sentiments, sans vouloir contrarier vos plaisirs. Quoi qu’il en soit, je voudrais être obéie ; & mes ordres seraient bien rigoureux !
Il est vrai qu’alors je me croirais obligée de vous remercier ; que sait-on ? peut-être même de vous récompenser. Sûrement, par exemple, j’abrégerais une absence qui me deviendrait insupportable. Je vous reverrais enfin, Vicomte, & je vous reverrais… comment ?… Mais vous vous souvenez que ceci n’est plus qu’une conversation, un simple récit d’un projet impossible, & je ne veux pas l’oublier toute seule…
Savez-vous que mon procès m’inquiète un peu ? J’ai voulu connaître enfin au juste quels étaient mes moyens ; mes avocats me citent bien quelques lois, & surtout beaucoup d’autorités, comme ils les appellent : mais je n’y vois pas autant de raison & de justice. J’en suis presque à regretter d’avoir refusé l’accommodement. Cependant je me rassure, en songeant que le Procureur est adroit, l’avocat éloquent & la plaideuse jolie. Si ces trois moyens devaient ne plus valoir, il faudrait changer tout le train des affaires, & que deviendrait le respect pour les anciens usages ?
Ce procès est actuellement la seule chose qui me retienne ici. Celui de Belleroche est fini : hors de cour, dépens compensés. Il en est à regretter le bal de ce soir ; c’est bien le regret d’un désœuvré ! Je lui rendrai sa liberté entière à mon retour à la ville. Je lui fais ce douloureux sacrifice, & je m’en console par la générosité qu’il y trouve.
Adieu, Vicomte, écrivez-moi souvent : le détail de vos plaisirs me dédommagera au moins en partie des ennuis que j’éprouve.
Du château de… ce 11 novembre 17…


Lettre CXXXV

La présidente Tourvel à madame de Rosemonde

J’essaie de vous écrire, sans savoir encore si je le pourrai. Ah Dieu ! quand je songe qu’à ma dernière lettre c’était l’excès de mon bonheur qui m’empêchait de la continuer ! C’est celui de mon désespoir qui m’accable à présent ; qui ne me laisse de force que pour sentir mes douleurs, & m’ôte celle de les exprimer.
Valmont… Valmont ne m’aime plus, il ne m’a jamais aimée. L’amour ne s’en va pas ainsi. Il me trompe, il me trahit, il m’outrage. Tout ce qu’on peut réunir d’infortune, d’humiliations, je les éprouve, & c’est de lui qu’elles me viennent !
Et ne croyez pas que ce soit un simple soupçon : j’étais si loin d’en avoir ! Je n’ai pas le bonheur de pouvoir douter. Je l’ai vu : que pourrait-il me dire pour se justifier ?… Mais que lui importe ! il ne le tentera seulement pas… Malheureuse ! que lui feront tes reproches & tes larmes ? c’est bien de toi qu’il s’occupe !…
Il est donc vrai qu’il m’a sacrifiée, livrée même… & à qui ? une vile créature… Mais que dis-je ? Ah ! j’ai perdu jusqu’au droit de la mépriser. Elle a trahi moins de devoirs, elle est moins coupable que moi. Oh ! que la peine est douloureuse, quand elle s’appuie sur le remords ! Je sens mes tourments qui redoublent. Adieu, ma chère amie ; quelque indigne que je me sois rendue de toute pitié, vous en aurez cependant pour moi, si vous pouvez vous former l’idée de ce que je souffre.
Je viens de relire ma lettre, & je m’aperçois qu’elle ne peut vous instruire de rien ; je vais donc tâcher d’avoir le courage de vous raconter ce cruel événement. C’était hier ; je devais, pour la première fois, depuis mon retour, souper hors de chez moi. Valmont vint me voir à cinq heures ; jamais il ne m’avait paru si tendre. Il me fit connaître que mon projet de sortir le contrariait, & vous jugez que j’eus bientôt celui de rester chez moi. Cependant, deux heures après, & tout à coup, son air & son ton changèrent sensiblement. Je ne sais s’il me sera échappé quelque chose qui aura pu lui déplaire ; quoi qu’il en soit, peu de temps après, il prétendit se rappeler une affaire qui l’obligeait de me quitter, & il s’en alla : ce ne fut pourtant pas sans m’avoir témoigné des regrets très vifs, qui me parurent tendres, & qu’alors je crus sincères.
Rendue à moi-même, je jugeai plus convenable de ne pas me dispenser de mes premiers engagements, puisque j’étais libre de les remplir. Je finis ma toilette, & montai en voiture. Malheureusement mon cocher me fit passer devant l’Opéra, & je me trouvai dans l’embarras de la sortie ; j’aperçus à quatre pas devant moi, & dans la file à côté de la mienne, la voiture de Valmont. Le cœur me battit aussitôt, mais ce n’était pas de crainte ; & la seule idée qui m’occupait était le désir que ma voiture avançât. Au lieu de cela, ce fut la sienne qui fut forcée de reculer, & qui se trouva à côté de la mienne. Je m’avançai sur-le-champ : quel fut mon étonnement, de trouver à ses côtés une fille, bien connue pour telle ! Je me retirai, comme vous pouvez penser, & c’en était déjà bien assez pour navrer mon cœur ; mais ce que vous aurez peine à croire, c’est que cette même fille, apparemment instruite par une odieuse confidence, n’a pas quitté la portière de la voiture, ni cessé de me regarder, avec des éclats de rire à faire scène.
Dans l’anéantissement où j’en fus, je me laissai pourtant conduire dans la maison où je devais souper : mais il me fut impossible d’y rester ; je me sentais, à chaque instant, prête à m’évanouir, & surtout je ne pouvais retenir mes larmes.
En rentrant, j’écrivis à M. de Valmont & lui envoyai ma lettre aussitôt ; il n’était pas chez lui. Voulant, à quelque prix que ce fût, sortir de cet état de mort, ou le confirmer à jamais, je renvoyai avec ordre de l’attendre : mais avant minuit mon domestique revint, en me disant que le cocher, qui était de retour, lui avait dit que son maître ne rentrerait pas de la nuit. J’ai cru ce matin n’avoir plus autre chose à faire qu’à lui redemander mes lettres, & le prier de ne plus venir chez moi. J’ai en effet donné des ordres en conséquence ; mais, sans doute, ils étaient inutiles. Il est plus de midi ; il ne s’est point encore présenté, & je n’ai pas même reçu un mot de lui.
A présent, ma chère amie, je n’ai plus rien à ajouter : vous voilà instruite & vous connaissez mon cœur. Mon seul espoir est de n’avoir pas longtemps encore à affliger votre sensible amitié.
Paris ce 15 novembre 17…