Lettre LXI à LXXV

Lettre LXI

De Cécile Volanges à Sophie Carnay

Ma chère Sophie, plains ta Cécile, ta pauvre Cécile ; elle est bien malheureuse ! Maman sait tout. Je ne conçois pas comment elle a pu se douter de quelque chose, & pourtant elle a tout découvert. Hier au soir, Mme de Merteuil avait soupé ici avec quelques autres personnes ; Maman me parut bien avoir un peu d’humeur : mais je n’y fis pas grande attention ; & même en attendant que sa partie fût finie, je causai très gaiement avec Mme de Merteuil, & nous parlâmes beaucoup de Danceny. Je ne crois pourtant pas qu’on ait pu nous entendre. Quand elle s’en alla, je me retirai dans mon appartement.
Je me déshabillais, quand Maman entra & fit sortir ma femme de chambre ; elle me demanda la clef de mon secrétaire, & le ton dont elle me fit cette demande me causa un tremblement si fort, que je pouvais à peine me soutenir. Je faisais semblant de ne la pas trouver : mais enfin il fallut bien obéir. Le premier tiroir qu’elle ouvrit fut justement celui où étaient les lettres du chevalier Danceny. J’étais si troublée, que quand elle me demanda ce que c’était, je ne sus lui répondre autre chose, sinon que ce n’était rien ; mais quand je la vis commencer à lire celle qui se présentait la première, je n’eus que le temps de gagner un fauteuil, & je me trouvai mal au point que je perdis connaissance. Aussitôt que je revins à moi, ma mère, qui avait appelé ma femme de chambre, se retira, en me disant de me coucher. Elle a emporté toutes les lettres de Danceny. Je frémis toutes les fois que je songe qu’il me faudra reparaître devant elle. Je n’ai fait que pleurer toute la nuit.
Je t’écris au point du jour, dans l’espoir que Joséphine viendra. Si je peux lui parler seule, je la prierai de remettre chez Mme de Merteuil un petit billet que je vais lui écrire ; sinon, je le mettrai dans ta lettre, & tu voudras bien l’envoyer comme de toi. Ce n’est que d’elle que je puis recevoir quelque consolation. Au moins, nous parlerons de lui, car je n’espère plus le voir. Je suis bien malheureuse ! Elle aura peut-être la bonté de se charger d’une lettre pour Danceny. Je n’ose pas me confier à Joséphine pour cet objet, & encore moins à ma femme de chambre ; car c’est peut-être elle qui aura dit à ma mère que j’avais des lettres dans mon secrétaire.
Je ne t’écrirai pas plus longuement, parce que je veux avoir le temps d’écrire à Mme de Merteuil, & aussi à Danceny, pour avoir ma lettre toute prête, si elle veut bien s’en charger. Après cela, je me recoucherai, pour qu’on me trouve au lit quand on entrera dans ma chambre. Je dirai que je suis malade, pour me dispenser de passer chez Maman. Je ne mentirai pas beaucoup ; sûrement je souffre plus que si j’avais la fièvre. Les yeux me brûlent à force d’avoir pleuré ; & j’ai un poids sur l’estomac qui m’empêche de respirer. Quand je songe que je ne verrai plus Danceny, je voudrais être morte. Adieu, ma chère Sophie. Je ne peux t’en dire davantage ; les larmes me suffoquent.
De … ce 7 septembre 17…


Lettre LXII

De Madame de Volanges au Chevalier Danceny

Après avoir abusé, Monsieur, de la confiance d’une mère & de l’innocence d’un enfant, vous ne serez pas surpris, sans doute, de ne plus être reçu dans une maison où vous n’avez répondu aux preuves de l’amitié la plus sincère que par l’oubli de tous les procédés. Je préfère de vous prier de ne plus venir chez moi, à donner des ordres à ma porte, qui nous compromettraient tous également, par les remarques que les valets ne manqueraient pas de faire. J’ai droit d’espérer que vous ne me forcerez pas de recourir à ce moyen. Je vous préviens aussi que si vous faites à l’avenir la moindre tentative pour entretenir ma fille dans l’égarement où vous l’avez plongée, une retraite austère & éternelle la soustraira à vos poursuites. C’est à vous de voir, Monsieur, si vous craindrez aussi peu de causer son infortune, que vous avez peu craint de tenter son déshonneur. Quant à moi, mon choix est fait, & je l’en ai instruite.
Vous trouverez ci-joint le paquet de vos lettres. Je compte que vous me renverrez en échange toutes celles de ma fille ; & que vous vous prêterez à ne laisser aucune trace d’un événement dont nous ne pourrions garder le souvenir, moi sans indignation, elle sans honte, & vous sans remords. J’ai l’honneur d’être, Monsieur, votre etc.
De … ce 7 septembre 17…


Lettre LXIII

De la Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

Vraiment oui, je vous expliquerai le billet de Danceny. L’événement qui le lui a fait écrire est mon ouvrage, & c’est, je crois, mon chef-d’œuvre. Je n’ai pas perdu mon temps depuis votre dernière lettre, & j’ai dit comme l’architecte athénien : « Ce qu’il a dit, je le ferai. »
Il lui faut donc des obstacles à ce beau héros de roman, & il s’endort dans la félicité ! Oh ! qu’il s’en rapporte à moi, je lui donnerai de la besogne ; & je me trompe, ou son sommeil ne sera plus tranquille. Il fallait bien lui apprendre le prix du temps, & je me flatte qu’à présent il regrette celui qu’il a perdu. Il fallait, dites-vous, aussi, qu’il eût besoin de plus de mystère ; eh bien ! ce besoin-là ne lui manquera plus. J’ai cela de bon, moi, c’est qu’il ne faut que me faire apercevoir de mes fautes ; je ne prends point de repos que je n’aie tout réparé. Apprenez donc ce que j’ai fait.
En rentrant chez moi avant-hier matin, je lus votre lettre ; je la trouvai lumineuse. Persuadée que vous aviez très bien indiqué la cause du mal, je ne m’occupai plus qu’à trouver le moyen de le guérir. Je commençai pourtant par me coucher ; car l’infatigable chevalier ne m’avait pas laissé dormir un moment, & je croyais avoir sommeil : mais point du tout ; toute entière à Danceny, le désir de le tirer de son indolence, ou de m’en venger ne me permit pas de fermer l’œil, & ce ne fut qu’après avoir bien concerté mon plan, que je pus trouver deux heures de repos. Tel on nous raconte que le Maréchal de Saxe, après avoir fait les dispositions d’une bataille pour le lendemain, s’endormit d’un sommeil tranquille.
J’allai le soir même chez Mme de Volanges, et, suivant mon projet, je lui fis confidence que je me croyais sûre qu’il existait entre sa fille & Danceny une liaison dangereuse. Cette femme, si clairvoyante contre vous, était aveuglée au point qu’elle me répondit d’abord qu’à coup sûr je me trompais ; que sa fille était un enfant, etc., etc. Je ne pouvais pas lui dire tout ce que j’en savais ; mais je citai des regards, des propos, dont ma vertu & mon amitié s’alarmaient. Je parlai enfin presque aussi bien qu’aurait pu faire une dévote ; et, pour frapper le coup décisif, j’allai jusqu’à dire que je croyais avoir vu donner & recevoir une lettre. Cela me rappelle, ajoutai-je, qu’un jour elle ouvrit devant moi un tiroir de son secrétaire, dans lequel j’en vis beaucoup, que sans doute elle conserve. Lui connaissez-vous quelque correspondance fréquente, demandai-je ? Ici la figure de Mme de Volanges changea, & je vis quelques larmes rouler dans ses yeux. Je vous remercie, ma digne amie, me dit-elle, en me serrant la main, je m’en éclaircirai.
Après cette conversation, trop courte pour être suspecte, je me rapprochai de la jeune personne. Je la quittai pourtant bientôt après, pour demander à sa mère de ne pas me compromettre vis-à-vis d’elle ; ce qu’elle me promit d’autant plus volontiers, que je lui fis observer combien il serait heureux que cette enfant prît assez de confiance en moi pour m’ouvrir son cœur, & me mettre à portée de lui donner mes sages conseils. Ce qui m’assure qu’elle tiendra sa promesse, est que je ne doute pas qu’elle ne veuille se faire honneur de sa pénétration auprès de sa fille. Je me trouvais, par là, autorisée à garder mon ton d’amitié avec la fille, sans paraître fausse aux yeux de la mère ; ce que je voulais éviter. J’y gagnais encore d’être, par la suite, aussi longtemps & aussi secrètement que je voudrais, avec la petite personne, sans que la mère en prît jamais d’ombrage.
J’en profitai dès le soir même ; & après ma partie finie, je chambrai la petite dans un coin, & la mis sur le chapitre de Danceny, sur lequel elle ne tarit jamais. Il n’est sorte de folie que je ne lui aie fait dire. Je m’amusais à lui monter la tête sur le plaisir qu’elle aurait à le voir le lendemain. Il fallait bien lui rendre en espérance ce que je lui ôtais en réalité ; & puis, tout cela devait rendre le coup plus sensible, & je suis persuadée que plus elle aura souffert, plus elle sera pressée de s’en dédommager à la première occasion. Il est bon, d’ailleurs, d’accoutumer aux grands mouvements quelqu’un qu’on destine aux grandes aventures.
Après tout, ne peut-elle pas payer de quelques larmes le plaisir d’avoir son Danceny ? elle en raffole ! eh bien, je lui promets qu’elle l’aura, & plutôt même qu’elle ne l’aurait eu sans cet orage. C’est un mauvais rêve dont le réveil sera délicieux ; et, à tout prendre, il me semble qu’elle me doit de la reconnaissance : au fait, quand j’y aurais mis un peu de malice, il faut bien s’amuser :
Les sots sont ici bas pour nos menus plaisirs.
Je me retirai enfin, fort contente de moi. Ou Danceny, me disais-je, animé par les obstacles, va redoubler d’ardeur, & alors je le servirai de tout mon pouvoir ; ou si ce n’est qu’un sot, comme je suis quelquefois tentée de le croire, il sera désespéré & se tiendra pour battu : et, dans ce cas, au moins me serai-je vengée de lui, autant qu’il était en moi ; chemin faisant, j’aurai augmenté pour moi l’estime de la mère, l’amitié de la fille & la confiance de toutes deux. Et quant à Gercourt, premier objet de mes soins, je serais bien malheureuse ou bien maladroite, si, maîtresse de l’esprit de sa femme, comme je le suis & vas l’être plus encore, je ne trouvais pas mille moyens d’en faire ce que je veux qu’il soit. Je me couchai dans ces douces idées : aussi je dormis bien, & me réveillai fort tard.
A mon réveil, je trouvai deux billets, un de la mère & un de la fille ; & je ne pus m’empêcher de rire, en trouvant dans tous deux littéralement cette même phrase : C’est de vous seule que j’attends quelque consolation. N’est-il pas plaisant, en effet, de consoler pour & contre, & d’être le seul agent de deux intérêts directement contraires ? Me voilà comme la Divinité, recevant les vœux opposés des aveugles mortels, & ne changeant rien à mes décrets immuables. J’ai quitté pourtant ce rôle auguste, pour prendre celui d’ange consolateur ; & j’ai été, suivant le précepte, visiter mes amis dans leur affliction.
J’ai commencé par la mère ; je l’ai trouvée d’une tristesse, qui déjà vous venge en partie des contrariétés qu’elle vous a fait éprouver de la part de la belle prude. Tout a réussi à merveille : ma seule inquiétude était qu’elle ne profitât de ce moment pour gagner la confiance de sa fille ; ce qui eût été bien facile, en n’employant, avec elle, que le langage de la douceur & de l’amitié, & en donnant aux conseils de la raison l’air & le ton de la tendresse indulgente. Par bonheur, elle s’est armée de sévérité ; elle s’est enfin si mal conduite, que je n’ai eu qu’à applaudir. Il est vrai qu’elle a pensé rompre tous nos projets, par le parti qu’elle avait pris de faire rentrer sa fille au couvent : mais j’ai paré ce coup ; & je l’ai engagée à en faire seulement la menace, dans le cas où Danceny continuerait ses poursuites : afin de les forcer tous deux à une circonspection que je crois nécessaire pour le succès.
Ensuite j’ai été chez la fille. Vous ne sauriez croire combien la douleur l’embellit ! Pour peu qu’elle prenne de coquetterie, je vous garantis qu’elle pleurera souvent : pour cette fois, elle pleurait sans malice. Frappée de ce nouvel agrément que je ne lui connaissais pas, & que j’étais bien aise d’observer, je ne lui donnai d’abord que de ces consolations gauches, qui augmentent plus les peines qu’elles ne les soulagent ; et, par ce moyen, je la menai au point d’être véritablement suffoquée. Elle ne pleurait plus, & je craignis un moment les convulsions. Je lui conseillai de se coucher, ce qu’elle accepta ; & je lui servis de femme de chambre : elle n’avait point fait de toilette, & bientôt ses cheveux épars tombèrent sur ses épaules & sur sa gorge entièrement découvertes ; je l’embrassai ; elle se laissa aller dans mes bras, & ses larmes recommencèrent à couler sans effort. Dieu ! qu’elle était belle ! Ah ! si Magdeleine était ainsi, elle dut être bien plus dangereuse, pénitente que pécheresse.
Quand la belle désolée fut au lit, je me mis à la consoler de bonne foi. Je la rassurai d’abord sur la crainte du couvent. Je fis naître en elle l’espoir de voir Danceny en secret ; & m’asseyant sur le lit : « S’il était là », lui dis-je ; puis, brodant sur ce thème, je la conduisis, de distraction en distraction, à ne plus se souvenir du tout qu’elle était affligée. Nous nous serions séparées parfaitement contentes l’une de l’autre, si elle n’avait voulu me charger d’une lettre pour Danceny ; ce que j’ai constamment refusé. En voici les raisons, que vous approuverez sans doute.
D’abord, celle que c’était me compromettre vis-à-vis de Danceny ; & si c’était la seule dont je pus me servir vis-à-vis de la petite, il y en avait beaucoup d’autres de vous à moi. Ne serait-ce pas risquer le fruit de mes travaux que de donner si tôt à nos jeunes gens un moyen si facile d’adoucir leurs peines ? Et puis, je ne serais pas fâchée de les obliger à mêler quelques domestiques dans cette aventure : car enfin, si elle se conduit à bien, comme je l’espère, il faudra qu’elle se sache immédiatement après le mariage, & il n’y a pas de moyens plus sûrs pour la répandre ; ou, si, par miracle ils ne parlaient pas, nous parlerons nous, & il sera plus commode de mettre l’indiscrétion sur leur compte.
Il faudra donc qu’aujourd’hui vous donniez cette idée à Danceny ; & comme je ne suis pas sûre de la femme de chambre de la petite Volanges, dont elle-même paraît se défier, indiquez-lui la mienne, ma fidèle Victoire. J’aurai soin que la démarche réussisse. Cette idée me plaît d’autant plus que cette confidence ne sera utile qu’à nous, & point à eux : car je ne suis pas à la fin de mon récit.
Pendant que je me défendais de me charger de la lettre de la petite, je craignais à tout moment qu’elle ne me proposât de la mettre seulement à la petite poste ; ce que je n’aurais guère pu refuser. Heureusement, soit trouble, ou ignorance de sa part, ou encore qu’elle tînt moins à la lettre qu’à la réponse, qu’elle n’aurait pas pu avoir par là, elle ne m’en a point parlé : mais, pour éviter que cette idée lui vînt, ou au moins qu’elle pût s’en servir, j’ai pris mon parti sur-le-champ ; & en rentrant chez la mère, je l’ai décidée à éloigner sa fille pour quelque temps, à la mener à la campagne… Et où ?… Le cœur ne vous bat pas de joie ?… Chez votre tante, chez la vieille Rosemonde. Elle doit l’en prévenir aujourd’hui : ainsi, vous voilà autorisé à aller retrouver votre dévote qui n’aura plus à vous objecter le scandale du tête-à-tête ; & grâce à mes soins, Mme de Volanges réparera elle-même le tort qu’elle vous a fait.
Mais écoutez-moi, & ne vous occupez pas si vivement de vos affaires, que vous perdiez celle-ci de vue ; songez qu’elle m’intéresse. Je veux que vous vous rendiez le correspondant & le conseil des deux jeunes gens. Apprenez donc ce voyage à Danceny & offrez-lui vos services. Ne trouvez de difficulté qu’à faire parvenir entre les mains de sa belle votre lettre de créance ; & levez cet obstacle sur-le-champ, en lui indiquant la voie de ma femme de chambre. Il n’y a point de doute qu’il n’accepte ; & vous aurez pour prix de vos peines la confidence d’un cœur neuf, qui est toujours intéressante. La pauvre petite ! comme elle rougira en vous remettant sa première lettre ! Au vrai, ce rôle de confident, contre lequel il s’est établi des préjugés, me paraît un très joli délassement, quand on est occupé d’ailleurs ; & c’est le cas où vous serez.
C’est de vos soins que va dépendre le dénouement de cette intrigue. Jugez du moment où il faudra réunir les acteurs. La campagne offre mille moyens ; & Danceny, à coup sûr, sera prêt à s’y rendre à votre premier signal. Une nuit, un déguisement, une fenêtre, que sais-je moi ? Mais enfin, si la petite fille en revient telle qu’elle y aura été, je m’en prendrai à vous. Si vous jugez qu’elle ait besoin de quelque encouragement de ma part, mandez-le moi. Je crois lui avoir donné une assez bonne leçon sur le danger de garder des lettres, pour oser lui écrire à présent ; & je suis toujours dans le dessein d’en faire mon élève.
Je crois avoir oublié de vous dire que ses soupçons au sujet de sa correspondance trahie s’étaient portés d’abord sur sa femme de chambre, & que je les ai détournés sur le confesseur. C’est faire d’une pierre deux coups.
Adieu, Vicomte ; voilà bien longtemps que je suis à vous écrire, & mon dîner en a été retardé ; mais l’amour-propre & l’amitié dictaient ma lettre, & tous deux sont bavards. Au reste, elle sera chez vous à trois heures, & c’est tout ce qu’il vous faut.
Plaignez-vous de moi à présent, si vous l’osez ; & allez revoir, si vous en êtes tenté, le bois du comte de B***. Vous dites qu’il le garde pour le plaisir de ses amis ! Cet homme est donc l’ami de tout le monde ? Mais adieu, j’ai faim.
De … ce 9 septembre 17…


Lettre LXIV

Du Chevalier Danceny à Madame de Volanges

Sans chercher, Madame, à justifier ma conduite, & sans me plaindre de la vôtre, je ne puis que m’affliger d’un événement qui fait le malheur de trois personnes, toutes trois dignes d’un sort plus heureux. Plus sensible encore au chagrin d’en être la cause, qu’à celui d’en être la victime, j’ai souvent essayé, depuis hier, d’avoir l’honneur de vous répondre, sans pouvoir en trouver la force. J’ai cependant tant de chose à vous dire, qu’il faut bien faire un effort sur moi-même ; & si cette lettre a peu d’ordre & de suite, vous devez sentir assez combien ma situation est douloureuse, pour m’accorder quelque indulgence.
Permettez-moi d’abord de réclamer contre la première phrase de votre lettre. Je n’ai abusé, j’ose le dire, ni de votre confiance ni de l’innocence de Mlle de Volanges ; j’ai respecté l’une & l’autre dans mes actions. Elles seules dépendaient de moi ; & quand vous me rendriez responsable d’un sentiment involontaire, je ne crains pas d’ajouter, que celui que m’a inspiré Mademoiselle votre fille est tel qu’il peut vous déplaire, mais non vous offenser. Sur cet objet qui me touche plus que je ne puis vous dire, je ne veux que vous pour juge, & mes lettres pour témoins.
Vous me défendez de me présenter chez vous à l’avenir, & sans doute je me soumettrai à tout ce qu’il vous plaira d’ordonner à ce sujet. Mais cette absence subite & totale ne donnera-t-elle donc pas autant de prise aux remarques, que vous voulez éviter, que l’ordre que, par cette raison même, vous n’avez pas voulu donner à votre porte ? J’insisterai d’autant plus sur ce point, qu’il est bien plus important pour Mlle de Volanges que pour moi. Je vous supplie donc de peser attentivement toutes choses & de ne pas permettre que votre sévérité altère votre prudence. Persuadé que l’intérêt seul de Mademoiselle votre fille dictera vos résolutions, j’attendrai de nouveaux ordres de votre part.
Cependant, dans le cas où vous me permettriez d’avoir l’honneur de vous faire ma cour quelquefois, je m’engage, Madame (et vous pouvez compter sur ma promesse), à ne point abuser de ces occasions pour tenter de parler en particulier à Mlle de Volanges, ou de lui faire tenir aucune lettre. La crainte de tout ce qui pourrait compromettre sa réputation, m’engage à ce sacrifice ; & le bonheur de la voir quelquefois m’en dédommagera.
Cet article de ma lettre est aussi la seule réponse que je puisse faire à vos menaces, sur le sort que vous destinez à Mlle de Volanges, & que vous voulez rendre dépendant de ma conduite. Ce serait vous tromper, que vous promettre davantage. Un vil séducteur peut plier ses projets aux circonstances, & calculer avec les événements : mais l’amour qui m’anime ne me permet que deux sentiments : le courage & la constance.
Qui, moi ! consentir à être oublié de Mlle de Volanges, à l’oublier moi-même ? non, non, jamais. Je lui serai fidèle ; elle en a reçu le serment, & je le renouvelle en ce jour. Pardon, Madame, je m’égare, il faut revenir.
Il me reste un autre objet à traiter avec vous ; celui des lettres que vous me demandez. Je suis vraiment peiné d’ajouter un refus aux torts que vous me trouvez déjà : mais, je vous en supplie, écoutez mes raisons, & daignez vous souvenir, pour les apprécier, que la seule consolation au malheur d’avoir perdu votre amitié, est l’espoir de conserver votre estime.
Les lettres de Mlle de Volanges, toujours si précieuses pour moi, me le deviennent bien plus dans ce moment. Elles sont l’unique bien qui me reste ; elles seules me retracent encore un sentiment qui fait tout le charme de ma vie. Cependant, vous pouvez m’en croire, je ne balancerais pas un instant à vous en faire le sacrifice, & le regret d’en être privé céderait au désir de vous prouver ma déférence respectueuse ; mais des considérations plus puissantes me retiennent & je m’assure que vous-même vous ne pourrez les blâmer.
Vous avez, il est vrai, le secret de Mlle de Volanges ; mais permettez-moi de le dire, je suis autorisé à croire que c’est l’effet de la surprise, & non de la confiance. Je ne prétends pas blâmer une démarche qu’autorise, peut-être, la sollicitude maternelle. Je respecte vos droits, mais ils ne vont pas jusqu’à me dispenser de mes devoirs. Le plus sacré de tous est de ne jamais trahir la confiance qu’on nous accorde. Ce serait y manquer que d’exposer aux yeux d’un autre les secrets d’un cœur qui n’a voulu les dévoiler qu’aux miens. Si Mademoiselle votre fille consent à vous les confier, qu’elle parle ; mes lettres vous sont inutiles. Si elle veut au contraire les renfermer en elle-même, vous n’attendez pas, sans doute, que ce soit moi qui vous en instruise.
Quant au mystère dans lequel vous désirez que cet événement reste enseveli, soyez tranquille, Madame ; sur tout ce qui intéresse Mlle de Volanges, je peux défier le cœur même d’une mère. Pour achever de vous ôter toute inquiétude, j’ai prévu à tout. Ce dépôt précieux, qui portait jusqu’ici pour suscription : papiers à brûler, porte à présent : papiers appartenant à Mme de Volanges. Ce parti que je prends doit vous prouver encore que mes refus ne portent pas sur la crainte que vous trouviez dans ces lettres un seul sentiment dont vous ayez personnellement à vous plaindre.
Voilà, Madame, une bien longue lettre. Elle ne le serait pas encore assez, si elle vous laissait le moindre doute de l’honnêteté de mes sentiments, du regret bien sincère de vous avoir déplu, & du profond respect avec lequel je ne cesserai jamais d’être, etc.
De … ce 9 septembre 17…


Lettre LXV

Du Chevalier Danceny à Cécile Volanges (Envoyée ouverte à la Marquise de Merteuil dans la lettre 66 du Vicomte de Valmont.)

Ô ! ma Cécile, qu’allons-nous devenir ? que Dieu nous sauvera des malheurs qui nous menacent ? Que l’amour nous donne au moins le courage de les supporter ! Comment vous peindre mon étonnement, mon désespoir à la vue de mes lettres, à la lecture du billet de Mme de Volanges ? qui a pu nous trahir ? sur qui tombent vos soupçons ? auriez-vous commis quelque imprudence ? que faites-vous à présent ? que vous a-t-on dit ? Je voudrais tout savoir, & j’ignore tout. Peut-être, vous-même, n’êtes-vous pas plus instruite que moi.
Je vous envoie le billet de votre Maman, & la copie de ma réponse. J’espère que vous approuverez ce que je lui dis. J’ai bien besoin que vous approuviez aussi les démarches que j’ai faites depuis ce fatal événement ; elles ont toutes pour but d’avoir de vos nouvelles, de vous donner des miennes. Que sait-on ? peut-être de vous revoir encore, & plus librement que jamais.
Concevez-vous, ma Cécile, quel plaisir de nous retrouver ensemble, de pouvoir nous jurer de nouveau un amour éternel, & de voir dans nos yeux, de sentir dans nos âmes que ce serment ne sera pas trompeur ? Quelles peines un moment si doux ne ferait-il pas oublier ? Hé bien, j’ai l’espoir de le voir naître, & je le dois à ces mêmes démarches que je vous supplie d’approuver. Que dis-je ? je le dois aux soins consolateurs de l’ami le plus tendre ; & mon unique demande est que vous permettez que cet ami soit aussi le vôtre.
Peut-être ne devais-je pas donner votre confiance sans votre aveu ? mais j’ai pour excuse le malheur & la nécessité. C’est l’amour qui m’a conduit ; c’est lui qui réclame votre indulgence, qui vous demande de pardonner une confidence nécessaire & sans laquelle nous restions peut-être à jamais séparés. Vous connaissez l’ami dont je vous parle ; il est celui de la femme que vous aimez le mieux. C’est le vicomte de Valmont.
Mon projet, en m’adressant à lui, était d’abord de le prier d’engager Mme de Merteuil à se charger d’une lettre pour vous. Il n’a pas cru que ce moyen pût réussir ; mais au défaut de la maîtresse, il répond de la femme-de-chambre, qui lui a des obligations. Ce sera elle qui vous remettra cette lettre & vous pourrez lui donner votre réponse.
Ce secours ne nous sera guère utile, si, comme le croit M. de Valmont, vous partez incessamment pour la campagne. Mais alors c’est lui-même qui veut nous servir. La femme chez qui vous allez est sa parente. Il profitera de ce prétexte pour s’y rendre dans le même temps que vous ; & ce sera par lui que passera notre correspondance mutuelle. Il assure même que, si vous voulez vous laisser conduire, il nous procurera les moyens de nous y voir, sans risquer de vous compromettre en rien.
A présent, ma Cécile, si vous m’aimez, si vous plaignez mon malheur, si, comme je l’espère, vous partagez mes regrets, refuserez-vous votre confiance à un homme qui sera notre ange tutélaire ? Sans lui, je serais réduit au désespoir de ne pouvoir même adoucir les chagrins que je vous cause. Ils finiront, je l’espère : mais, ma tendre amie, promettez-moi de ne pas trop vous y livrer ; de ne point vous en laisser abattre. L’idée de votre douleur m’est un tourment insupportable. Je donnerais ma vie pour vous rendre heureuse ! Vous le savez bien. Puisse la certitude d’être adorée porter quelque consolation dans votre âme ! La mienne a besoin que vous m’assuriez que vous pardonnez à l’amour les maux qu’il vous fait souffrir.
Adieu, ma Cécile ; adieu, ma tendre amie.
De … ce 9 septembre 17…


Lettre LXVI

Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

Vous verrez, ma belle amie, en lisant les deux lettres ci-jointes, si j’ai bien rempli votre projet. Quoique toutes deux soient datées d’aujourd’hui, elles ont été écrites hier, chez moi & sous mes yeux : celle à la petite fille dit tout ce que nous voulions. On ne peut que s’humilier devant la profondeur de vos vues, si on en juge par le succès de vos démarches. Danceny est tout de feu ; & sûrement à la première occasion vous n’aurez plus de reproches à lui faire. Si sa belle ingénue veut être docile, tout sera terminé peu de temps après son arrivée à la campagne ; j’ai cent moyens tous prêts. Grâce à vos soins, me voilà bien décidément l’ami de Danceny : il ne lui manque plus que d’être prince.
Il est encore bien jeune, ce Danceny ! croiriez-vous que je n’ai jamais pu obtenir de lui qu’il promit à la mère de renoncer à son amour ; comme s’il était bien gênant de promettre, quand on est décidé à ne pas tenir ! Ce serait tromper, me répétait-il sans cesse : ce scrupule n’est-il pas édifiant, surtout en voulant coucher avec la fille ? Voilà bien les hommes ! tous également scélérats dans leurs projets, ce qu’ils mettent de faiblesse dans l’exécution, ils l’appellent probité.
C’est votre affaire d’empêcher que Mme de Volanges ne s’effarouche de la petite fermentation de sentiment que notre jeune homme a mise dans sa lettre ; préservez-nous du couvent ; tâchez aussi de faire abandonner la demande des lettres de la petite. D’abord il ne les rendra point, il ne le veut pas, & je suis de son avis ; ici l’amour & la raison sont d’accord. Je les ai lues ces lettres, j’en ai dévoré l’ennui. Elles peuvent devenir utiles. Je m’explique.
Malgré toute la prudence que nous mettrons, il peut arriver un éclat ; il ferait manquer le mariage, n’est-il pas vrai ? & échouer tous nos projets Gercourt. Mais comme, pour mon compte, j’ai aussi à me venger de la mère, je me réserve en ce cas de déshonorer la fille. Que sait-on ? il peut s’engager un procès. Alors, en choisissant bien dans cette correspondance, & n’en produisant qu’une partie, la petite Volanges paraîtrait avoir fait toutes les premières démarches, & s’être absolument jetée à la tête. Quelques-unes des lettres pourraient même compromettre la mère, & l’entacheraient au moins d’un négligence impardonnable. Je sens bien que le scrupuleux Danceny se révolterait d’abord ; mais comme il serait personnellement attaqué, je crois qu’on en viendrait à bout. Il y a mille à parier contre un que la chance ne tournera pas ainsi ; mais il faut tout prévoir.
Adieu, ma belle amie : vous seriez bien aimable de venir souper demain chez la maréchale de *** ; je n’ai pas pu refuser.
J’imagine que je n’ai pas besoin de vous recommander le secret vis-à-vis de Mme de Volanges, sur mon projet de campagne ; elle aurait bientôt celui de rester à la ville : au lieu qu’une fois arrivée, elle ne repartira pas le lendemain ; & si elle nous donne seulement huit jours, je réponds de tout.
De … ce 9 septembre 17…


Lettre LXVII

De la Présidente Tourvel au Vicomte de Valmont

Je ne voulais plus vous répondre, Monsieur, & peut-être l’embarras que j’éprouve en ce moment est-il lui-même une preuve qu’en effet je ne le devrais pas. Cependant je ne veux vous laisser aucun sujet de plainte contre moi ; je veux vous convaincre que j’ai fait pour vous tout ce que je pouvais faire.
Je vous ai permis de m’écrire, dites-vous ? J’en conviens ; mais quand vous me rappelez cette permission, croyez-vous que j’oublie à quelles conditions elle vous fut donnée ? Si j’y eusse été aussi fidèle que vous l’avez été peu, auriez-vous reçu une seule réponse de moi ? Voilà pourtant la troisième ; & quand vous faites tout ce qu’il faut pour m’obliger à rompre cette correspondance, c’est moi qui m’occupe des moyens de l’entretenir. Il en est un, mais c’est le seul ; & si vous refusez de le prendre, ce sera, quoique vous puissiez dire, me prouver assez combien peu vous y mettez de prix.
Quittez donc un langage que je ne puis ni ne veux entendre ; renoncez à un sentiment qui m’offense & m’effraie, & auquel, peut-être, vous devriez être moins attaché en songeant qu’il est l’obstacle qui nous sépare. Ce sentiment est-il donc le seul que vous puissiez connaître ? & l’amour aura-t-il ce tort de plus à mes yeux, d’exclure l’amitié ? vous-même, auriez-vous celui de ne pas vouloir pour votre amie, celle en qui vous avez désiré des sentiments plus tendres ? Je ne veux pas le croire : cette idée humiliante me révolterait, m’éloignerait de vous sans retour.
En vous offrant mon amitié, Monsieur, je vous donne tout ce qui est à moi, tout ce dont je puis disposer. Que pouvez-vous désirer davantage ? Pour me livrer à ce sentiment si doux, si bien fait pour mon cœur, je n’attends que votre aveu ; que la parole, que j’exige, qu’il suffira à votre bonheur. J’oublierai tout ce qu’on a pu me dire ; je me reposerai sur vous du soin de justifier mon choix.
Vous voyez ma franchise. Elle doit vous prouver ma confiance. Il ne tiendra qu’à vous de l’augmenter encore : mais je vous préviens que le premier mot d’amour la détruit à jamais, & me rend toutes mes craintes ; que surtout il deviendra pour moi le signal d’un silence éternel vis-à-vis de vous.
Si, comme vous le dites, vous êtes revenu de vos erreurs, n’aimerez-vous pas mieux être l’objet de l’amitié d’une femme honnête, que celui des remords d’une femme coupable ? Adieu, Monsieur ; vous sentez qu’après avoir parlé ainsi, je ne puis plus rien dire que vous ne m’ayez répondu.
De … 9 septembre 17…


Lettre LXVIII

Du Vicomte de Valmont à la Présidente Tourvel

Comment répondre, Madame, à votre dernière lettre ? Comment oser être vrai, quand ma sincérité peut me perdre auprès de vous ? N’importe, il le faut ; j’en aurai le courage. Je me dis, je me répète, qu’il vaut mieux vous mériter que vous obtenir ; & dussiez-vous me refuser toujours un bonheur que je désirerai sans cesse, il faut vous prouver au moins que mon cœur en est digne.
Quel dommage que, comme vous le dites, je sois revenu de mes erreurs ! avec quels transports de joie j’aurais lu cette même lettre à laquelle je tremble de répondre aujourd’hui ! Vous m’y parlez avec franchise, vous me témoignez de la confiance, vous m’offrez enfin votre amitié : que de biens, Madame, & quels regrets de ne pouvoir en profiter ! Pourquoi ne suis-je plus le même ?
Si je l’étais en effet ; si je n’avais pour vous qu’un goût ordinaire, que ce goût léger, enfant de la séduction & du plaisir, qu’aujourd’hui pourtant l’on nomme amour, je me hâterais de tirer avantage de tout ce que je pourrais obtenir. Peu délicat sur les moyens, pourvu qu’ils me procurassent le succès, j’encouragerais votre franchise par le besoin de vous deviner ; je désirerais votre confiance, dans le dessein de la trahir ; j’accepterais votre amitié, dans l’espoir de l’égarer… Quoi ! Madame, ce tableau vous effraie ?… hé bien ! il serait pourtant tracé d’après moi, si je vous disais que je consens à n’être que votre ami…
Qui, moi ! je consentirais à partager avec quelqu’un un sentiment émané de votre âme ? Si jamais je vous le dis, ne me croyez plus. De ce moment je chercherai à vous tromper ; je pourrai vous désirer encore, mais à coup sûr je ne vous aimerai plus.
Ce n’est pas que l’aimable franchise, la douce confiance, la sensible amitié, soient sans prix à mes yeux… Mais l’amour ! l’amour véritable, & tel que vous l’inspirez, en réunissant tous ces sentiments, en leur donnant plus d’énergie, ne saurait se prêter, comme eux, à cette tranquillité, à cette froideur de l’âme, qui permet des comparaisons, qui souffre même des préférences. Non, Madame, je ne serai point votre ami ; je vous aimerai de l’amour le plus tendre, & même le plus ardent, quoique le plus respectueux. Vous pourrez le désespérer, mais non l’anéantir.
De quel droit prétendez-vous disposer d’un cœur dont vous refusez l’hommage ? Par quel raffinement de cruauté m’enviez-vous jusqu’au bonheur de vous aimer ? Celui-là est à moi. Il est indépendant de vous ; je saurai le défendre. S’il est la source de mes maux, il en est aussi le remède.
Non, encore une fois, non. Persistez dans vos refus cruels, mais laissez-moi mon amour. Vous vous plaisez à me rendre malheureux ? eh bien ! soit ; essayez de lasser mon courage, je saurai vous forcer au moins à décider de mon sort ; et, peut-être, quelque jour, vous me rendrez plus de justice. Non que j’espère vous rendre jamais sensible : mais sans être persuadée, vous serez convaincue ; vous vous direz : Je l’avais mal jugé.
Disons mieux, c’est à vous que vous faites injustice. Vous connaître sans vous aimer, vous aimer sans être constant, sont tous deux également impossibles ; & malgré la modestie qui vous pare, il doit vous être plus facile de vous plaindre, que de vous étonner, des sentiments que vous faites naître. Pour moi, dont le seul mérite est d’avoir su vous apprécier, je ne veux pas le perdre ; & loin de consentir à vos offres insidieuses, je renouvelle à vos pieds le serment de vous aimer toujours.
De … 10 septembre 17…


Lettre LXIX

De Cécile Volanges au Chevalier Danceny (Billet écrit au crayon, & recopié par Danceny.)

Vous me demandez ce que je fais : je vous aime, & je pleure. Ma mère ne me parle plus ; elle m’a ôté papier, plumes & encre ; je me sers d’un crayon, qui par bonheur m’est resté, & je vous écris sur un morceau de votre lettre. Il faut bien que j’approuve tout ce que vous avez fait ; je vous aime trop pour ne pas prendre tous les moyens d’avoir de vos nouvelles & de vous donner des miennes. Je n’aimais pas M. de Valmont, & je ne le croyais pas tant votre ami, je tâcherai de m’accoutumer à lui, & je l’aimerai à cause de vous. Je ne sais pas qui est-ce qui nous a trahis ; ce ne peut être que ma femme de chambre ou mon confesseur. Je suis bien malheureuse : nous partons demain pour la campagne ; j’ignore pour combien de temps. Mon Dieu ! ne plus vous voir ! Je n’ai plus de place. Adieu ; tâchez de me lire. Ces mots tracés au crayon s’effaceront peut-être, mais jamais les sentiments gravés dans mon cœur.
De … 10 septembre 17…


Lettre LXX

Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

J’ai un avis important à vous donner, ma chère amie. Je soupai hier, comme vous savez, chez la maréchale de : on y parla de vous, & j’en dis, comme vous pouvez croire, non pas tout le bien que j’en pense, mais tout celui que je n’en pense pas. Tout le monde paraissait être de mon avis, & la conversation languissait, comme il arrive toujours quand on ne dit que du bien de son prochain, lorsqu’il s’éleva un contradicteur ; c’était Prévan.
« A Dieu ne plaise, dit-il en se levant, que je doute de la sagesse de Mme de Merteuil ! mais j’oserais croire qu’elle la doit plus à sa légèreté qu’à ses principes. Il est peut-être plus difficile de la suivre que de lui plaire ; & comme on ne manque guère en courant après une femme d’en rencontrer d’autres sur son chemin ; comme, à tout prendre, ces autres-là peuvent valoir autant ou mieux qu’elle, les uns sont distraits par un goût nouveau, d’autres s’arrêtent de lassitude ; & c’est peut-être la femme de Paris qui a eu le moins à se défendre. Pour moi, ajouta-t-il (encouragé par le sourire de quelques femmes), je ne croirai à la vertu de Mme de Merteuil, qu’après avoir crevé six chevaux à lui faire ma cour. »
Cette mauvaise plaisanterie réussit, comme toutes celles qui tiennent à la médisance ; & pendant le rire qu’elle excitait, Prévan reprit sa place, & la conversation générale changea. Mais les deux comtesses de ***, auprès de qui était notre incrédule, en firent avec lui leur conversation particulière, qu’heureusement je me trouvais à portée d’entendre.
Le défi de vous rendre sensible a été accepté ; la parole de tout dire a été donnée ; & de toutes celles qui se donneraient dans cette aventure, ce serait sûrement la plus religieusement gardée. Mais vous voilà bien avertie, & vous savez le proverbe.
Il me reste à vous dire que ce Prévan, que vous connaissez peu, est infiniment aimable, & encore plus adroit. Que si quelquefois vous m’avez entendu dire le contraire, c’est seulement que je ne l’aime pas, que je me plais à contrarier ses succès & que je n’ignore pas de quel poids est mon suffrage auprès d’une trentaine de nos femmes les plus à la mode.
En effet, je l’ai empêché longtemps, par ce moyen, de paraître sur ce que nous appelons le grand théâtre ; & il faisait des prodiges, sans en avoir plus de réputation. Mais l’éclat de sa triple aventure, en fixant les yeux sur lui, lui a donné cette confiance qui lui manquait jusque là, & l’a rendu vraiment redoutable. C’est enfin aujourd’hui le seul homme, peut-être, que je craindrais de rencontrer sur mon chemin ; & votre intérêt à part, vous me rendrez un vrai service de lui donner quelque ridicule, chemin faisant. Je le laisse en bonnes mains ; & j’ai l’espoir qu’à mon retour ce sera un homme noyé,
Je vous promets, en revanche, de mener à bien l’aventure de votre pupille, & de m’occuper d’elle autant que de ma belle prude.
Celle-ci vient de m’envoyer un projet de capitulation. Toute sa lettre annonce le désir d’être trompée. Il est impossible d’en offrir un moyen plus commode & aussi plus usé. Elle veut que je sois son ami. Mais moi, qui aime les méthodes nouvelles & difficiles, je ne prétends pas l’en tenir quitte à si bon marché ; & assurément je n’aurai pas pris tant de peine auprès d’elle, pour terminer par une séduction ordinaire.
Mon projet, au contraire, est qu’elle sente, qu’elle sente bien la valeur & l’étendue de chacun des sacrifices qu’elle me fera ; de ne pas la conduire si vite, que le remords ne puisse la suivre ; de faire expirer sa vertu dans une lente agonie ; de la fixer sans cesse sur ce désolant spectacle ; & de ne lui accorder le bonheur de m’avoir dans ses bras, qu’après l’avoir forcée à n’en plus dissimuler le désir. Au fait, je vaux bien peu, si je ne vaux la peine d’être demandé. Et puis-je me venger moins d’une femme hautaine, qui semble rougir d’avouer qu’elle m’adore ?
J’ai donc refusé la précieuse amitié & m’en suis tenu à mon titre d’amant. Comme je ne me dissimule pas que ce titre, qui ne paraît d’abord qu’une dispute de mots, est pourtant d’une importance réelle à obtenir, j’ai mis beaucoup de soin à ma lettre, & j’ai tâché d’y mettre ce désordre, qui peut seul peindre le sentiment. J’ai enfin déraisonné le plus qu’il m’a été possible : car sans déraisonnement, point de tendresse ; & c’est je crois, par cette raison, que les femmes nous sont si supérieures dans les lettres d’amour.
J’ai fini la mienne par une cajolerie, & c’est encore une suite de mes profondes observations. Après que le cœur d’une femme a été exercé quelque temps, il a besoin de repos ; & j’ai remarqué qu’une cajolerie était, pour toutes, l’oreiller le plus doux à leur offrir.
Adieu, ma belle amie. Je pars demain. Si vous avez des ordres à me donner pour la comtesse de, je m’arrêterai chez elle, au moins pour dîner. Je suis fâché de partir sans vous voir. Faites-moi passer vos sublimes instructions & aidez-moi de vos sages conseils, dans ce moment décisif.
Surtout, défendez-vous de Prévan ; & puissé-je un jour vous dédommager de ce sacrifice ! Adieu.
De … ce 11 septembre 17…


Lettre LXXI

Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

Mon étourdi de chasseur n’a-t-il pas laissé mon portefeuille à Paris ! Les lettres de ma belle, celle de Danceny pour la petite Volanges, tout est resté, & j’ai besoin de tout. Il va partir pour réparer sa sottise ; & tandis qu’il selle son cheval, je vous raconterai mon histoire de cette nuit : car je vous prie de croire que je ne perds pas mon temps.
L’aventure, par elle-même, est bien peu de chose ; ce n’est qu’un réchauffé avec la vicomtesse de M***. Mais elle m’a intéressé par les détails. Je suis bien aise d’ailleurs de vous faire voir que si j’ai le talent de perdre les femmes, je n’ai pas moins, quand je veux, celui de les sauver. Le parti le plus difficile ou le plus gai est toujours celui que je prends ; & je ne me reproche pas une bonne action, pourvu qu’elle m’exerce ou m’amuse.
J’ai donc trouvé la vicomtesse ici, & comme elle joignait ses instances aux persécutions qu’on me faisait pour passer la nuit au château : « Eh bien ! j’y consens, lui dis-je, à condition que je la passerai avec vous. - Cela m’est impossible, me répondit-elle, Pressac est ici. » Jusques-là je n’avais cru que lui dire une honnêteté : mais ce mot d’impossible me révolta comme de coutume. Je me sentis humilié d’être sacrifié à Pressac, & je résolus de ne le pas souffrir : j’insistai donc.
Les circonstances ne m’étaient pas favorables. Ce Pressac a eu la gaucherie de donner de l’ombrage au vicomte ; en sorte que la Vicomtesse ne peut plus le recevoir chez elle : & ce voyage chez la bonne Comtesse avait été concerté entre eux, pour tâcher d’y dérober quelques nuits. Le vicomte avait même d’abord montré de l’humeur d’y rencontrer Pressac ; mais comme il est encore plus chasseur que jaloux, il n’en est pas moins resté : & la Comtesse, toujours telle que vous la connaissez, après avoir logé la femme dans le grand corridor, a mis le mari d’un côté, l’amant de l’autre, & les a laissés s’arranger entre eux. Le mauvais destin de tous deux a voulu que je fusse logé vis-à-vis.
Ce jour-là même, c’est-à-dire hier, Pressac, qui, comme vous pouvez croire, cajole le Vicomte, chassait avec lui malgré son peu de goût pour la chasse, & comptait bien se consoler la nuit, entre les bras de la femme, de l’ennui que le mari lui causait tout le jour : mais moi, je jugeai qu’il aurait besoin de repos, & je m’occupai des moyens de décider sa maîtresse à lui laisser le temps d’en prendre.
Je réussis, & j’obtins qu’elle lui ferait une querelle de cette même partie de chasse, à laquelle, bien évidemment, il n’avait consenti que pour elle. On ne pouvait prendre un plus mauvais prétexte : mais nulle femme n’a mieux que la vicomtesse ce talent, commun à toutes, de mettre l’humeur à la place de la raison, & de n’être jamais si difficile à apaiser que quand elle a tort. Le moment d’ailleurs n’était pas commode pour les explications, & ne voulant qu’une nuit, je consentais qu’ils se raccommodassent le lendemain.
Pressac fut donc boudé à son retour. Il voulut en demander la cause, on le querella. Il essaya de se justifier ; le mari, qui était présent, servit de prétexte pour rompre la conversation ; il tenta enfin de profiter d’un moment où le mari était absent, pour demander qu’on voulût bien l’entendre le soir : ce fut alors que la Vicomtesse devint sublime. Elle s’indigna contre l’audace des hommes qui, parce qu’ils ont éprouvé les bontés d’une femme, croient avoir le droit d’en abuser encore, même alors qu’elle a à se plaindre d’eux ; & ayant changé de thèse par cette adresse, elle parla si bien délicatesse & sentiment, que Pressac resta muet & confus ; & que moi-même j’étais tenté de croire qu’elle avait raison : car vous saurez que comme ami de tous deux, j’étais en tiers dans cette conversation.
Enfin, elle déclara positivement qu’elle n’ajouterait pas les fatigues de l’amour à celles de la chasse, & qu’elle se reprocherait de troubler d’aussi doux plaisirs. Le mari rentra. Le désolé Pressac, qui n’avait plus la liberté de répondre, s’adressa à moi ; & après m’avoir conté fort longuement ses raisons, que je savais aussi bien que lui, il me pria de parler à la vicomtesse, & je le lui promis. Je lui parlai en effet ; mais ce fut pour la remercier, & convenir avec elle de l’heure & des moyens de notre rendez-vous.
Elle me dit que, logée entre son mari & son amant, elle avait trouvé plus prudent d’aller chez Pressac que de le recevoir dans son appartement ; & que puisque je logeais vis-à-vis d’elle, elle croyait plus sûr aussi de venir chez moi ; qu’elle s’y rendrait aussitôt que sa femme de chambre l’aurait laissée seule ; que je n’avais qu’à tenir ma porte entr’ouverte & l’attendre.
Tout s’exécuta comme nous en étions convenus ; & elle arriva chez moi vers une heure du matin,
… Dans le simple appareil
D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil.
Comme je n’ai point de vanité, je ne m’arrête pas aux détails de la nuit : mais vous me connaissez, & j’ai été content de moi.
Au point du jour, il a fallu se séparer. C’est ici que l’intérêt commence. L’étourdie avait cru laisser sa porte entr’ouverte, nous la trouvâmes fermée, & la clef était restée en dedans : vous n’avez pas d’idée de l’expression de désespoir avec laquelle la Vicomtesse me dit aussitôt : « Ah ! je suis perdue ! » Il faut convenir qu’il eût été plaisant de la laisser dans cette situation : mais pouvais-je souffrir qu’une femme fût perdue pour moi, sans l’être par moi ? Et devais-je, comme le commun des hommes, me laisser maîtriser par les circonstances ? Il fallait donc trouver un moyen. Qu’eussiez-vous fait, ma belle amie ? Voici ma conduite, & elle a réussi.
J’eus bientôt reconnu que la porte en question pouvait s’enfoncer, en se permettant de faire beaucoup de bruit. J’obtins donc de la vicomtesse, non sans peine, qu’elle jetterait des cris perçants & d’effroi, comme au voleur à l’assassin, etc., Et nous convînmes qu’au premier cri, j’enfoncerais la porte, & qu’elle courrait à son lit. Vous ne sauriez croire combien il fallut de temps pour la décider, même après qu’elle eut consenti. Il fallut pourtant finir par là. Elle cria en effet, & au premier coup de pied la porte céda.
La vicomtesse fit bien de ne pas perdre de temps ; car au même instant, le vicomte & Pressac furent dans le corridor ; & la femme de chambre accourut aussi à la chambre de sa maîtresse.
J’étais seul de sang-froid, & j’en profitai pour aller éteindre une veilleuse qui brûlait encore & la renverser par terre ; car vous jugez combien il eût été ridicule de feindre cette terreur panique, en ayant de la lumière dans sa chambre. Je querellai ensuite le mari & l’amant sur leur sommeil léthargique, en les assurant que les cris auxquels j’étais accouru, & mes efforts pour enfoncer la porte, avaient duré au moins cinq minutes.
La Vicomtesse, qui avait retrouvé son courage dans son lit me seconda assez bien, & jura ses grands Dieux qu’il y avait un voleur dans son appartement ; elle protesta avec plus de sincérité, que de la vie elle n’avait eu tant de peur. Nous cherchions partout & nous ne trouvions rien, lorsque je fis apercevoir la veilleuse renversée & conclus que, sans doute, un rat avait causé le dommage & la frayeur ; mon avis passa tout d’une voix ; & après quelques plaisanteries rebattues sur les rats, le Vicomte s’en alla le premier regagner sa chambre & son lit, en priant sa femme d’avoir à l’avenir des rats plus tranquilles.
Pressac, resté seul avec nous, s’approcha de la Vicomtesse pour lui dire tendrement que c’était une vengeance de l’amour ; à quoi elle répondit en me regardant : « Il était donc bien en colère, car il s’est beaucoup vengé ; mais, ajouta-t-elle, je suis rendue de fatigue, & je veux dormir. »
J’étais dans un moment de bonté ; en conséquence, avant de nous séparer, je plaidai la cause de Pressac, & j’amenai le raccommodement. Les deux amants s’embrassèrent, & je fus à mon tour embrassé par tous deux. Je ne me souciais plus des baisers de la Vicomtesse : mais j’avoue que celui de Pressac me fit plaisir. Nous sortîmes ensemble ; & après avoir reçu ses longs remerciements, nous allâmes chacun nous remettre au lit.
Si vous trouvez cette histoire plaisante, je ne vous en demande pas le secret. A présent que je m’en suis amusé, il est juste que le public ait son tour. Pour le moment, je ne parle que de l’histoire ; peut-être bientôt en dirons-nous autant de l’héroïne ?
Adieu, il y a une heure que mon chasseur attend ; je ne prends plus que le moment de vous embrasser & de vous recommander surtout de vous garder de Prévan.
Du château de … 15 septembre 17…


Lettre LXXII

Du Chevalier Danceny à Cécile Volanges (Remise seulement le 14.)

O ma Cécile ! que j’envie le sort de Valmont ! demain il vous verra. C’est lui qui vous remettra cette lettre ; & moi, languissant loin de vous, je traînerai ma pénible existence entre les regrets & le malheur. Mon amie, ma tendre amie, plaignez-moi de mes maux ; surtout plaignez-moi des vôtres : c’est contre eux que le courage m’abandonne.
Qu’il m’est affreux de causer votre malheur ! sans moi vous seriez heureuse & tranquille. Me pardonnez-vous ? dites ! ah ! dites que vous me pardonnez ; dites-moi aussi que vous m’aimez, que vous m’aimerez toujours. J’ai besoin que vous me le répétiez. Ce n’est pas que j’en doute : mais il me semble que plus on en est sûr, & plus il est doux de se l’entendre dire. Vous m’aimez, n’est-ce pas ? oui, vous m’aimez de toute votre âme. Je n’oublie pas que c’est la dernière parole que je vous ai entendu prononcer. Comme je l’ai recueillie dans mon cœur ! comme elle s’y est profondément gravée ! & avec quels transports le mien y a répondu !
Hélas ! dans ce moment de bonheur, j’étais loin de prévoir le sort affreux qui nous attendait. Occupons-nous, ma Cécile, des moyens de l’adoucir. Si j’en crois mon ami, il suffira pour y réussir, que vous preniez en lui une confiance qu’il mérite.
J’ai été peiné, je l’avoue, de l’idée désavantageuse que vous paraissez avoir de lui. J’y ai reconnu les préventions de votre maman : c’était pour m’y soumettre que j’avais négligé, depuis quelque temps, cet homme vraiment aimable, qui aujourd’hui fait tout pour moi ; qui enfin travaille à nous réunir, lorsque votre maman nous a séparés. Je vous en conjure, ma chère amie, voyez-le d’un œil plus favorable. Songez qu’il est mon ami, qu’il veut être le vôtre, qu’il peut me rendre le bonheur de vous voir. Si ces raisons ne vous ramènent pas, ma Cécile, vous ne m’aimez pas autant que je vous aime, vous ne m’aimez plus autant que vous m’aimiez. Ah ! si jamais vous deviez m’aimer moins, il me serait bien plus facile d’en mourir que de m’en consoler. Mais non, le cœur de ma Cécile est à moi, il y est pour la vie ; & si j’ai à craindre les peines d’un amour malheureux, sa constance au moins me sauvera les tourments d’un amour trahi.
Adieu, ma charmante amie ; n’oubliez pas que je souffre, & qu’il ne tient qu’à vous de me rendre heureux, parfaitement heureux. Ecoutez le vœu de mon cœur, & recevez les plus tendres baisers de l’amour.
Paris, ce 11 septembre 17…


Lettre LXXIII

Du Vicomte de Valmont à Cécile Volanges (Jointe à la précédente)

L’ami qui vous sert a su que vous n’aviez rien de ce qu’il vous fallait pour écrire, & il y a déjà pourvu. Vous trouverez dans l’antichambre de l’appartement que vous occupez, sous la grande armoire à main gauche, une provision de papier, de plumes & d’encre, qu’il renouvellera quand vous voudrez, & qu’il lui semble que vous pouvez laisser à cette même place, si vous ne lui trouvez pas un asile plus sûr.
Il vous demande de ne pas vous offenser, s’il a l’air de ne faire aucune attention à vous dans le cercle, & de ne vous y regarder que comme un enfant. Cette conduite lui paraît nécessaire pour inspirer la sécurité dont il a besoin, & travailler plus efficacement au bonheur de son ami & au vôtre. Il tâchera de faire naître les occasions de vous parler, quand il aura quelque chose à vous apprendre ou à vous remettre ; & il espère y parvenir, si vous mettez du zèle à le seconder.
Il vous conseille aussi de lui rendre, à mesure, les lettres que vous aurez reçues, afin de risquer moins de vous compromettre.
Il finit par vous assurer que si vous lui donnez votre confiance, il mettra tous ses soins à adoucir la persécution qu’une mère trop cruelle fait éprouver à deux personnes, dont l’une est déjà son meilleur ami, & l’autre lui paraît mériter l’intérêt le plus tendre.
Au château de… 14 septembre 17…


Lettre LXXIV

De la Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

Eh ! depuis quand, mon ami, vous effrayez-vous si facilement ? ce Prévan est donc bien redoutable ? Mais voyez combien je suis simple & modeste ! Je l’ai rencontré souvent, ce superbe vainqueur : à peine l’avais-je regardé ! Il ne fallait pas moins que votre lettre pour m’y faire faire attention. J’ai réparé mon injustice hier. Il était à l’Opéra, presque vis-à-vis de moi, & je m’en suis occupée. Il est joli au moins, mais très joli ; des traits fins & délicats ! il doit gagner à être vu de près. Et vous dites qu’il veut m’avoir ? assurément il me fera honneur & plaisir. Sérieusement, j’en ai fantaisie, & je vous confie ici que j’ai fait les premières démarches. Je ne sais pas si elles réussiront. Voilà le fait.
Il était à deux pas de moi, à la sortie de l’Opéra, & j’ai donné, très haut, rendez-vous à la Marquise de *** pour souper le vendredi chez la Maréchale. C’est je crois la seule maison où je peux le rencontrer. Je ne doute pas qu’il ne m’ait entendue… Si l’ingrat allait n’y pas venir ? Mais, ditez-moi donc, croyez-vous qu’il y vienne ? Savez-vous que s’il n’y vient pas, j’aurai de l’humeur toute la soirée ? Vous voyez qu’il ne trouvera pas tant de difficulté à me suivre ; & ce qui vous étonnera davantage, c’est qu’il en trouvera moins encore à me plaire. Il veut, dit-il, crever six chevaux à me faire sa cour ! Oh ! je sauverai la vie à ces chevaux-là. Je n’aurai jamais la patience d’attendre si longtemps. Vous savez qu’il n’est pas dans mes principes de faire languir, quand une fois je suis décidée, & je le suis pour lui.
Oh ! çà, convenez qu’il y a plaisir à me parler raison ! Votre avis important n’a-t-il pas un grand succès ? Mais que voulez-vous ? je végète depuis si longtemps ! Il y a plus de six semaines que je ne me suis pas permis une gaieté. Celle-là se présente ; puis-je me la refuser ? le sujet n’en vaut-il pas la peine ? en est-il de plus agréable, dans quelque sens que vous preniez ce mot ?
Vous-même, vous êtes forcé de lui rendre justice ; vous faites plus que le louer, vous en êtes jaloux. Eh bien ! je m’établis juge entre vous deux : mais d’abord il faut s’instruire, & c’est ce que je veux faire. Je serai juge intègre, & vous serez pesés tous deux dans la même balance. Pour vous, j’ai déjà vos mémoires, & votre affaire est parfaitement instruite. N’est-il pas juste que je m’occupe à présent de votre adversaire ? Allons, exécutez-vous de bonne grâce ; et, pour commencer, apprenez-moi, je vous prie, quelle est cette triple aventure dont il est le héros. Vous m’en parlez comme si je ne connaissais autre chose, & je n’en sais pas le premier mot. Apparemment elle se sera passée pendant mon voyage à Genève, & votre jalousie vous aura empêché de me l’écrire. Réparez cette faute au plus tôt songez que rien de ce qui l’intéresse ne m’est étranger. Il me semble bien qu’on en parlait encore à mon retour : mais j’étais occupée d’autre chose, & j’écoute rarement en ce genre tout ce qui n’est pas du jour ou de la veille.
Quand ce que je vous demande vous contrarierait un peu, n’est-ce pas le moindre prix que vous deviez aux soins que je me suis donnés pour vous ? ne sont-ce pas eux qui vous ont rapproché de votre Présidente, quand vos sottises vous en avaient éloigné ? n’est-ce pas encore moi qui ai remis entre vos mains, de quoi vous venger du zèle amer de Mme de Volanges ? Vous vous êtes plaint si souvent du temps que vous perdiez à aller chercher vos aventures ! A présent vous les avez sous la main. L’amour, la haine, vous n’avez qu’à choisir, tout couche sous le même toit ; & vous pouvez, doublant votre existence, caresser d’une main & frapper de l’autre.
C’est même encore à moi puisque c’est à votre voyage, que vous devez l’aventure de la Vicomtesse. J’en suis assez contente : mais, comme vous dites, il faut qu’on en parle ; car si l’occasion a pu vous engager, comme je le conçois, à préférer pour le moment le mystère à l’éclat, il faut convenir pourtant que cette femme ne méritait pas un procédé si honnête.
J’ai d’ailleurs à m’en plaindre. Le chevalier de Belleroche la trouve plus jolie que je ne voudrais ; & par beaucoup de raisons, je serai bien aise d’avoir un prétexte pour rompre avec elle : or, il n’en est pas de plus commode que d’avoir à dire : On ne peut plus voir cette femme-là.
Adieu, Vicomte ; songez que placé où vous êtes, le temps est précieux : je vais employer le mien à m’occuper du bonheur de Prévan.
Paris, ce 15 septembre 17…


Lettre LXXV

De Cécile Volanges à Sophie Carnay

Nota. Dans cette lettre, Cécile Volanges rend compte dans le plus grand détail de tout ce qui est relatif à elle dans les événemens que le lecteur a vus à la fin de la première partie. On a cru devoir supprimer cette répétition. Elle parle enfin du Vicomte de Valmont, & elle s’exprime ainsi.
… Je t’assure que c’est un homme bien extraordinaire. Maman en dit beaucoup de mal ; mais le chevalier Danceny en dit beaucoup de bien, & je crois que c’est lui qui a raison. Je n’ai jamais vu d’homme aussi adroit. Quand il m’a rendu la lettre de Danceny, c’était au milieu de tout le monde, & personne n’en a rien vu ; il est vrai que j’ai eu bien peur, parce que je n’étais prévenue de rien ; mais à présent je m’y attendrai. J’ai déjà fort bien compris comme il voulait que je fisse, pour lui remettre ma réponse. Il est bien facile de s’entendre avec lui, car il a un regard qui dit tout ce qu’il veut. Je ne sais pas comment il fait : il me disait dans le billet dont je t’ai parlé, qu’il n’aurait pas l’air de s’occuper de moi devant maman : en effet, on dirait toujours qu’il n’y songe pas ; & pourtant toutes les fois que je cherche ses yeux, je suis sûre de les rencontrer tout de suite.
Il y a ici une bonne amie de Maman, que je ne connaissais pas, qui a aussi l’air de ne guère aimer M. de Valmont, quoi qu’il ait bien des attentions pour elle. J’ai peur qu’il ne s’ennuie bientôt de la vie qu’on mène ici, & qu’il ne s’en retourne à Paris ; cela serait bien fâcheux. Il faut qu’il ait bien bon cœur d’être venu exprès pour rendre service à son ami & à moi ! Je voudrais bien lui en témoigner ma reconnaissance, mais je ne sais comment faire pour lui parler ; & quand j’en trouverais l’occasion, je serais si honteuse, que je ne saurais peut-être que lui dire.
Il n’y a que Mme de Merteuil avec qui je parle librement, quand je parle de mon amour. Peut-être même qu’avec toi, à qui je dis tout, si c’était en causant, je serais embarrassée. Et avec Danceny lui-même, j’ai souvent senti, comme malgré moi, une certaine crainte qui m’empêchait de lui dire tout ce que je pensais. Je me la reproche bien à présent, & je donnerais tout au monde pour trouver le moment de lui dire une fois, une seule fois, combien je l’aime. M. de Valmont lui a promis que si je me laissais conduire, il nous procurerait l’occasion de nous revoir. Je ferai bien assez ce qu’il voudra ; mais je ne peux pas concevoir que cela soit possible.
Adieu, ma bonne amie, je n’ai plus de place.
Du château de… 14 septembre 17…