Lettre LXXVI à XC

Lettre LXXVI

Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

Ou votre lettre est un persiflage, que je n’ai pas compris ; ou vous étiez, en me l’écrivant, dans un délire très dangereux. Si je vous connaissais moins, ma belle amie, je serais vraiment très effrayé ; & quoi que vous en puissiez dire, je ne m’effraierais pas trop facilement.
J’ai beau vous lire & vous relire, je n’en suis pas plus avancé : car, de prendre votre lettre dans le sens naturel qu’elle présente, il n’y a pas moyen. Qu’avez-vous donc voulu dire ?
Est-ce seulement qu’il était inutile de se donner tant de soin contre un ennemi si peu redoutable ? mais, dans ce cas, vous pourriez avoir tort. Prévan est réellement aimable ; il l’est plus que vous ne le croyez ; il a surtout le talent très utile d’occuper beaucoup de son amour, par l’adresse qu’il a d’en parler dans le cercle, & devant tout le monde, en se servant de la première conversation qu’il trouve. Il est peu de femmes qui se sauvent alors du piège d’y répondre, parce que toutes ayant des prétentions à la finesse, aucune ne veut perdre l’occasion d’en montrer. Or, vous savez assez que femme qui consent à parler d’amour finit bientôt par en prendre, ou au moins par se conduire comme si elle en avait. Il gagne encore à cette méthode qu’il a réellement perfectionnée, d’appeller souvent les femmes elles-mêmes en témoignage de leur défaite ; & cela, je vous en parle pour l’avoir vu.
Je n’étais dans le secret que de la seconde main ; car jamais je n’ai été lié avec Prévan ; mais enfin nous y étions six : & la comtesse de P***, tout en se croyant bien fine, & ayant l’air en effet, pour tout ce qui n’était pas instruit, de tenir une conversation générale, nous raconta dans le plus grand détail, & comme quoi elle s’était rendue à Prévan, & tout ce qui s’était passé entre eux. Elle faisait ce récit avec une telle sécurité, qu’elle ne fut pas même troublée par un fou rire qui nous prit à tous six en même temps ; & je me souviendrai toujours qu’un de nous ayant voulu, pour s’excuser, feindre de douter de ce qu’elle disait, ou plutôt de ce qu’elle avait l’air de dire, elle répondit gravement qu’à coup sûr nous n’étions aucun aussi bien instruits qu’elle ; & elle ne craignit pas même de s’adresser à Prévan, pour lui demander si elle s’était trompée d’un mot.
J’ai donc pu croire cet homme dangereux pour tout le monde : mais pour vous, Marquise, ne suffisait-il pas qu’il fût joli, très joli, comme vous le dites vous-même ? ou qu’il vous fît une de ces attaques, que vous vous plaisez quelquefois à récompenser, sans autre motif que de les trouver bien faites ? ou que vous eussiez trouvé plaisant de vous rendre par une raison quelconque ? ou… que sais-je ? puis-je deviner les mille & mille caprices qui gouvernent la tête d’une femme, & par qui seuls vous tenez encore à votre sexe ? A présent que vous êtes avertie du danger, je ne doute pas que vous ne vous en sauviez facilement ; mais pourtant fallait-il vous avertir. Je reviens donc à mon texte, qu’avez-vous voulu dire ?
Si ce n’est qu’un persiflage sur Prévan, outre qu’il est bien long, ce n’était pas vis-à-vis de moi qu’il était utile ; c’est dans le monde qu’il faut lui donner quelque bon ridicule, & je vous renouvelle ma prière à ce sujet.
Ah ! je crois tenir le mot de l’énigme ! votre lettre est une prophétie, non de ce que vous ferez, mais de ce qu’il vous croira prête à faire au moment de la chute que vous lui préparez. J’approuve assez ce projet ; il exige pourtant de grands ménagements. Vous savez comme moi que, pour l’effet public, avoir un homme ou recevoir ses soins, est absolument la même chose, à moins que cet homme ne soit un sot ; & Prévan ne l’est pas, à beaucoup près. S’il peut gagner seulement une apparence, en voilà assez. Il se vantera & tout sera dit. Les sots y croiront, les méchants auront l’air d’y croire : quelles seront vos ressources ? Tenez, j’ai peur. Ce n’est pas que je doute de votre adresse : mais ce sont toujours les bons nageurs qui se noient.
Je ne me crois pas plus bête qu’un autre ; des moyens de déshonorer une femme, j’en ai trouvé cent, j’en ai trouvé mille : mais quand je me suis occupé de chercher comment elle pourrait s’en sauver, je n’en ai jamais vu la possibilité. Vous-même, ma belle amie, dont la conduite est un chef-d’œuvre, cent fois j’ai cru vous voir plus de bonheur que de bien joué.
Mais après tout, je cherche peut-être une raison à ce qui n’en a point. J’admire comment, depuis une heure, je traite sérieusement ce qui n’est, à coup sûr, qu’une plaisanterie de votre part. Vous allez vous moquer de moi ! Hé bien ! soit ; mais dépêchez-vous, & parlons d’autre chose. D’autre chose ? je me trompe, c’est toujours de la même ; toujours des femmes à avoir ou à perdre, & souvent tous les deux.
J’ai ici, comme vous l’avez fort bien remarqué, de quoi m’exercer dans les deux genres, mais non pas avec une égale facilité. Je prévois que la vengeance ira plus vite que l’amour. La petite Volanges est rendue, j’en réponds ; elle ne dépend plus que de l’occasion, & je me charge de la faire naître. Mais il n’en est pas de même de Mme de Tourvel : cette femme est désolante, je ne la conçois pas ; j’ai cent preuves de son amour, mais j’en ai mille de sa résistance, & en vérité, je crains quelquefois qu’elle ne m’échappe.
Le premier effet qu’avait produit mon retour me faisait espérer davantage. Vous devinez que je voulais pouvoir en juger par moi-même ; et, pour m’assurer de voir les premiers mouvements ; je ne m’étais fait précéder par personne, & j’avais calculé ma route pour arriver pendant qu’on serait à table. En effet, je tombai des nues, comme une divinité d’opéra qui vient faire un dénouement.
Ayant fait assez de bruit en entrant pour fixer les regards sur moi, je pus voir du même coup d’œil la joie de ma vieille tante, le dépit de Mme de Volanges, & le plaisir décontenancé de sa fille. Ma belle, par la place qu’elle occupait, tournait le dos à la porte, et, occupée dans ce moment à couper quelque chose, elle ne tourna seulement pas la tête : mais j’adressai la parole à Mme de Rosemonde ; & au premier mot, la sensible dévote ayant reconnu ma voix, il lui échappa un cri, dans lequel je crus reconnaître plus d’amour que de surprise ou d’effroi. Je m’étais alors assez avancé pour voir sa figure : le tumulte de son âme, le combat de ses idées & de ses sentiments s’y peignirent de vingt façons différentes. Je me mis à table à côté d’elle ; elle ne savait exactement rien de ce qu’elle disait ni de ce qu’elle faisait. Elle essaya de continuer de manger ; il n’y eut pas moyen : enfin, moins d’un quart d’heure après, son embarras ou son plaisir devenant plus forts qu’elle, elle n’imagina rien de mieux que de demander permission de sortir de table, & elle se sauva dans le parc, sous le prétexte d’avoir besoin de prendre l’air. Mme de Volanges voulut l’accompagner ; la tendre prude ne le permit pas : trop heureuse, sans doute, de trouver un prétexte pour être seule, & se livrer sans contrainte à la douce émotion de son cœur !
J’abrégeai le dîner le plus qu’il me fut possible. A peine avait-on servi le dessert, que l’infernale Volanges, pressée apparemment du besoin de me nuire, se leva de sa place pour aller trouver la charmante malade : mais j’avais prévu ce projet, & je le traversai. Je feignis donc de prendre ce mouvement particulier pour le mouvement général ; & m’étant levé en même temps, la petite Volanges & le curé du lieu se laissèrent entraîner par ce double exemple ; en sorte que Mme de Rosemonde se trouva seule à table avec le vieux commandeur de T***, & tous deux prirent aussi le parti d’en sortir. Nous allâmes donc tous rejoindre ma belle, que nous trouvâmes dans le bosquet près du château ; & comme elle avait besoin de solitude & non de promenade, elle aima autant revenir avec nous que nous faire rester avec elle.
Dès que je fus assuré que Mme de Volanges n’aurait pas l’occasion de lui parler seule, je songeai à exécuter vos ordres, & je m’occupai des intérêts de votre pupille. Aussitôt après le café, je montai chez moi, & j’entrai aussi chez les autres, pour reconnaître le terrain ; je fis mes dispositions pour assurer la correspondance de la petite ; & après ce premier bienfait, j’écrivis un mot pour l’en instruire & lui demander sa confiance ; je joignis mon billet à la lettre de Danceny. Je revins au salon. J’y trouvais ma belle établie sur une chaise longue, dans un abandon délicieux.
Ce spectacle, en éveillant mes désirs, anima mes regards ; je sentis qu’ils devaient être tendres & pressants, & je me plaçai de manière à pouvoir en faire usage. Leur premier effet fut de faire baisser les grands yeux modestes de la céleste prude. Je considérai quelque temps cette figure angélique ; puis, parcourant toute sa personne, je m’amusais à deviner les contours & les formes à travers un vêtement léger, mais toujours importun. Après être descendu de la tête aux pieds, je remontais des pieds à la tête… Ma belle amie, le doux regard était fixé sur moi ; sur-le-champ il se baissa de nouveau ; mais voulant favoriser son retour, je détournai mes yeux. Alors s’établit entre nous cette convention tacite, premier traité de l’amour timide, qui, pour satisfaire le besoin mutuel de se voir, permet aux regards de se succéder en attendant qu’ils se confondent.
Persuadé que ce nouveau plaisir occupait ma belle tout entière, je me chargeai de veiller à notre commune sûreté ; mais après m’être assuré qu’une conversation assez vive nous sauvait des remarques du cercle, je tâchai d’obtenir de ses yeux qu’ils parlassent franchement leur langage. Pour cela je surpris d’abord quelques regards ; mais avec tant de réserve, que la modestie n’en pouvait être alarmée ; & pour mettre la timide personne plus à son aise, je paraissais moi-même aussi embarrassé qu’elle. Peu à peu nos yeux accoutumés à se rencontrer, se fixèrent plus longtemps ; bientôt ils ne se quittèrent plus, & j’aperçus dans les siens cette douce langueur, signal heureux de l’amour & du désir ; mais ce ne fut qu’un moment ; & bientôt revenue à elle-même, elle changea, non sans quelque honte, son maintien & son regard.
Ne voulant pas qu’elle pût douter que j’eusse remarqué ses divers mouvements, je me levai avec vivacité, en lui demandant, avec l’air de l’effroi, si elle se trouvait mal. Aussitôt tout le monde vint l’entourer. Je les laissai tous passer devant moi ; & comme la petite Volanges, qui travaillait à la tapisserie auprès d’une fenêtre, eut besoin de quelque temps pour quitter son métier, je saisis ce moment pour lui remettre la lettre de Danceny.
J’étais un peu loin d’elle ; je jetai l’épître sur ses genoux. Elle ne savait en vérité qu’en faire. Vous auriez trop ri de son air de surprise & d’embarras ; pourtant je ne riais point, car je craignais que tant de gaucherie ne nous trahît. Mais un coup d’œil & un geste fortement prononcés lui firent enfin comprendre qu’il fallait mettre le paquet dans sa poche.
Le reste de la journée n’eut rien d’intéressant. Ce qui s’est passé depuis amènera peut-être des événements dont vous serez contente, au moins pour ce qui regarde votre pupille ; mais il vaut mieux employer son temps à exécuter ses projets qu’à les raconter. Voilà d’ailleurs la huitième page que j’écris, & j’en suis fatigué ; ainsi, adieu.
Vous vous doutez bien, sans que je vous le dise, que la petite a répondu à Danceny. J’ai eu aussi une réponse de ma belle, à qui j’avais écrit le lendemain de mon arrivée. Je vous envoie les deux lettres. Vous les lirez ou ne les lirez pas : car ce perpétuel rabâchage, qui déjà ne m’amuse pas trop, doit être bien insipide pour toute personne désintéressée.
Encore une fois, adieu. Je vous aime toujours beaucoup : mais je vous en prie, si vous me reparlez de Prévan, faites en sorte que je vous entende.
Du château de… 17 septembre 17…


Lettre LXXVII

Du Vicomte de Valmont à la Présidente Tourvel

D’où peut venir, Madame, le soin cruel que vous mettez à me fuir ? comment se peut-il que l’empressement le plus tendre de ma part n’obtienne de la vôtre que des procédés qu’on se permettrait à peine envers l’homme dont on aurait le plus à se plaindre ? Quoi ! l’amour me ramène à vos pieds ; & quand un hasard heureux me place à côté de vous, vous aimez mieux feindre une indisposition, alarmer vos amis, que de consentir à rester auprès de moi ! Combien de fois hier n’avez-vous pas détourné vos yeux pour me priver de la faveur d’un regard ? & si un seul instant j’ai pu y voir moins de sévérité, ce moment a été si court, qu’il semble que vous ayez moins voulu m’en faire jouir, que me faire sentir ce que je perdais à en être privé.
Ce n’est là, j’ose le dire, ni le traitement que mérite l’amour, ni celui que peut se permettre l’amitié ; & toutefois, de ces deux sentiments, vous savez si l’un m’anime, & j’étais, ce me semble, autorisé à croire que vous ne vous refusiez pas à l’autre. Cette amitié précieuse, dont sans doute vous m’avez cru digne, puisque vous avez bien voulu me l’offrir, qu’ai-je donc fait pour l’avoir perdue depuis ? me serais-je nui par ma confiance, & me puniriez-vous de ma franchise ? ne craignez-vous pas au moins d’abuser de l’une & de l’autre ? En effet, n’est-ce pas dans le sein de mon amie que j’ai déposé le secret de mon cœur ? n’est-ce pas vis-à-vis d’elle seule que j’ai pu me croire obligé de refuser des conditions qu’il me suffisait d’accepter, pour me donner la facilité de ne les pas tenir, & peut-être celle d’en abuser utilement ? Voudriez-vous enfin, par une rigueur si peu méritée, me forcer à croire qu’il n’eût fallu que vous tromper pour obtenir plus d’indulgence ?
Je ne me repens point d’une conduite que je vous devais, que je me devais à moi-même ; mais par quelle fatalité, chaque action louable devient-elle pour moi le signal d’un malheur nouveau ?
C’est après avoir donné lieu au seul éloge que vous ayez encore daigné faire de ma conduite, que j’ai eu, pour la première fois, à gémir du malheur de vous avoir déplu. C’est après vous avoir prouvé ma soumission parfaite, en me privant du bonheur de vous voir, uniquement pour rassurer votre délicatesse, que vous avez voulu rompre toute correspondance avec moi, m’ôter ce faible dédommagement d’un sacrifice que vous aviez exigé, & me ravir jusqu’à l’amour qui seul avait pu vous en donner le droit. C’est enfin après vous avoir parlé avec une sincérité, que l’intérêt même de cet amour n’a pu affaiblir, que vous me fuyez aujourd’hui comme un séducteur dangereux, dont vous auriez reconnu la perfidie.
Ne vous lasserez-vous donc jamais d’être injuste ? Apprenez-moi du moins quels nouveaux torts ont pu vous porter à tant de sévérité, & ne refusez pas de me dicter les ordres que vous voulez que je suive ; quand je m’engage à les exécuter, est-ce trop prétendre que de demander à les connaître ?
De … ce 15 septembre 17…


Lettre LXXVIII

De la Présidente Tourvel au Vicomte de Valmont

Vous paraissez, Monsieur, surpris de ma conduite, & peu s’en faut même que vous ne m’en demandiez compte comme ayant le droit de la blâmer. J’avoue que j’aurais cru que c’eût plutôt été à moi à m’étonner & à me plaindre ; mais depuis le refus contenu dans votre dernière réponse, j’ai pris le parti de me renfermer dans une indifférence qui ne laisse plus lieu ni aux remarques ni aux reproches. Cependant, comme vous me demandez des éclaircissements, & que, grâces au ciel, je ne sens rien en moi qui puisse m’empêcher de vous les donner, je veux bien entrer encore une fois en explication avec vous.
Qui lirait vos lettres, me croirait injuste & bizarre. Je crois mériter que personne n’ait cette idée de moi ; il me semble surtout que vous étiez moins qu’un autre dans le cas de la prendre. Sans doute, vous avez senti qu’en nécessitant ma justification, vous me forciez à rappeler tout ce qui s’est passé entre nous. Apparemment vous avez cru n’avoir qu’à gagner à cet examen ; comme, de mon côté, je ne crois pas avoir à y perdre, au moins à vos yeux, je ne craindrai pas de m’y livrer. Peut-être est-ce, en effet, le seul moyen de connaître qui de nous deux a le droit de se plaindre de l’autre.
À compter, Monsieur, du jour de votre arrivée dans ce château, vous avouerez, je crois, qu’au moins votre réputation m’autorisait à user de quelque réserve avec vous ; & que j’aurais pu, sans craindre d’être taxée d’un excès de pruderie, m’en tenir aux seules expressions de la politesse la plus froide. Vous-même m’eussiez traitée avec indulgence, & vous eussiez trouvé simple qu’une femme aussi peu formée, n’eût pas même le mérite nécessaire pour apprécier le vôtre. C’était sûrement-là le parti de la prudence ; & il m’eût d’autant moins coûté à suivre, que je ne vous cacherai pas que, quand Mme de Rosemonde vint me faire part de votre arrivée, j’eus besoin de me rappeller mon amitié pour elle, & celle qu’elle a pour vous, pour ne pas lui laisser voir combien cette nouvelle me contrariait.
Je conviens volontiers que vous vous êtes montré d’abord sous un aspect plus favorable que je ne l’avais imaginé ; mais vous conviendrez à votre tour qu’il a bien peu duré, & que vous vous êtes bientôt lassé d’une contrainte, dont, apparemment, vous ne vous êtes pas cru suffisamment dédommagé par l’idée avantageuse qu’elle m’avait fait prendre de vous.
C’est alors qu’abusant de ma bonne foi, de ma sécurité, vous n’avez pas craint de m’entretenir d’un sentiment dont vous ne pouviez pas douter que je ne me trouvasse offensée ; & moi, tandis que vous ne vous occupiez qu’à aggraver vos torts en les multipliant, je cherchais un motif pour les oublier, en vous offrant l’occasion de les réparer, au moins en partie. Ma demande était si juste, que vous-même ne crûtes pas pouvoir vous y refuser : mais vous faisant un droit de mon indulgence, vous en profitâtes pour me demander une permission, que, sans doute, je n’aurais pas dû accorder, & que pourtant vous avez obtenue. Des conditions qui y furent mises, vous n’en avez tenu aucune ; & votre correspondance a été telle que chacune de vos lettres me faisait un devoir de ne plus vous répondre. C’est dans le moment même où votre obstination me forçait à vous éloigner entièrement de moi, que, par une condescendance peut-être blâmable, j’ai tenté le seul moyen qui pouvait me permettre de vous en rapprocher : mais de quel prix est à vos yeux un sentiment honnête ? Vous méprisez l’amitié ; & dans votre folle ivresse, comptant pour rien les malheurs & la honte, vous ne cherchez que des plaisirs & des victimes.
Aussi léger dans vos démarches, qu’inconséquent dans vos reproches, vous oubliez vos promesses, ou plutôt vous vous faites un jeu de les violer ; & après avoir consenti à vous éloigner de moi, vous revenez ici sans y être rappellé ; sans égard pour mes prières, pour mes raisons ; sans avoir même l’attention de m’en prévenir. Vous n’avez pas craint de m’exposer à une surprise dont l’effet, quoique bien simple assurément, aurait pu être interprété défavorablement pour moi, par les personnes qui nous entouraient. Ce moment d’embarras que vous aviez fait naître, loin de chercher à en distraire, ou à le dissiper, vous avez paru mettre tous vos soins à l’augmenter encore. A table, vous choisissez précisément votre place à côté de la mienne : une légère indisposition me force d’en sortir avant les autres ; & au lieu de respecter ma solitude, vous engagez tout le monde à venir la troubler. Rentrée au salon, si je fais un pas, je vous trouve à côté de moi ; si je dis une parole, c’est toujours vous qui me répondez. Le mot le plus indifférent vous sert de prétexte pour ramener une conversation que je ne voulais pas entendre, qui pouvait même me compromettre : car enfin, Monsieur, quelque adresse que je convienne que vous y mettiez, ce que je comprends, je crois que les autres peuvent aussi le comprendre.
Forcée ainsi par vous à l’immobilité & au silence, vous n’en continuez pas moins de me poursuivre ; je ne puis lever les yeux sans rencontrer les vôtres. Je suis sans cesse obligée de détourner mes regards ; et, par une inconséquence bien incompréhensible, vous fixez sur moi ceux du cercle, dans un moment où j’aurais voulu pouvoir même me dérober aux miens.
Et vous vous plaignez de mes procédés ! & vous vous étonnez de mon empressement à vous fuir ! Ah ! blâmez-moi plutôt de mon indulgence, étonnez-vous que je ne sois pas partie au moment de votre arrivée. Je l’aurais dû peut-être, & vous me forcerez à ce parti violent, mais nécessaire, si vous ne cessez enfin des poursuites offensantes. Non, je n’oublie point, je n’oublierai jamais ce que je me dois, ce que je dois à des nœuds que j’ai formés, que je respecte & que je chéris ; & je vous prie de croire que, si jamais je me trouvais réduite à ce choix malheureux de les sacrifier ou de me sacrifier moi-même, je ne balancerais pas un instant. Adieu, Monsieur.
De … 16 septembre 17…


Lettre LXXIX

Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

Je comptais aller à la chasse ce matin ; mais il fait un temps détestable. Je n’ai pour toute lecture qu’un roman nouveau, qui ennuierait même une pensionnaire. On déjeunera au plutôt dans deux heures : ainsi, malgré ma longue lettre d’hier, je vais encore causer avec vous. Je suis bien sûr de ne pas vous ennuyer, car je vous parlerai du très joli Prévan. Comment n’avez-vous pas su sa fameuse aventure, celle qui a séparé les inséparables ? Je parie que vous vous la rappellerez au premier mot. La voici pourtant, puisque vous la désirez.
Vous vous souvenez que tout Paris s’étonnait que trois femmes, toutes trois jolies, ayant toutes trois les mêmes talents, & pouvant avoir les mêmes prétentions, restassent intimement liées entre elles depuis le moment de leur entrée dans le monde. On crut d’abord en trouver la raison dans leur extrême timidité : mais bientôt, entourées d’une cour nombreuse dont elles partageaient les hommages, & éclairées sur leur valeur par l’empressement & les soins dont elles étaient l’objet, leur union n’en devint pourtant que plus forte ; & l’on eût dit que le triomphe de l’une était toujours celui des deux autres. On espérait au moins que le moment de l’amour amènerait quelque rivalité. Nos plus agréables se disputaient l’honneur d’être la pomme de discorde ; & moi-même, je me serais mis alors sur les rangs, si la grande faveur où la comtesse de *** s’éleva dans ce même temps, m’eût permis de lui être infidèle avant d’avoir obtenu l’agrément que je demandais.
Cependant nos trois beautés, dans le même carnaval, firent leur choix comme de concert ; & loin qu’il excitât les orages qu’on s’en était promis, il ne fit que rendre leur amitié plus intéressante, par le charme des confidences.
La foule des prétendants malheureux se joignit alors à celle des femmes jalouses, & la scandaleuse constance fut soumise à la censure publique. Les uns prétendaient que dans cette société des inséparables (ainsi la nomma-t-on alors), la loi fondamentale était la communauté de biens, & que l’amour même y était soumis ; d’autres assuraient que les trois Amants, exempts de rivaux, ne l’étaient pas de rivales : on alla même jusqu’à dire qu’ils n’avaient été admis que par décence, & n’avaient obtenu qu’un titre sans fonction.
Ces bruits, vrais ou faux, n’eurent pas l’effet qu’on s’en était promis. Les trois couples, au contraire, sentirent qu’ils étaient perdus s’ils se séparaient dans ce moment ; ils prirent le parti de faire tête à l’orage. Le public, qui se lasse de tout, se lassa bientôt d’une satire infructueuse. Emporté par sa légèreté naturelle, il s’occupa d’autres objets : puis, revenant à celui-ci avec son inconséquence ordinaire, il changea la critique en éloge. Comme ici tout est de mode, l’enthousiasme gagna ; il devenait un vrai délire, lorsque Prévan entreprit de vérifier ces prodiges, & de fixer sur eux l’opinion publique & la sienne.
Il rechercha donc ces modèles de perfection. Admis facilement dans leur société, il en tira un favorable augure. Il savait assez que les gens heureux ne sont pas d’un accès si facile. Il vit bientôt, en effet, que ce bonheur si vanté était, comme celui des Rois, plus envié que désirable. Il remarqua que, parmi ces prétendus inséparables, on commençait à rechercher les plaisirs du dehors, qu’on s’y occupait même de distraction ; & il en conclut que les liens d’amour ou d’amitié étaient déjà relâchés ou rompus, & que ceux de l’amour-propre & de l’habitude conservaient seuls quelque force.
Cependant les femmes, que le besoin rassemblait, conservaient entre elles l’apparence de la même intimité : mais les hommes, plus libres dans leurs démarches, retrouvaient des devoirs à remplir ou des affaires à suivre ; ils s’en plaignaient encore, mais ne s’en dispensaient plus, & rarement les soirées étaient complètes.
Cette conduite de leur part fut profitable à l’assidu Prévan, qui, placé naturellement auprès de la délaissée du jour, trouvait à offrir alternativement, & selon les circonstances, le même hommage aux trois amies. Il sentit que faire un choix entre elles, c’était se perdre, que la fausse honte de se trouver la première infidèle effaroucherait la préférée ; que la vanité blessée des deux autres les rendrait ennemies du nouvel Amant, & qu’elles ne manqueraient pas de déployer contre lui la sévérité des grands principes ; enfin, que la jalousie ramènerait à coup sûr les soins d’un rival qui pouvait être encore à craindre. Tout fût devenu obstacle ; tout devenait facile dans son triple projet : chaque femme était indulgente, parce qu’elle y était intéressée ; chaque homme, parce qu’il croyait ne pas l’être.
Prévan, qui n’avait alors qu’une seule femme à sacrifier, fut assez heureux pour qu’elle prît de la célébrité. Sa qualité d’étrangère, & l’hommage d’un grand prince assez adroitement refusé, avaient fixé sur elle l’attention de la Cour & de la ville ; son amant en partageait l’honneur & en profita auprès de ses nouvelles maîtresses. La vraie difficulté était de mener de front ces trois intrigues, dont la marche devait forcément se régler sur la plus tardive ; en effet, je tiens d’un de ses confidents, que sa plus grande peine fut d’en arrêter une, qui se trouva prête à éclore près de quinze jours avant les autres.
Enfin le grand jour arrive. Prévan, qui avait obtenu les trois aveux, se trouvait déjà maître des démarches, & les régla comme vous allez voir. Des trois maris, l’un était absent, l’autre partait le lendemain au point du jour, le troisième était à la ville. Les inséparables amies devaient souper chez la veuve future ; mais le nouveau maître n’avait pas permis que les anciens serviteurs y fussent invités. Le matin même de ce jour, il fait trois lots des lettres de sa belle ; il accompagne l’un du portrait qu’il avait reçu d’elle, le second d’un chiffre amoureux qu’elle-même avait peint, le troisième d’une boucle de ses cheveux ; chacune reçut pour complet ce tiers de sacrifice, & consentit, en échange, à envoyer à l’amant disgracié, une lettre éclatante de rupture.
C’était beaucoup ; ce n’était pas assez. Celle dont le mari était à la ville ne pouvait disposer que de la journée ; il fut convenu qu’une feinte indisposition la dispenserait d’aller souper chez son amie, & que la soirée serait toute à Prévan ; la nuit fut accordée par celle dont le mari était absent ; & le point du jour, moment du départ du troisième époux, fut marqué par la dernière, pour l’heure du berger.
Prévan, qui ne néglige rien, court ensuite chez la belle étrangère, y porte & y fait naître l’humeur dont il avait besoin, & n’en sort qu’après avoir établi une querelle qui lui assure vingt-quatre heures de liberté. Ses dispositions ainsi faites, il rentra chez lui, comptant prendre quelque repos ; d’autres affaires l’y attendaient.
Les lettres de rupture avaient été un coup de lumière pour les amants disgraciés : chacun d’eux ne pouvait douter qu’il n’eût été sacrifié à Prévan ; & le dépit d’avoir été joué, se joignant à l’humeur que donne presque toujours la petite humiliation d’être quitté, tous trois, sans se communiquer, mais comme de concert, avaient résolu d’en avoir raison, & pris le parti de la demander à leur fortuné rival.
Celui-ci trouva donc chez lui les trois cartels ; il les accepta loyalement : mais ne voulant perdre ni les plaisirs, ni l’éclat de cette aventure, il fixa les rendez-vous au lendemain matin, & les assigna tous les trois au même lieu & à la même heure. Ce fut à une des portes du bois de Boulogne.
Le soir venu, il courut sa triple carrière avec un succès égal ; au moins s’est-il vanté, depuis, que chacune de ses nouvelles maîtresses avait reçu trois fois le gage & le serment de son amour. Ici, comme vous jugez bien, les preuves manquant à l’histoire, tout ce que peut faire l’historien impartial, c’est de faire remarquer au lecteur incrédule, que la vanité & l’imagination exaltées peuvent enfanter des prodiges ; & de plus, que la matinée qui devait suivre une si brillante nuit, paraissait devoir dispenser de ménagement pour l’avenir. Quoi qu’il en soit, les faits suivants ont plus de certitude.
Prévan se rendit exactement au rendez-vous qu’il avait indiqué ; il y trouva ses trois rivaux, un peu surpris de leur rencontre & peut-être chacun d’eux déjà consolé en partie, en se voyant des compagnons d’infortune. Il les aborda d’un air affable & cavalier, & leur tint ce discours, qu’on m’a rendu fidèlement :
« Messieurs, leur dit-il, en vous trouvant rassemblés ici, vous avez deviné sans doute que vous aviez tous trois les mêmes sujets de plainte contre moi. Je suis prêt à vous rendre raison. Que le sort décide, entre vous, qui tentera le premier une vengeance à laquelle vous avez tous un droit égal. Je n’ai amené ici ni second ni témoins. Je n’en ai point pris pour l’offense ; je n’en demande point pour la réparation. » Puis cédant à son caractère joueur : « Je sais, ajouta-t-il, qu’on gagne rarement le sept & le va ; mais quel que soit le sort qui m’attend, on a toujours assez vécu, quand on a eu le temps d’acquérir l’amour des femmes & l’estime des hommes. »
Pendant que ses adversaires étonnés se regardaient en silence, & que leur délicatesse calculait peut-être que ce triple combat ne laissait plus la partie égale, Prévan reprit la parole : « Je ne vous cache pas, continua-t-il donc, que la nuit que je viens de passer m’a cruellement fatigué. Il serait généreux à vous de me permettre de réparer mes forces. J’ai donné mes ordres pour qu’on tînt ici un déjeûner prêt ; faites-moi l’honneur de l’accepter. Déjeûnons ensemble, & surtout déjeûnons gaiement. On peut se battre pour de semblables bagatelles, mais elles ne doivent pas, je crois, altérer notre humeur. »
Le déjeûner fut accepté. Jamais, dit-on, Prévan ne fut plus aimable. Il eut l’adresse de n’humilier aucun de ses rivaux ; de leur persuader que tous eussent eu facilement les mêmes succès, & surtout de les faire convenir qu’ils n’en eussent pas plus que lui laissé échapper l’occasion. Ces faits une fois avoués, tout s’arrangeait de soi-même. Aussi le déjeuner n’était-il pas fini, qu’on y avait déjà répété dix fois que de pareilles femmes ne méritaient pas que d’honnêtes gens se battissent pour elles. Cette idée amena la cordialité ; & le vin la fortifia ; si bien que peu de moments après, ce ne fut plus assez de n’avoir plus de rancune, on se jura amitié sans réserve.
Prévan, qui sans doute aimait bien autant ce dénouement là que l’autre, ne voulait pourtant y rien perdre de sa célébrité. En conséquence, pliant adroitement ses projets aux circonstances : « En effet, dit-il aux trois offensés, ce n’est pas de moi, mais de vos infidèles maîtresses que vous avez à vous venger. Je vous en offre l’occasion. Déjà je ressens, comme vous-mêmes, une injure que bientôt je partagerais : car si chacun de vous n’a pu parvenir à en fixer une seule, puis-je espérer de les fixer toutes trois ? Votre querelle devient la mienne. Acceptez, pour ce soir un souper dans ma petite maison, & j’espère ne pas différer plus longtemps votre vengeance. » On voulut le faire expliquer : mais lui, avec ce ton de supériorité que la circonstance l’autorisait à prendre : « Messieurs, répondit-il, je crois vous avoir prouvé que j’avais quelque esprit de conduite ; reposez-vous sur moi. » Tous consentirent ; & après avoir embrassé leur nouvel ami, ils se séparèrent jusqu’au soir, en attendant l’effet de ses promesses.
Celui-ci sans perdre de temps, retourne à Paris, & va, suivant l’usage, visiter ses nouvelles conquêtes. Il obtint de toutes trois qu’elles viendraient le soir même souper en tête-à-tête à sa petite maison. Deux d’entre elles firent bien quelques difficultés ; mais que reste-t-il à refuser le lendemain ? Il donna le rendez-vous à une heure de distance, temps nécessaire à ses projets. Après ces préparatifs, il se retira, fit avertir les trois autres conjurés, & tous quatre allèrent gaiement attendre leurs victimes.
On entend arriver la première. Prévan se présente seul, la reçoit avec l’air de l’empressement, la conduit jusques dans le sanctuaire dont elle se croyait la divinité ; puis, disparaissant sur un léger prétexte, il se fait remplacer aussitôt par l’amant outragé.
Vous jugez que la confusion d’une femme qui n’a point encore l’usage des aventures rendait, en ce moment, le triomphe bien facile : tout reproche qui ne fut pas fait, fut compté pour une grâce ; & l’esclave fugitive, livrée de nouveau à son ancien maître, fut trop heureuse de pouvoir espérer son pardon, en reprenant sa première chaîne. Le traité de paix se ratifia dans un lieu plus solitaire ; & la scène, restée vide, fut alternativement remplie par les autres acteurs, à peu près de la même manière, & surtout avec le même dénouement.
Chacune des femmes pourtant se croyait encore seule en jeu. Leur étonnement & leur embarras augmentèrent, quand, au moment du souper, les trois couples se réunirent ; mais la confusion fut au comble, quand Prévan, qui reparut au milieu d’elles, eut la cruauté de leur faire des excuses, qui, en livrant leur secret, leur apprenaient entièrement jusqu’à quel point elles avaient été jouées.
Cependant on se mit à table, & peu à peu la contenance revint ; les hommes se livrèrent, les femmes se soumirent. Tous avaient la haine dans le cœur ; mais les propos n’en étaient pas moins tendres : la gaieté éveilla le désir, qui à son tour lui prêta de nouveaux charmes. Cette étonnante orgie dura jusqu’au matin ; & quand on se sépara, les femmes durent se croire pardonnées : mais les hommes, qui avaient conservé leur ressentiment, firent dès le lendemain une rupture qui n’eut point de retour ; & non contents de quitter leurs infidèles maîtresses ils achevèrent leur vengeance, en publiant leur aventure. Depuis ce temps, une d’elles est au couvent, & les deux autres languissent exilées dans leurs terres.
Voilà l’histoire de Prévan ; c’est à vous de voir si vous voulez ajouter à sa gloire, & vous atteler à son char de triomphe. Votre lettre m’a vraiment donné de l’inquiétude, & j’attends avec impatience une réponse plus sage & plus claire à la dernière que je vous ai écrite.
Adieu, ma belle amie ; méfiez-vous des idées plaisantes ou bizarres qui vous séduisent toujours trop facilement. Songez que dans la carrière que vous courez, l’esprit ne suffit pas ; qu’une seule imprudence y devient un mal sans remède. Souffrez enfin, que la prudente amitié soit quelquefois le guide de vos plaisirs.
Adieu. Je vous aime pourtant comme si vous étiez raisonnable.
Du château de… le 18 septembre 17…


Lettre LXXX

Du Chevalier Danceny à Cécile Volanges

Cécile, ma chère Cécile, quand viendra donc le temps de nous revoir ? qui m’apprendra à vivre loin de vous ? qui m’en donnera la force & le courage ? Jamais, non jamais, je ne pourrai supporter cette fatale absence. Chaque jour ajoute à mon malheur : & n’y point voir de terme ! Valmont, qui m’avait promis des secours, des consolations, Valmont me néglige, & peut-être m’oublie. Il est auprès de ce qu’il aime ; il ne sait plus ce qu’on souffre quand on est éloigné. En me faisant passer votre dernière lettre, il ne m’a point écrit. C’est lui pourtant qui doit m’apprendre quand je pourrai vous voir, & par quel moyen. N’a-t-il donc rien à me dire ? Vous-même, vous ne m’en parlez pas ; serait-ce que vous n’en partagez plus le désir ? Ah ! Cécile, Cécile, je suis bien malheureux. Je vous aime plus que jamais : mais cet amour qui faisait le charme de ma vie, en devient le tourment.
Non, je ne peux plus vivre ainsi, il faut que je vous voie, il le faut, ne fût-ce qu’un moment. Quand je me lève, je me dis : « Je ne la verrai pas. » Je me couche en disant : « Je ne l’ai point vue. » Les journées, si longues, n’ont pas un moment pour le bonheur. Tout est privation, tout est regret, tout est désespoir ; & tous ces maux me viennent d’où j’attendais tous mes plaisirs ! ajoutez à ces peines mortelles mon inquiétude sur les vôtres, & vous aurez une idée de ma situation. Je pense à vous sans cesse, & n’y pense jamais sans trouble. Si je vous vois affligée, malheureuse, je souffre de tous vos chagrins ; si je vous vois tranquille & consolée, ce sont les miens qui redoublent. Partout je trouve le malheur.
Ah ! qu’il n’en était pas ainsi, quand vous habitiez les mêmes lieux que moi ! Tout alors était plaisir. La certitude de vous voir embellissait même les moments de l’absence ; le temps qu’il fallait passer loin de vous m’approchait de vous en s’écoulant. L’emploi que j’en faisais ne vous était jamais étranger. Si je remplissais des devoirs, ils me rendaient plus digne de vous ; si je cultivais quelques talents, j’espérais vous plaire davantage. Lors même que les distractions du monde m’emportaient loin de vous, je n’en étais point séparé. Au spectacle, je cherchais à deviner ce qui vous aurait plu ; un concert me rappelait vos talents & nos si douces occupations. Dans le cercle, comme aux promenades, je saisissais la plus légère ressemblance. Je vous comparais à tout ; partout vous aviez l’avantage. Chaque moment du jour était marqué par un hommage nouveau, chaque soir j’en apportais le tribut à vos pieds.
À présent, que me reste-t-il ? des regrets douloureux, des privations éternelles, & un léger espoir que le silence de Valmont diminue & que le vôtre change en inquiétude. Dix lieues seulement nous séparent, & cet espace, si facile à franchir, devient pour moi seul un obstacle insurmontable ! & quand, pour m’aider à le vaincre, j’implore mon ami, ma maîtresse, tous deux restent froids & tranquilles ! Loin de me secourir, ils ne me répondent même pas.
Qu’est donc devenue l’amitié active de Valmont ? que sont devenus surtout, vos sentiments si tendres et, qui vous rendaient si ingénieuse pour trouver les moyens de nous voir tous les jours ? Quelquefois, je m’en souviens, sans cesser d’en avoir le désir, je me trouvais forcé de le sacrifier à des considérations, à des devoirs ; que ne me disiez-vous pas alors ? par combien de prétextes ne combattiez-vous pas mes raisons ? Et qu’il vous en souvienne, ma Cécile, toujours mes raisons cédaient à vos désirs. Je ne m’en fais point un mérite ; je n’avais pas même celui du sacrifice. Ce que vous désiriez d’obtenir, je brûlais de l’accorder. Mais enfin je demande à mon tour ; & quelle est donc ma demande ? de vous voir un moment, de vous renouveller & de recevoir le serment d’un amour éternel. N’est-ce donc plus votre bonheur comme le mien ? Je repousse cette idée désespérante, qui mettrait le comble à mes maux. Vous m’aimez, vous m’aimerez toujours ; je le crois, j’en suis sûr, je ne veux jamais en douter ; mais ma situation est affreuse, & je ne puis la soutenir plus longtemps. Adieu, Cécile.
De Paris, ce 18 septembre 17…


Lettre LXXXI

La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

Que vos craintes me causent de pitié ! Combien elles me prouvent ma supériorité sur vous ! & vous voulez m’enseigner, me conduire ! Ah ! mon pauvre Valmont, quelle distance il y a encore de vous à moi ! Non, tout l’orgueil de votre sexe ne suffirait pas pour remplir l’intervalle qui nous sépare. Parce que vous ne pourriez exécuter mes projets, vous les jugez impossibles ! Etre orgueilleux & faible, il te sied bien de vouloir calculer mes moyens & juger de mes ressources ! Au vrai, Vicomte, vos conseils m’ont donné de l’humeur, & je ne puis vous le cacher.
Que pour masquer votre incroyable gaucherie auprès de votre Présidente, vous m’étaliez comme un triomphe d’avoir déconcerté un moment cette femme timide & qui vous aime, j’y consens ; d’en avoir obtenu un regard, un seul regard, je souris & vous le passe. Que sentant, malgré vous, le peu de valeur de votre conduite, vous espériez la dérober à mon attention, en me flattant de l’effort sublime de rapprocher deux enfants qui, tous deux, brûlent de se voir, & qui, soit dit en passant, doivent à moi seule l’ardeur de ce désir ; je le veux bien encore. Qu’enfin vous vous autorisiez de ces actions d’éclat, pour me dire d’un ton doctoral, qu’il vaut mieux employer son temps à exécuter ses projets qu’à les raconter ; cette vanité ne me nuit pas, & je la pardonne. Mais que vous puissiez croire que j’ai besoin de votre prudence, que je m’égarerais en ne déférant pas à vos avis, que je dois leur sacrifier un plaisir, une fantaisie ! en vérité, Vicomte, c’est aussi vous trop enorgueillir de la confiance que je veux bien avoir en vous !
Et qu’avez-vous donc fait, que je n’aie surpassé mille fois ? Vous avez séduit, perdu même beaucoup de femmes : mais quelles difficultés avez-vous eues à vaincre ? quels obstacles à surmonter ? où est là le mérite qui soit véritablement à vous ? Une belle figure, pur effet du hasard ; des grâces, que l’usage donne presque toujours ; de l’esprit à la vérité, mais auquel du jargon suppléerait au besoin ; une impudence assez louable, mais peut-être uniquement due à la facilité de vos premiers succès ; si je ne me trompe, voilà tous vos moyens : car pour la célébrité que vous avez pu acquérir, vous n’exigerez pas, je crois, que je compte pour beaucoup l’art de faire naître ou de saisir l’occasion d’un scandale.
Quant à la prudence, à la finesse, je ne parle pas de moi : mais quelle femme n’en aurait pas plus que vous ? Eh ! votre Présidente vous mène comme un enfant.
Croyez-moi, Vicomte, on acquiert rarement les qualités dont on peut se passer. Combattant sans risque, vous devez agir sans précaution. En effet, pour vous autres hommes, les défaites ne sont que des succès de moins. Dans cette partie si inégale, notre fortune est de ne pas perdre, & votre malheur de ne pas gagner. Quand je vous accorderais autant de talents qu’à nous, de combien encore ne devrions-nous pas vous surpasser, par la nécessité où nous sommes d’en faire un continuel usage !
Supposons, j’y consens, que vous mettiez autant d’adresse à nous vaincre que nous à nous défendre ou à céder, vous conviendrez au moins qu’elle vous devient inutile après le succès. Uniquement occupé de votre nouveau goût, vous vous y livrez sans crainte, sans réserve : ce n’est pas à vous que sa durée importe.
En effet, ces liens réciproquement donnés & reçus, pour parler le jargon de l’amour, vous seul pouvez, à votre choix, les resserrer ou les rompre : heureuses encore, si dans votre légèreté, préférant le mystère à l’éclat, vous vous contentez d’un abandon humiliant, & ne faites pas de l’idole de la veille la victime du lendemain !
Mais qu’une femme infortunée sente la première le poids de sa chaîne, quels risques n’a-t-elle pas à courir, si elle tente de s’y soustraire, si elle ose seulement la soulever ? Ce n’est qu’en tremblant qu’elle essaie d’éloigner d’elle l’homme que son cœur repousse avec effort. S’obstine-t-il à rester, ce qu’elle accordait à l’amour, il faut le livrer à la crainte : Ses bras s’ouvrent encor quand son cœur est fermé. Sa prudence doit dénouer avec adresse, ces mêmes liens que vous auriez rompus. A la merci de son ennemi, elle est sans ressource, s’il est sans générosité ; & comment en espérer de lui, lorsque, si quelquefois on le loue d’en avoir, jamais pourtant on ne le blâme d’en manquer ?
Sans doute vous ne nierez pas ces vérités que leur évidence a rendues triviales. Si pourtant vous m’avez vue, disposant des événements & des opinions, faire de ces hommes si redoutables les jouets de mes caprices ou de mes fantaisies ; ôter aux uns la volonté de me nuire, aux autres la puissance ; si j’ai su tour à tour, & suivant mes goûts mobiles, attacher à ma suite ou rejeter loin de moi ces tyrans détrônés devenus mes esclaves ; si, au milieu de ces révolutions fréquentes, ma réputation s’est pourtant conservée pure, n’avez-vous pas dû en conclure que, née pour venger mon sexe & maîtriser le vôtre, j’avais su me créer des moyens inconnus jusqu’à moi ?
Ah ! gardez vos conseils & vos craintes pour ces femmes à délire, & qui se disent à sentiments, dont l’imagination exaltée ferait croire que la nature a placé leurs sens dans leur tête ; qui n’ayant jamais réfléchi, confondent sans cesse l’amour & l’amant ; qui, dans leur folle illusion, croient que celui-là seul avec qui elles ont cherché le plaisir en est l’unique dépositaire ; et, vraies superstitieuses, ont pour le prêtre, le respect & la foi qui n’est dû qu’à la divinité.
Craignez encore pour celles qui, plus vaines que prudentes, ne savent pas au besoin consentir à se faire quitter.
Tremblez surtout pour ces femmes actives dans leur oisiveté, que vous nommez sensibles, & dont l’amour s’empare si facilement de toute l’existence ; qui sentent le besoin de s’en occuper encore, même alors qu’elles n’en jouissent pas ; & s’abandonnant sans réserve à la fermentation de leurs idées, enfantent par elles ces lettres brûlantes, si douces, mais si dangereuses à écrire ; & ne craignent pas de confier ces preuves de leur faiblesse à l’objet qui les cause : imprudentes, qui dans leur amant actuel ne savent pas voir leur ennemi futur !
Mais moi, qu’ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées ? Quand m’avez-vous vue m’écarter des règles que je me suis prescrites & manquer à mes principes ? je dis mes principes, & je le dis à dessein : car ils ne sont pas, comme ceux des autres femmes, donnés au hasard, reçus sans examen & suivis par habitude ; ils sont le fruit de mes profondes réflexions ; je les ai créés, & je puis dire que je suis mon ouvrage.
Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore, j’étais vouée par état au silence & à l’inaction, j’ai su en profiter pour observer & réfléchir. Tandis qu’on me croyait étourdie ou distraite, écoutant peu à la vérité les discours qu’on s’empressait de me tenir, je recueillais avec soin ceux qu’on cherchait à me cacher.
Cette utile curiosité, en servant à m’instruire, m’apprit encore à dissimuler : forcée souvent de cacher les objets de mon attention aux yeux qui m’entouraient, j’essayai de guider les miens à mon gré ; j’obtins dès lors de prendre à volonté ce regard distrait que depuis vous avez loué si souvent. Encouragée par ce premier succès, je tâchai de régler de même les divers mouvements de ma figure. Ressentais-je quelque chagrin, je m’étudiais à prendre l’air de la sécurité, même celui de la joie ; j’ai porté le zèle jusqu’à me causer des douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l’expression du plaisir. Je me suis travaillée avec le même soin & plus de peine pour réprimer les symptômes d’une joie inattendue. C’est ainsi que j’ai su prendre sur ma physionomie cette puissance dont je vous ai vu quelquefois si étonné.
J’étais bien jeune encore, & presque sans intérêt : mais je n’avais à moi que ma pensée, & je m’indignais qu’on pût me la ravir ou me la surprendre contre ma volonté. Munie de ces premières armes, j’en essayai l’usage : non contente de ne plus me laisser pénétrer, je m’amusais à me montrer sous des formes différentes ; sûre de mes gestes, j’observais mes discours ; je réglais les uns & les autres, suivant les circonstances, ou même seulement suivant mes fantaisies : dès ce moment, ma façon de penser fut pour moi seule, & je ne montrai plus que celle qu’il m’était utile de laisser voir.
Ce travail sur moi-même avait fixé mon attention sur l’expression des figures & le caractère des physionomies ; & j’y gagnai ce coup d’oeil pénétrant, auquel l’expérience m’a pourtant appris à ne pas me fier entièrement ; mais qui, en tout, m’a rarement trompée.
Je n’avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents auxquels la plus grande partie de nos politiques doivent leur réputation, & je ne me trouvais encore qu’aux premiers éléments de la science que je voulais acquérir.
Vous jugez bien que, comme toutes les jeunes filles, je cherchais à deviner l’amour & ses plaisirs : mais n’ayant jamais été au couvent, n’ayant point de bonne amie, & surveillée par une mère vigilante, je n’avais que des idées vagues & que je ne pouvais fixer ; la nature même, dont assurément je n’ai eu qu’à me louer depuis, ne me donnait encore aucun indice. On eût dit qu’elle travaillait en silence à perfectionner son ouvrage. Ma tête seule fermentait ; je n’avais pas l’idée de jouir, je voulais savoir ; le désir de m’instruire m’en suggéra les moyens.
Je sentis que le seul homme avec qui je pouvais parler sur cet objet sans me compromettre, était mon confesseur. Aussitôt je pris mon parti ; je surmontai ma petite honte ; & me vantant d’une faute que je n’avais pas commise, je m’accusai d’avoir fait tout ce que font les femmes. Ce fut mon expression ; mais en parlant ainsi, je ne savais, en vérité, quelle idée j’exprimais. Mon espoir ne fut ni tout à fait trompé, ni entièrement rempli ; la crainte de me trahir m’empêchait de m’éclairer : mais le bon Père me fit le mal si grand, que j’en conclus que le plaisir devait être extrême ; & au désir de le connaître, succéda celui de le goûter.
Je ne sais où ce désir m’aurait conduite ; & alors dénuée d’expérience, peut-être une seule occasion m’eût perdue : heureusement pour moi, ma mère m’annonça peu de jours après que j’allais me marier ; sur-le-champ la certitude de savoir éteignit ma curiosité, & j’arrivai vierge entre les bras de M. de Merteuil.
J’attendais avec sécurité le moment qui devait m’instruire, & j’eus besoin de réflexion pour montrer de l’embarras & de la crainte. Cette première nuit, dont on se fait pour l’ordinaire une idée si cruelle ou si douce, ne me présentait qu’une occasion d’expérience : douleur & plaisir, j’observai tout exactement, & ne voyais dans ces diverses sensations, que des faits à recueillir & à méditer. Ce genre d’étude parvint bientôt à me plaire : mais fidèle à mes principes, & sentant, peut-être par instinct, que nul ne devait être plus loin de ma confiance que mon mari, je résolus, par cela seul que j’étais sensible, de me montrer impassible à ses yeux. Cette froideur apparente fut par la suite le fondement inébranlable de son aveugle confiance ; j’y joignis, par une seconde réflexion, l’air d’étourderie qu’autorisait mon âge ; & jamais il ne me jugea plus enfant que dans les moments où je jouais avec plus d’audace.
Cependant, je l’avouerai, je me laissai d’abord entraîner par le tourbillon du monde, & me livrai toute entière à ses distractions futiles. Mais au bout de quelques mois, M. de Merteuil m’ayant menée à sa triste campagne, la crainte de l’ennui fit revenir le goût de l’étude ; & ne m’y trouvant entourée que de gens dont la distance avec moi me mettait à l’abri du soupçon, j’en profitai pour donner un champ plus vaste à mes expériences. Ce fut là, surtout, que je m’assurai que l’amour, qu’on nous vante comme la cause de nos plaisirs, n’en est au plus que le prétexte.
La maladie de M. de Merteuil vint interrompre de si douces occupations ; il fallut le suivre à la ville où il revenait chercher des secours. Il mourut, comme vous savez, peu de temps après ; & quoique à tout prendre, je n’eusse pas à me plaindre de lui, je n’en sentis pas moins vivement le prix de la liberté qu’allait me donner mon veuvage, & je me promis bien d’en profiter.
Ma mère comptait que j’entrerais au couvent, ou reviendrais vivre avec elle. Je refusai l’un & l’autre parti ; & tout ce que j’accordai à la décence, fut de retourner dans cette même campagne, où il me restait bien encore quelques observations à faire.
Je les fortifiai par le secours de la lecture ; mais ne croyez pas qu’elle fût toute du genre que vous supposez. J’étudiai nos mœurs dans les romans ; nos opinions dans les philosophes ; je cherchai même dans les moralistes les plus sévères ce qu’ils exigeaient de nous, & je m’assurai ainsi de ce qu’on pouvait faire, de ce qu’on devait penser, & de ce qu’il fallait paraître. Une fois fixée sur ces trois objets, le dernier seul présentait quelques difficultés dans son exécution ; j’espérai les vaincre, & j’en méditai les moyens.
Je commençais à m’ennuyer de mes plaisirs rustiques, trop peu variés pour ma tête active ; je sentais un besoin de coquetterie qui me raccommoda avec l’amour ; non pour le ressentir à la vérité, mais pour l’inspirer & le feindre. En vain m’avait-on dit, & avais-je lu qu’on ne pouvait feindre ce sentiment ; je voyais pourtant que, pour y parvenir, il suffisait de joindre à l’esprit d’un auteur, le talent d’un comédien. Je m’exerçai dans les deux genres, & peut-être avec quelque succès : mais au lieu de rechercher les vains applaudissements du théâtre, je résolus d’employer à mon bonheur ce que tant d’autres sacrifiaient à la vanité.
Un an se passa dans ces occupations différentes. Mon deuil me permettant alors de reparaître, je revins à la ville avec mes grands projets ; je ne m’attendais pas au premier obstacle que j’y rencontrai.
Cette longue solitude, cette austère retraite, avaient jeté sur moi un vernis de pruderie qui effrayait nos plus agréables : ils se tenaient à l’écart, & me laissaient livrée à une foule d’ennuyeux, qui tous prétendaient à ma main. L’embarras n’était pas de les refuser ; mais plusieurs de ces refus déplaisaient à ma famille, & je passais dans ces tracasseries intérieures le temps dont je m’étais promis un si charmant usage. Je fus donc obligée, pour rappeler les uns & éloigner les autres, d’afficher quelques inconséquences, & d’employer à nuire à ma réputation le soin que je comptais mettre à la conserver. Je réussis facilement, comme vous pouvez croire. Mais n’étant emportée par aucune passion, je ne fis que ce que je jugeai nécessaire, & mesurai avec prudence les doses de mon étourderie.
Dès que j’eus touché le but que je voulais atteindre, je revins sur mes pas & fis honneur de mon amendement à quelques-unes de ces femmes, qui, dans l’impuissance d’avoir des prétentions à l’agrément, se rejettent sur celles du mérite & de la vertu. Ce fut un coup de partie qui me valut plus que je n’avais espéré. Ces reconnaissantes duègnes s’établirent mes apologistes ; & leur zèle aveugle pour ce qu’elles appelaient leur ouvrage, fut porté au point qu’au moindre propos qu’on se permettait sur moi, tout le parti prude criait au scandale & à l’injure. Le même moyen me valut encore le suffrage de nos femmes à prétentions, qui, persuadées que je renonçais à courir la même carrière qu’elles, me choisirent pour l’objet de leurs éloges, toutes les fois qu’elles voulaient prouver qu’elles ne médisaient pas de tout le monde.
Cependant ma conduite précédente avait ramené les amants ; & pour me ménager entre eux & mes fidèles protectrices, je me montrai comme une femme sensible, mais difficile, à qui l’excès de sa délicatesse fournissait des armes contre l’amour.
Alors je commençai à déployer sur le grand théâtre les talents que je m’étais donnés. Mon premier soin fut d’acquérir le renom d’invincible. Pour y parvenir, les hommes qui ne me plaisaient point furent toujours les seuls dont j’eus l’air d’accepter les hommages. Je les employais utilement à me procurer les honneurs de la résistance, tandis que je me livrais sans crainte à l’amant préféré. Mais, celui-là, ma feinte timidité ne lui a jamais permis de me suivre dans le monde ; & les regards du cercle ont été, ainsi, toujours fixés sur l’amant malheureux.
Vous savez combien je me décide vite : c’est pour avoir observé que ce sont presque toujours les soins antérieurs qui livrent le secret des femmes. Quoi qu’on puisse faire, le ton n’est jamais le même, avant ou après le succès. Cette différence n’échappe point à l’observateur attentif ; & j’ai trouvé moins dangereux de me tromper dans le choix ; que de le laisser pénétrer. Je gagne encore par là d’ôter les vraisemblances, sur lesquelles seules on peut nous juger.
Ces précautions & celles de ne jamais écrire, de ne livrer jamais aucune preuve de ma défaite, pouvaient paraître excessives, & ne m’ont jamais paru suffisantes. Descendue dans mon cœur, j’y ai étudié celui des autres. J’y ai vu qu’il n’est personne qui n’y conserve un secret qu’il lui importe qui ne soit point dévoilé : vérité que l’antiquité paraît avoir mieux connue que nous, & dont l’histoire de Samson pourrait n’être qu’un ingénieux emblème. Nouvelle Dalila, j’ai toujours, comme elle, employé ma puissance à surprendre ce secret important. De combien de nos Samsons modernes, ne tiens-je pas la chevelure sous le ciseau ! Et ceux-là, j’ai cessé de les craindre ; ce sont les seuls que je me sois permis d’humilier quelquefois. Plus souple avec les autres, l’art de les rendre infidèles pour éviter de leur paraître volage, une feinte amitié, une apparente confiance, quelques procédés généreux, l’idée flatteuse & que chacun conserve d’avoir été mon seul amant, m’ont obtenu leur discrétion. Enfin, quand ces moyens m’ont manqué, j’ai su, prévoyant mes ruptures, étouffer d’avance, sous le ridicule ou la calomnie, la confiance que ces hommes dangereux auraient pu obtenir.
Ce que je vous dis là, vous me le voyez pratiquer sans cesse ; & vous doutez de ma prudence ! Hé bien ! rappelez-vous le temps où vous me rendîtes vos premiers soins : jamais hommage ne me flatta autant ; je vous désirais avant de vous avoir vu. Séduite par votre réputation, il me semblait que vous manquiez à ma gloire ; je brûlais de vous combattre corps à corps. C’est le seul de mes goûts qui ait jamais pris un moment d’empire sur moi. Cependant, si vous eussiez voulu me perdre, quels moyens eussiez-vous trouvés ? de vains discours qui ne laissent aucune trace après eux, que votre réputation même eût aidé à rendre suspects, & une suite de faits sans vraisemblance, dont le récit sincère aurait eu l’air d’un roman mal tissé. A la vérité, je vous ai depuis livré tous mes secrets : mais vous savez quels intérêts nous unissent, & si, de nous deux, c’est moi qu’on doit taxer d’imprudence.
Puisque je suis en train de vous rendre compte, je veux le faire exactement. Je vous entends d’ici me dire que je suis au moins à la merci de ma femme de chambre ; en effet, si elle n’a pas le secret de mes sentiments, elle a celui de mes actions. Quand vous m’en parlâtes jadis, je vous répondis seulement que j’étais sûre d’elle ; & la preuve que cette réponse suffit alors à votre tranquillité, c’est que vous lui avez confié depuis, & pour votre compte, des secrets assez dangereux. Mais à présent que Prévan vous donne de l’ombrage, & que la tête vous en tourne, je me doute bien que vous ne me croyez plus sur parole. Il faut donc vous édifier.
Premièrement, cette fille est ma sœur de lait, & ce lien qui ne nous en paraît pas un, n’est sans force pour les gens de cet état ; de plus, j’ai son secret, & mieux encore ; victime d’une folie de l’amour, elle était perdue si je ne l’eusse sauvée. Ses parents, tout hérissés d’honneur, ne voulaient pas moins que la faire enfermer. Ils s’adressèrent à moi. Je vis, d’un coup d’oeil, combien leur courroux pouvait m’être utile. Je le secondai & sollicitai l’ordre, que j’obtins. Puis, passant tout à coup au parti de la clémence auquel j’amenai ses parents, & profitant de mon crédit auprès du vieux ministre, je les fis tous consentir à me laisser dépositaire de cet ordre, & maîtresse d’en arrêter ou demander l’exécution, suivant que je jugerais du mérite de la conduite future de cette fille. Elle sait donc que j’ai son sort entre les mains ; & quand, par impossible, ces moyens puissants ne l’arrêteraient point, n’est-il pas évident que sa conduite dévoilée & sa punition authentique ôteraient bientôt toute créance à ses discours ?
A ces précautions que j’appelle fondamentales, s’en joignent mille autres, ou locales, ou d’occasion, que la réflexion & l’habitude font trouver au besoin ; dont le détail serait minutieux, mais dont la pratique est importante, & qu’il faut vous donner la peine de recueillir dans l’ensemble de ma conduite, si vous voulez parvenir à les connaître.
Mais de prétendre que je me donne tant de soins pour n’en pas retirer de fruits ; qu’après m’être autant élevée au-dessus des autres femmes par mes travaux pénibles, je consente à ramper comme elles dans ma marche, entre l’imprudence & la timidité ; que surtout je puisse redouter un homme au point de ne plus voir mon salut que dans la fuite ? Non, Vicomte, jamais. Il faut vaincre ou périr. Quant à Prévan, je veux l’avoir, & je l’aurai ; il veut le dire, & il ne le dira pas : en deux mots, voilà notre roman. Adieu.
De … ce 20 septembre 17…


Lettre LXXXII

Cécile Volanges au Chevalier Danceny

Mon Dieu, que votre lettre m’a fait de peine ! J’avais bien besoin d’avoir tant d’impatience de la recevoir ! J’espérais y trouver de la consolation, & voilà que je suis plus affligée qu’avant de l’avoir reçue. J’ai bien pleuré en la lisant : ce n’est pas cela que je vous reproche ; j’ai déjà bien pleuré des fois à cause de vous, sans que ça me fasse de la peine. Mais cette fois-ci, ce n’est pas la même chose.
Qu’est-ce donc que vous voulez dire, que votre amour devient un tourment pour vous, que vous ne pouvez plus vivre ainsi, ni soutenir plus longtemps votre situation ? Est-ce que vous allez cesser de m’aimer, parce que ça n’est plus si agréable qu’autrefois ? Il me semble que je ne suis pas plus heureuse que vous, bien au contraire ; & pourtant je ne vous en aime que davantage. Si M. de Valmont ne vous a pas écrit, ce n’est pas ma faute ; je n’ai pas pu l’en prier, parce que je n’ai pas été seule avec lui, & que nous sommes convenus que nous ne nous parlerions jamais devant le monde : & ça, c’est encore pour vous ; afin qu’il puisse faire plus tôt ce que vous désirez. Je ne dis pas que je ne le désire pas aussi, & vous devez en être bien sûr ; mais comment voulez-vous que je fasse ? Si vous croyez que c’est si facile, trouvez donc le moyen, je ne demande pas mieux.
Croyez-vous qu’il me soit bien agréable d’être grondée tous les jours par Maman ? elle qui auparavant ne me disait jamais rien ; bien au contraire. A présent, c’est pis que si j’étais au couvent. Je m’en consolais pourtant, en songeant que c’était pour vous ; il y avait même des moments où je trouvais que j’en étais bien aise ; mais quand je songe que vous êtes fâché aussi, & ça sans qu’il y ait du tout de ma faute, je deviens plus chagrine que pour tout ce qui m’est arrivé jusqu’ici.
Rien que pour recevoir vos lettres, c’est un embarras, que si M. de Valmont n’était pas aussi complaisant & aussi adroit qu’il l’est, je ne saurais comment faire ; & pour vous écrire, c’est plus difficile encore. De toute la matinée, je n’ose pas, parce que Maman est tout près de moi, & qu’elle vient à tout moment dans ma chambre. Quelquefois je le peux l’après-midi sous prétexte de chanter ou de jouer de la harpe ; encore faut-il que je m’interrompe à chaque ligne pour qu’on entende que j’étudie. Heureusement ma femme de chambre s’endort quelquefois le soir, & je lui dis que je me coucherai bien toute seule, afin qu’elle s’en aille & me laisse de la lumière. Et puis, il faut que je me mette sous mon rideau, pour qu’on ne puisse pas voir de clarté, & puis, que j’écoute au moindre bruit, pour pouvoir tout cacher dans mon lit, si on venait. Je voudrais que vous y fussiez pour voir ! Vous verriez bien qu’il faut bien aimer pour faire ça. Enfin, il est bien vrai que je fais tout ce que je peux, & que je voudrais pouvoir en faire davantage.
Assurément, je ne refuse pas de vous dire que je vous aime, que je vous aimerai toujours ; jamais je ne l’ai dit de meilleur cœur ; & vous êtes fâché ! Vous m’aviez pourtant bien assuré, avant que je vous l’eusse dit, que cela suffirait pour vous rendre heureux. Vous ne pouvez pas le nier : c’est dans vos lettres. Quoique je ne les aie plus, je m’en souviens comme quand je les lisais tous les jours. Et parce que nous voilà absents, vous ne pensez plus de même ! Mais cette absence-là ne durera pas toujours, peut-être ?… Mon Dieu, que je suis malheureuse ! & c’est bien vous qui en êtes cause !…
À propos de vos lettres, j’espère que vous avez gardé celles que Maman m’a prises, & qu’elle vous a renvoyées ; il faudra bien qu’il vienne un temps où je ne serai plus si gênée qu’à présent, & vous me les rendrez toutes. Comme je serai heureuse, quand je pourrai les garder toujours, sans que personne ait rien à y voir ! A présent, je les remets toujours à M. de Valmont, parce qu’il y aurait trop à risquer autrement : malgré cela je ne lui en rends jamais que ça ne me fasse bien de la peine.
Adieu, mon cher ami. Je vous aime de tout mon cœur. Je vous aimerai toute ma vie. J’espère qu’à présent vous n’êtes plus fâché ; & si j’en étais sûre, je ne le serais plus moi-même. Ecrivez-moi le plus tôt que vous pourrez, car je sens que jusque-là je serai toujours triste.
Du château de… 21 septembre 17…


Lettre LXXXIII

Le Vicomte de Valmont à la Présidente Tourvel

De grâce, Madame, renouons cet entretien si malheureusement rompu ! Que je puisse achever de vous prouver combien je diffère de l’odieux portrait qu’on vous avait fait de moi ; que je puisse, surtout, jouir encore de cette aimable confiance que vous commenciez à me témoigner ! Que de charmes vous savez prêter à la vertu ! comme vous embellissez & faites chérir tous les sentiments honnêtes ! Ah ! c’est là votre séduction ; c’est la plus forte ; c’est la seule qui soit, à la fois, puissante & respectable.
Sans doute il suffit de vous voir, pour désirer de vous plaire ; de vous entendre dans le cercle, pour que ce désir augmente. Mais celui qui a le bonheur de vous connaître davantage, qui peut quelquefois lire dans votre âme, cède bientôt à un plus noble enthousiasme, et, pénétré de vénération comme d’amour, adore en vous l’image de toutes les vertus. C’est là ce que j’ai éprouvé ; vous ne l’ignorez pas. Plus fait qu’un autre, peut-être, pour les aimer & les suivre, entraîné par quelques erreurs qui m’avaient éloigné d’elles, c’est vous qui m’en avez rapproché, qui m’en avez de nouveau fait sentir tout le charme : me ferez-vous un crime de ce nouvel amour ? blâmerez-vous votre ouvrage ? vous reprocheriez-vous même l’intérêt que vous pourriez y prendre ? Quel mal peut-on craindre d’un sentiment si pur, & quelles douceurs n’y aurait-il pas à le goûter ?
Mon amour vous effraie, vous le trouvez violent, effréné… Tempérez-le par un amour plus doux ; ne refusez pas l’empire que je vous offre, auquel je jure de ne jamais me soustraire, & qui, j’ose le croire, ne serait pas entièrement perdu pour la vertu. Quel sacrifice pourrait me paraître pénible, sûr que votre cœur m’en garderait le prix ? Quel est donc l’homme assez malheureux pour ne pas savoir jouir des privations qu’il s’impose ; pour ne pas préférer un mot, un regard accordés, à toutes les jouissances qu’il pourrait ravir ou surprendre ! & vous avez cru que j’étais cet homme-là ! & vous m’avez craint ! Ah ! pourquoi votre bonheur ne dépend-il pas de moi ! comme je me vengerais de vous, en vous rendant heureuse ! Mais ce doux empire, la stérile amitié ne le produit pas ; il n’est dû qu’à l’amour.
Ce mot vous intimide ! & pourquoi ? un attachement plus tendre, une union plus forte, une seule pensée, une commune existence, le même bonheur comme les mêmes peines, qu’y a-t-il donc là d’étranger à votre âme ? Tel est pourtant l’amour ! tel est au moins celui que vous inspirez & que je ressens. C’est lui surtout, qui, calculant sans intérêt, sait apprécier les actions sur leur mérite, & non sur leur valeur ; trésor inépuisable des âmes sensibles, tout devient précieux, fait par lui ou pour lui.
Ces vérités si faciles à saisir, si douces à pratiquer, qu’ont-elles donc d’effrayant ? Quelles craintes peut aussi vous causer un homme sensible, à qui l’amour ne permet plus un autre bonheur que le vôtre ? C’est aujourd’hui l’unique vœu que je forme : je sacrifierai tout pour le remplir, excepté le sentiment qui l’inspire ; & ce sentiment lui-même, consentez à le partager, & vous le règlerez à votre choix. Mais ne souffrons plus qu’il nous divise, lorsqu’il devrait nous réunir. Si l’amitié que vous m’avez offerte n’est pas un vain mot ; si, comme vous me le disiez hier, c’est le sentiment le plus doux que votre âme connaisse ; que ce soit elle qui stipule entre nous, je ne la récuserai point : mais juge de l’amour, qu’elle consente à l’écouter ; le refus de l’entendre deviendrait une injustice, & l’amitié n’est point injuste.
Un second entretien n’aura pas plus d’inconvénient que le premier ; le hasard peut encore en fournir l’occasion ; vous pourriez vous-même en indiquer le moment. Je veux croire que j’ai tort ; n’aimerez-vous pas mieux me ramener que me combattre, & doutez-vous de ma docilité ? Si ce tiers importun ne fût pas venu nous interrompre, peut-être serais-je déjà entièrement revenu à votre avis ; qui sait jusqu’où peut aller votre pouvoir !
Vous le dirai-je ? cette puissance invincible, à laquelle je me livre sans oser la calculer, ce charme irrésistible, qui vous rend souveraine de mes pensées comme de mes actions, il m’arrive quelquefois de les craindre. Hélas ! cet entretien que je vous demande, peut-être est-ce à moi à le redouter ! peut-être après lui, enchaîné par mes promesses, me verrai-je réduit à brûler d’un amour que je sens bien qui ne pourra s’éteindre, sans oser même implorer votre secours ! Ah ! Madame, de grâce, n’abusez pas de votre empire ! Mais quoi ! si vous devez en être plus heureuse, si je dois vous en paraître plus digne de vous, quelles peines ne sont pas adoucies par ces idées consolantes ! Oui, je le sens ; vous parler encore, c’est vous donner contre moi de plus fortes armes ; c’est me soumettre plus entièrement à votre volonté. Il est plus aisé de se défendre contre vos lettres ; ce son bien vos mêmes discours, mais vous n’êtes pas là pour leur prêter des forces. Cependant le plaisir de vous entendre m’en fait braver le danger : au moins aurai-je ce bonheur d’avoir tout fait pour vous, même contre moi ; & mes sacrifices deviendront un hommage. Trop heureux de vous prouver de mille manières, comme je le sens de mille façons, que, sans m’en excepter, vous êtes, vous serez toujours l’objet le plus cher à mon cœur.
Du château de… le 23 septembre 17…


Lettre LXXXIV

Le Vicomte de Valmont à Cécile Volanges

Vous avez vu combien nous avons été contrariés hier. De toute la journée je n’ai pas pu vous remettre la lettre que j’avais pour vous ; j’ignore encore si j’y trouverai plus de facilité aujourd’hui. Je crains de vous compromettre, en y mettant plus de zèle que d’adresse ; & je ne me pardonnerais pas une imprudence qui vous deviendrait si fatale, & causerait le désespoir de mon ami, en vous rendant éternellement malheureuse. Cependant je connais les impatiences de l’amour ; je sens combien il doit être pénible, dans votre situation, d’éprouver quelque retard à la seule consolation que vous puissiez goûter dans ce moment. A force de m’occuper des moyens d’écarter les obstacles, j’en ai trouvé un dont l’exécution sera aisée, si vous y mettez quelque soin.
Je crois avoir remarqué que la clef de la porte de votre chambre, qui donne sur le corridor, est toujours sur la cheminée de votre maman. Tout deviendrait facile avec cette clef, vous devez bien le sentir ; mais à son défaut, je pourrai vous en procurer une semblable, & qui la suppléera. Il me suffira, pour y parvenir, d’avoir l’autre une heure ou deux à ma disposition. Vous devez trouver aisément l’occasion de la prendre ; & pour qu’on ne s’aperçoive pas qu’elle manque, j’en joins ici une, à moi, qui lui est assez semblable, pour qu’on n’en voie pas la différence, à moins qu’on ne l’essaie ; ce qu’on ne tentera pas. Il faudra seulement que vous ayez soin d’y mettre un ruban, bleu & passé, comme celui qui est à la vôtre.
Il faudrait tâcher d’avoir cette clef pour demain ou après demain, à l’heure du déjeuner ; parce qu’il vous sera plus facile de me la donner alors & qu’elle pourra être remise à sa place pour le soir, temps où votre maman pourrait y faire plus d’attention. Je pourrai vous la rendre au moment du dîner, si nous nous entendons bien.
Vous savez que, quand on passe du salon à la salle à manger, c’est toujours Mme de Rosemonde qui marche la dernière. Je lui donnerai la main. Vous n’aurez qu’à quitter votre métier de tapisserie lentement, ou laisser tomber quelque chose, de façon à rester en arrière ; vous saurez bien alors prendre la clef, que j’aurai soin de tenir derrière moi. Il ne faudra pas négliger, aussitôt après l’avoir prise, de rejoindre ma vieille tante, & de lui faire quelques caresses. Si par hasard vous laissiez tomber cette clef, n’allez pas vous déconcerter ; je feindrai que c’est moi, & je vous réponds de tout.
Le peu de confiance que vous témoigne votre maman, & ses procédés si durs envers vous, autorisent de reste cette petite supercherie. C’est au surplus le seul moyen de continuer à recevoir les lettres de Danceny, & à lui faire passer les vôtres ; tout autre est réellement trop dangereux, & pourrait vous perdre tous deux sans ressource ; aussi ma prudente amitié se reprocherait-elle de les employer davantage.
Une fois maîtres de la clef, il nous restera quelques précautions à prendre contre le bruit de la serrure & de la porte, mais elles sont bien faciles. Vous trouverez, sous la même armoire où j’avais mis votre papier, de l’huile & une plume. Vous allez quelquefois chez vous à des heures où vous y êtes seule : il faut en profiter pour huiler la serrure & les gonds. La seule attention que vous ayez à avoir, est de prendre garde aux taches qui déposeraient contre vous. Il faudra aussi attendre que la nuit soit venue, parce que, si cela se fait avec l’intelligence dont vous êtes capable, il n’y paraîtra plus le lendemain matin.
Si pourtant on s’en apercevait, n’hésitez pas à dire que c’est le frotteur du château. Il faudrait, dans ce cas, spécifier le temps, même les discours qu’il vous aura tenus : comme par exemple, qu’il prend ce soin contre la rouille, pour toutes les serrures dont on ne fait pas usage. Car vous sentez qu’il ne serait pas vraisemblable que vous eussiez été témoin de ce tracas sans en demander la cause. Ce sont ces petits détails qui donnent la vraisemblance, & la vraisemblance rend les mensonges sans conséquence, en ôtant le désir de les vérifier.
Après que vous aurez lu cette lettre, je vous prie de la relire, & même de vous en occuper : d’abord, c’est qu’il faut bien savoir ce qu’on veut bien faire : ensuite, pour vous assurer que je n’ai rien omis. Peu accoutumé à employer la finesse pour mon compte, je n’en ai pas grand usage ; il n’a même pas fallu moins que ma vive amitié pour Danceny, & l’intérêt que vous inspirez, pour me déterminer à me servir de ces moyens, quelque innocents qu’ils soient. Je hais tout ce qui a l’air de la tromperie ; c’est là mon caractère. Mais vos malheurs m’ont touché au point que je tenterai tout pour les adoucir.
Vous pensez bien que, cette communication une fois établie entre nous, il me sera bien plus facile de vous procurer, avec Danceny, l’entretien qu’il désire. Cependant ne lui parlez pas encore de tout ceci ; vous ne feriez qu’augmenter son impatience, & le moment de la satisfaire n’est pas encore tout à fait venu. Vous lui devez, je crois, de la calmer plutôt que de l’aigrir. Je m’en rapporte là-dessus à votre délicatesse. Adieu, ma belle pupille : car vous êtes ma pupille. Aimez un peu votre tuteur, & surtout ayez avec lui de la docilité ; vous vous en trouverez bien. Je m’occupe de votre bonheur, & soyez sûre que j’y trouverai le mien.
De … 24 septembre 17…


Lettre LXXXV

La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

Enfin vous serez tranquille, & surtout vous me rendrez justice. Ecoutez, & ne me confondez plus avec les autres femmes. J’ai mis à fin mon aventure avec Prévan ; à fin ! entendez-vous bien ce que cela veut dire ? A présent vous allez juger qui de lui ou de moi pourra se vanter. Le récit ne sera pas si plaisant que l’action : aussi ne serait-il pas juste que, tandis que vous n’avez fait que raisonner bien ou mal sur cette affaire, il vous en revînt autant de plaisir qu’à moi, qui y donnais mon temps & ma peine.
Cependant, si vous avez quelque grand coup à faire, si vous devez tenter quelque entreprise où ce rival dangereux vous paraissait à craindre, arrivez. Il vous laisse le champ libre, au moins pour quelque temps ; peut-être même ne se relèvera-t-il jamais du coup que je lui ai porté.
Que vous êtes heureux de m’avoir pour amie ! Je suis pour vous une fée bienfaisante. Vous languissez loin de la beauté qui vous engage ; je dis un mot, & vous vous retrouvez auprès d’elle. Vous voulez vous venger d’une femme qui vous nuit : je vous marque l’endroit où vous devez frapper, & la livre à votre discrétion. Enfin, pour écarter de la lice un concurrent redoutable, c’est encore moi que vous invoquez, & je vous exauce. En vérité, si vous ne passez pas votre vie à me remercier, c’est que vous êtes un ingrat. Je reviens à mon aventure & la reprends d’origine.
Le rendez-vous, donné si haut, à la sortie de l’Opéra, fut entendu comme je l’avais espéré. Prévan s’y rendit ; & quand la Maréchale lui dit obligeamment qu’elle se félicitait de le voir deux fois de suite à ses jours, il eut soin de répondre que depuis mardi soir il avait défait mille arrangements, pour pouvoir disposer ainsi de cette soirée. A bon entendeur, salut ! Comme je voulais pourtant savoir, avec plus de certitude, si j’étais ou non le véritable objet de cet empressement flatteur, je voulus le forcer, le soupirant nouveau de choisir entre moi & son goût dominant. Je déclarai que je ne jouerais point : en effet, il trouva, de son côté, mille prétextes pour ne pas jouer ; & mon premier triomphe fut sur le lansquenet.
Je m’emparai de l’évêque de *** pour ma conversation ; je le choisis à cause de sa liaison avec le héros du jour, à qui je voulais donner toute facilité de m’aborder. J’étais bien aise aussi d’avoir un témoin respectable qui pût, au besoin, déposer de ma conduite & de mes discours. Cet arrangement réussit.
Après les propos vagues & d’usage, Prévan s’étant bientôt rendu maître de la conversation, prit tour à tour différents tons, pour essayer celui qui pourrait me plaire. Je refusai celui du sentiment, comme n’y croyant pas ; j’arrêtai par mon sérieux sa gaieté qui me parut trop légère pour un début ; il se rabattit sur la délicate amitié ; & ce fut sous ce drapeau banal, que nous commençâmes notre attaque réciproque.
Au moment du souper, l’évêque ne descendait pas ; Prévan me donna donc la main, & se trouva naturellement placé à table à côté de moi. Il faut être juste ; il soutint avec beaucoup d’adresse notre conversation particulière, en ne paraissant s’occuper que de la conversation générale, dont il eut l’air de faire tous les frais. Au dessert, on parla d’une pièce nouvelle qu’on devait donner le lundi suivant aux Français. Je témoignai quelques regrets de n’avoir pas ma loge ; il m’offrit la sienne que je refusai d’abord, comme cela se pratique : à quoi il répondit assez plaisamment que je ne l’entendais pas ; qu’à coup sûr il ne ferait pas le sacrifice de sa loge à quelqu’un qu’il ne connaissait point, mais qu’il m’avertissait seulement que Mme la maréchale en disposerait. Elle se prêta à cette plaisanterie, & j’acceptai.
Remonté au salon, il demanda, comme vous pouvez croire, une place dans cette loge ; & comme la maréchale, qui le traite avec beaucoup de bonté, la lui promit s’il était sage, il en prit l’occasion d’une de ces conversations à double entente, pour lesquelles vous m’avez vanté son talent. En effet, s’étant mis à ses genoux, comme un enfant soumis, disait-il, sous prétexte de lui demander ses avis & d’implorer sa raison, il dit beaucoup de choses flatteuses & assez tendres, dont il m’était facile de me faire l’application. Plusieurs personnes ne s’étant pas remises au jeu après souper, la conversation fut plus générale & par conséquent moins intéressante : mais nos yeux parlèrent beaucoup. Je dis nos yeux ; je devrais dire les siens, car les miens n’eurent qu’un langage, celui de la surprise. Il dut penser que je m’étonnais & m’occupais excessivement de l’effet prodigieux qu’il faisait sur moi. Je crois que je le laissai fort satisfait ; je n’étais pas moins contente.
Le lundi suivant, je fus aux Français comme nous en étions convenus. Malgré votre curiosité littéraire, je ne puis rien vous dire du spectacle, sinon que Prévan a un talent merveilleux pour la cajolerie, & que la pièce est tombée : voilà tout ce que j’y ai appris. Je voyais avec peine finir cette soirée, qui réellement me plaisait beaucoup ; & pour la prolonger, j’offris à la maréchale de venir souper chez moi : ce qui me fournit le prétexte de le proposer à l’aimable cajoleur, qui ne demanda que le temps de courir, pour se dégager, jusque chez les comtesses de P***. Ce nom me rendit toute ma colère ; je vis clairement qu’il allait commencer les confidences : je me rappelai vos sages conseils & me promis bien… de poursuivre l’aventure ; sûre que je le guérirais de cette dangereuse indiscrétion.
Etranger dans ma société, qui ce soir-là était peu nombreuse, il me devait les soins d’usage ; aussi, quand on alla souper, m’offrit-il la main. J’eus la malice, en l’acceptant, de mettre dans la mienne un léger frémissement, & d’avoir, pendant ma marche, les yeux baissés & la respiration haute. J’avais l’air de pressentir ma défaite, & de redouter mon vainqueur. Il le remarqua à merveille ; aussi le traître changea-t-il sur le champ de ton & de maintien. Il était galant, il devint tendre. Ce n’est pas que les propos ne fussent à peu près les mêmes ; la circonstance y forçait : mais son regard, devenu moins vif, était plus caressant ; l’inflexion de sa voix plus douce ; son sourire n’était plus celui de la finesse, mais du contentement. Enfin dans ses discours, éteignant peu à peu le feu de la saillie, l’esprit fit place à la délicatesse. Je vous le demande, qu’eussiez-vous fait de mieux ?
De mon côté, je devins rêveuse, au point de forcer de s’en apercevoir ; & quand on m’en fit le reproche, j’eus l’adresse de m’en défendre maladroitement, & de jeter sur Prévan un coup d’oeil prompt, mais timide & déconcerté, & propre à lui faire croire que toute ma crainte était qu’il ne devinât la cause de mon trouble.
Après souper, je profitai du temps où la bonne maréchale contait une de ces histoires qu’elle conte toujours, pour me placer sur mon ottomane, dans cet abandon que donne une tendre rêverie. Je n’étais pas fâchée que Prévan me vît ainsi ; il m’honora, en effet, d’une attention toute particulière. Vous jugez bien que mes timides regards n’osaient chercher les yeux de mon vainqueur : mais dirigés vers lui d’une manière plus humble, je m’assurai par eux que j’obtenais l’effet que je voulais produire. Il fallait encore lui persuader que je le partageais : aussi, quand la maréchale annonça qu’elle allait se retirer, je m’écriai d’une voix molle & tendre : "Ah ! Dieu ! j’étais si bien là ! ". Je me levai pourtant : mais avant de me séparer d’elle, je lui demandai ses projets, pour avoir un prétexte de dire les miens, & de faire savoir que je resterais chez moi le surlendemain. Là-dessus tout le monde se sépara.
Alors je me mis à réfléchir. Je ne doutais pas que Prévan ne profitât de l’espèce de rendez-vous que je venais de lui donner ; qu’il n’y vînt d’assez bonne heure pour me trouver seule, & que l’attaque ne fût vive : mais j’étais bien sûre aussi, d’après ma réputation, qu’il ne me traiterait pas avec cette légèreté que, pour peu qu’on ait d’usage, on n’emploie qu’avec les femmes à aventures, ou celles qui n’ont aucune expérience ; & je voyais mon succès certain s’il prononçait le mot d’amour, s’il avait surtout la prétention de l’obtenir de moi.
Qu’il est commode d’avoir affaire à vous autres gens à principes ! quelquefois un brouillon d’amoureux vous déconcerte par sa timidité, ou vous embarrasse par ses fougueux transports ; c’est une fièvre qui, comme l’autre, a ses frissons & son ardeur, & quelquefois varie dans ses symptômes. Mais votre marche réglée se devine si facilement ! L’arrivée, le maintien, le ton, les discours, je savais tout dès la veille. Je ne vous rendrai donc pas notre conversation que vous suppléerez aisément. Observez seulement que, dans ma feinte défense, je l’aidais de tout mon pouvoir : embarras, pour lui donner le temps de parler ; mauvaises raisons, pour être combattues ; crainte & méfiance, pour ramener les protestations ; & ce refrain perpétuel de sa part : je ne vous demande qu’un mot ; & ce silence de la mienne, qui semble ne le laisser attendre que pour le faire désirer davantage ; au travers de tout cela, une main cent fois prise, qui se retire toujours & ne se refuse jamais. On passerait ainsi tout un jour ; nous y passâmes une mortelle heure : nous y serions peut-être encore, si nous n’avions entendu entrer un carrosse dans ma cour. Cet heureux contre-temps rendit, comme de raison, ses instances plus vives ; & moi, voyant le moment arrivé, où j’étais à l’abri de toute surprise, après m’être préparée par un long soupir, j’accordai le mot précieux. On annonça, & peu de temps après j’eus un cercle assez nombreux.
Prévan me demanda de venir le lendemain matin, & j’y consentis ; mais, soigneuse de me défendre, j’ordonnai à ma femme de chambre de rester tout le temps de cette visite dans ma chambre à coucher, d’où vous savez qu’on voit tout ce qui se passe dans mon cabinet de toilette, & ce fut là que je le reçus. Libres dans notre conversation, & ayant tous deux le même désir, nous fûmes bientôt d’accord : mais il fallait se défaire de ce spectateur importun ; c’était où je l’attendais.
Alors, lui faisant à mon gré le tableau de ma vie intérieure, je lui persuadai aisément que nous ne trouverions jamais un moment de liberté ; & qu’il fallait regarder comme une espèce de miracle, celle dont nous avions joui hier, qui même laisserait encore des dangers trop grands pour m’y exposer, puisqu’à tout moment on pouvait entrer dans mon salon. Je ne manquai pas d’ajouter que tous ces usages s’étaient établis, parce que jusqu’à ce jour ils ne m’avaient jamais contrariée ; & j’insistai en même temps sur l’impossibilité de les changer, sans me compromettre aux yeux de mes gens. Il essaya de s’attrister, de prendre de l’humeur, de me dire que j’avais peu d’amour ; & vous devinez combien tout cela me touchait ! Mais voulant frapper le coup décisif, j’appelai les larmes à mon secours. Ce fut exactement le Zaïre, vous pleurez. Cet empire qu’il se crut sur moi, & l’espoir qu’il en conçut de me perdre à son gré, lui tinrent lieu de tout l’amour d’Orosmane.
Ce coup de théâtre passé, nous revînmes aux arrangements. Au défaut du jour, nous nous occupâmes de la nuit : mais mon Suisse devenait un obstacle insurmontable, & je ne permettais pas qu’on essayât de le gagner. Il me proposa la petite porte de mon jardin : mais je l’avais prévu ; & j’y créai un chien qui, tranquille & silencieux le jour, était un vrai démon la nuit. La facilité avec laquelle j’entrai dans tous ces détails était bien propre à l’enhardir ; aussi vint-il à me proposer l’expédient le plus ridicule, & ce fut celui que j’acceptai.
D’abord, son domestique était sûr comme lui-même : en cela il ne trompait guère, l’un l’était bien autant que l’autre. J’aurais un grand souper chez moi ; il y serait, il prendrait son temps pour sortir seul. L’adroit confident appellerait la voiture ; ouvrirait la portière ; & lui Prévan, au lieu de monter, s’esquiverait adroitement. Son cocher ne pouvait s’en apercevoir en aucune façon ; ainsi sorti pour tout le monde, & cependant resté chez moi, il s’agissait de savoir s’il pourrait parvenir à mon appartement. J’avoue que d’abord mon embarras fut de trouver, contre ce projet, d’assez mauvaises raisons pour qu’il pût avoir l’air de les détruire ; il y répondit par des exemples. A l’entendre, rien n’était plus ordinaire que ce moyen : lui-même s’en était beaucoup servi ; c’était même celui dont il faisait le plus d’usage, comme le moins dangereux.
Subjuguée par ces autorités irrécusables, je convins, avec candeur, que j’avais bien un escalier dérobé qui conduisait très près de mon boudoir ; que je pouvais y laisser la clef, & qu’il lui serait possible de s’y enfermer, & d’attendre, sans beaucoup de risques, que mes femmes fussent retirées ; & puis, pour donner plus de vraisemblance à mon consentement, le moment d’après je ne voulais plus, je ne revenais à consentir qu’à condition d’une soumission parfaite, d’une sagesse !… Ah ! quelle sagesse ! Enfin je voulais bien lui prouver mon amour, mais non pas satisfaire le sien.
La sortie, dont j’oubliais de vous parler, devait se faire par la petite porte du jardin : il ne s’agissait que d’attendre le point du jour ; le cerbère ne dirait plus mot. Pas une âme ne passe à cette heure-là, & les gens sont dans le fort du sommeil. Si vous vous étonnez de ce tas de mauvais raisonnements, c’est que vous oubliez notre situation réciproque. Qu’avions-nous besoin d’en faire de meilleurs ? Il ne demandait pas mieux que tout cela se sût, & moi, j’étais bien sûre qu’on ne le saurait pas. Le jour fut fixé au surlendemain.
Remarquez que voilà une affaire arrangée, & que personne n’a encore vu Prévan dans ma société. Je le rencontre à souper chez une femme de mes amies ; il lui offre sa loge pour une pièce nouvelle, & j’y accepte une place. J’invite cette femme à souper, pendant le spectacle & devant Prévan ; je ne puis presque pas me dispenser de lui proposer d’en être. Il accepte & me fait, deux jours après, une visite que l’usage exige. Il vient à la vérité me voir le lendemain matin : mais outre que les visites du matin ne marquent plus, il ne tient qu’à moi de trouver celle-ci trop leste ; & je le remets en effet dans la classe des gens moins liés avec moi, par une invitation écrite, pour un souper de cérémonie. Je puis bien dire comme Annette : Mais voilà tout, pourtant !
Le jour fatal arrivé, ce jour où je devais perdre ma vertu & ma réputation, je donnai mes instructions à ma fidèle Victoire, & elle les exécuta comme vous allez voir.
Cependant le soir vint. J’avais déjà beaucoup de monde chez moi, quand on y annonça Prévan. Je le reçus avec une politesse marquée, qui constatait mon peu de liaison avec lui ; & je le mis à la partie de la Maréchale, comme étant celle par qui j’avais fait cette connaissance. La soirée ne produisit rien qu’un très petit billet, que le discret amoureux trouva moyen de me remettre, & que j’ai brûlé suivant ma coutume. Il m’y annonçait que je pouvais compter sur lui ; & ce mot essentiel était entouré de tous les mots parasites, d’amour, de bonheur, etc., etc., qui ne manquent jamais de se trouver à pareille fête.
A minuit, les parties étant finies, je proposai une courte macédoine. J’avais le double projet de faciliter l’évasion de Prévan, & en même temps de la faire remarquer ; ce qui ne pouvait pas manquer d’arriver, vu sa réputation de joueur. J’étais bien aise aussi qu’on pût se rappeler, au besoin, que je n’avais pas été pressée de rester seule.
Le jeu dura plus que je n’avais pensé. Le diable me tentait, & je succombai au désir d’aller consoler l’impatient prisonnier. Je m’acheminais ainsi à ma perte, quand je réfléchis qu’une fois rendue tout à fait, je n’aurais plus, sur lui, l’empire de le tenir dans le costume de décence nécessaire à mes projets. J’eus la force de résister. Je rebroussai chemin, & revins, non sans humeur, reprendre place à ce jeu éternel. Il finit pourtant & chacun s’en alla. Pour moi, je sonnai mes femmes, je me déshabillai fort vite, & les renvoyai de même.
Me voyez-vous, Vicomte, dans ma toilette légère, marcher d’un pas timide & circonspect, & d’une main mal assurée ouvrir la porte à mon vainqueur ? Il m’aperçut, l’éclair n’est pas plus prompt. Que vous dirai-je ? je fus vaincue, tout à fait vaincue, avant d’avoir pu dire un mot pour l’arrêter ou me défendre. Il voulut ensuite prendre une situation plus commode & plus convenable aux circonstances. Il maudissait sa parure, qui disait-il, l’éloignait de moi ; il voulait me combattre à armes égales : mais mon extrême timidité s’opposa à ce projet, & mes tendres caresses ne lui en laissèrent pas le temps. Il s’occupa d’autre chose.
Ses droits étaient doublés, & ses prétentions revinrent ; mais alors : "Ecoutez-moi, lui dis-je ; vous aurez jusqu’ici un assez agréable récit à faire aux deux comtesses de P***, & à mille autres : mais je suis curieuse de savoir comment vous raconterez la fin de l’aventure." En parlant ainsi, je sonnais de toutes mes forces. Pour le coup, j’eus mon tour, & mon action fut plus vive que sa parole. Il n’avait encore que balbutié, quand j’entendis Victoire accourir, & appeler les gens qu’elle avait gardés chez elle, comme je le lui avais ordonné. Là, prenant mon ton de reine, & élevant la voix : "Sortez, Monsieur, continuai-je, & ne reparaissez jamais devant moi." Là-dessus, la foule de mes gens entra.
Le pauvre Prévan perdit la tête, & croyant voir un guet-apens dans ce qui n’était au fond qu’une plaisanterie, il se jeta sur son épée. Mal lui en prit : car mon valet de chambre, brave & vigoureux, le saisit au corps & le terrassa. J’eus, je l’avoue, une frayeur mortelle. Je criai qu’on arrêtât, & ordonnai qu’on laissât sa retraite libre, en s’assurant seulement qu’il sortît de chez moi. Mes gens m’obéirent : mais la rumeur était grande parmi eux ; ils s’indignaient qu’on eût osé manquer à leur vertueuse maîtresse. Tous accompagnèrent le malencontreux chevalier, avec bruit & scandale, comme je le souhaitais. La seule Victoire resta, & nous nous occupâmes pendant ce temps à réparer le désordre de mon lit.
Mes gens remontèrent toujours en tumulte ; & moi, encore tout émue, je leur demandai par quel bonheur ils s’étaient encore trouvés levés ; & Victoire me raconta qu’elle avait donné à souper à deux de ses amies, qu’on avait veillé chez elle, & enfin tout ce dont nous étions convenues, etc. Je les remerciai tous, & les fis retirer, en ordonnant pourtant à l’un d’eux d’aller sur-le-champ chercher mon médecin. Il me parut que j’étais autorisée à craindre l’effet de mon saisissement mortel ; & c’était un moyen sûr de donner du cours & de la célébrité à cette nouvelle.
Il vint en effet, me plaignit beaucoup, & ne m’ordonna que du repos. Moi, j’ordonnai de plus à Victoire d’aller le matin de bonne heure bavarder dans le voisinage.
Tout a si bien réussi, qu’avant midi, & aussitôt qu’il a été jour chez moi, ma dévote voisine était déjà au chevet de mon lit, pour savoir la vérité & les détails de cette horrible aventure. J’ai été obligée de me désoler avec elle, pendant une heure, sur la corruption du siècle. Un moment après, j’ai reçu de la Maréchale le billet que je joins ici. Enfin, avant cinq heures, j’ai vu arriver, à mon grand étonnement M***. Il venait, m’a-t-il dit, me faire des excuses de ce qu’un officier de son corps avait pu me manquer à ce point. Il ne l’avait appris qu’à dîner chez la Maréchale, & avait sur-le-champ, envoyé ordre à Prévan de se rendre en prison. J’ai demandé grâce, & il me l’a refusée. Alors j’ai pensé que, comme complice, il fallait m’exécuter de mon côté, & garder au moins de rigides arrêts. J’ai fait fermer ma porte, & dire que j’étais incommodée.
C’est à ma solitude que vous devez cette longue lettre. J’en écrirai une à Mme de Volanges, dont sûrement elle fera lecture publique, & où vous verrez cette histoire telle qu’il faut la raconter.
J’oubliais de vous dire que Belleroche est outré, & veut absolument se battre avec Prévan. Le pauvre garçon ! heureusement j’aurai le temps de calmer sa tête. En attendant, je vais reposer la mienne, qui est fatiguée d’écrire. Adieu, Vicomte.
De … ce 25 septembre 17… au soir.


Lettre LXXXVI

La Maréchale de *** à la Marquise de Merteuil (Billet inclus dans la précédente.)

Mon Dieu qu’est-ce donc que j’apprends, ma chère Madame ? est-il possible que ce petit Prévan fasse de pareilles abominations ? & encore vis-à-vis de vous ! A quoi on est exposé ! on ne sera donc plus en sûreté chez soi ! En vérité, ces événements-là consolent d’être vieille. Mais de quoi je ne me consolerai jamais, c’est d’avoir été en partie cause de ce que vous avez reçu chez vous un pareil monstre. Je vous promets bien que si ce qu’on m’en a dit est vrai, il ne remettra plus les pieds chez moi ; c’est le parti que tous les honnêtes gens prendront vis-à-vis de lui, s’ils font ce qu’ils doivent.
On m’a dit que vous vous étiez trouvée bien mal, & je suis inquiète de votre santé. Donnez-moi, je vous prie, de vos chères nouvelles ; ou faites-m’en donner par une de vos femmes, si vous ne le pouvez pas vous-même. Je ne vous demande qu’un mot pour me tranquilliser. Je serais accourue chez vous ce matin, sans mes bains que mon docteur ne me permet pas d’interrompre ; & il faut que j’aille cet après-midi à Versailles, toujours pour l’affaire de mon neveu.
Adieu, ma chère Madame ; comptez pour la vie sur ma sincère amitié.
Paris, le 25 septembre 17…


Lettre LXXXVII

La Marquise de Merteuil à Madame de Volanges

Je vous écris de mon lit, ma chère & bonne amie. L’événement le plus désagréable, & le plus impossible à prévoir, m’a rendue malade de saisissement & de chagrin. Ce n’est pas qu’assurément j’aie rien à me reprocher : mais il est toujours si pénible pour une femme honnête & qui conserve la modestie convenable à son sexe, de fixer sur elle l’attention publique, que je donnerais tout au monde pour avoir pu éviter cette malheureuse aventure ; & que je ne sais encore si je ne prendrai pas le parti d’aller attendre à la campagne qu’elle soit oubliée. Voici ce dont il s’agit.
J’ai rencontré chez la maréchale de *** un M. de Prévan que vous connaissez sûrement de nom, & que je ne connaissais pas autrement. Mais en le trouvant dans cette maison, j’étais bien autorisée, ce me semble, à le croire bonne compagnie. Il est assez bien fait de sa personne, & m’a paru ne pas manquer d’esprit. Le hasard & l’ennui du jeu me laissèrent seule de femme entre lui & l’évêque de ***, tandis que tout le monde était occupé au lansquenet. Nous causâmes tous trois jusqu’au moment du souper. A table, une nouveauté dont on parla lui donna l’occasion d’offrir sa loge à la Maréchale, qui l’accepta ; & il fut convenu que j’y aurais une place. C’était pour lundi dernier, aux Français. Comme la Maréchale venait souper chez moi au sortir du spectacle, je proposai à ce monsieur de l’y accompagner & il y vint. Le surlendemain il me fit une visite qui se passa en propos d’usage, & sans qu’il y eût du tout rien de marqué. Le lendemain il vint me voir le matin, ce qui me parut bien un peu leste : mais je crus qu’au lieu de le lui faire sentir par ma façon de le recevoir, il valait mieux l’avertir par une politesse que nous n’étions pas encore aussi intimement liés qu’il paraissait le croire. Pour cela je lui envoyai, le jour même, une invitation bien sèche & bien cérémonieuse, pour un souper que je donnais avant-hier. Certainement je ne lui adressai pas la parole quatre fois dans toute la soirée ; & lui, de son côté, se retira aussitôt sa partie finie. Vous conviendrez que jusque-là rien n’a moins l’air de conduire à une aventure : on fit, après les parties, une macédoine qui nous mena jusqu’à près de deux heures ; & enfin je me mis au lit.
Il y avait au moins une mortelle demi-heure que mes femmes étaient retirées, quand j’entendis du bruit dans mon appartement. J’ouvris mon rideau avec beaucoup de frayeur, & vis un homme entrer par la porte qui conduit à mon boudoir. Je jetai un cri perçant, & je reconnus, à la clarté de ma veilleuse, ce M. Prévan, qui, avec une effronterie inconcevable, me dit de ne pas m’alarmer ; qu’il allait m’éclaircir le mystère de sa conduite, & qu’il me suppliait de ne faire aucun bruit. En parlant, ainsi, il allumait une bougie ; j’étais saisie au point que je ne pouvais parler. Son air aisé & tranquille me pétrifiait, je crois, encore davantage. Mais il n’eut pas dit deux mots, que je vis quel était ce prétendu mystère ; & ma seule réponse fut, comme vous pouvez croire, de me pendre à ma sonnette.
Par un bonheur incroyable, tous les gens de l’office avaient veillé chez une de mes femmes, & n’étaient pas encore couchés. Ma femme de chambre qui, en venant chez moi, m’entendit parler avec beaucoup de chaleur, fut effrayée, & appela tout ce monde-là. Vous jugez quel scandale ! Mes gens étaient furieux ; je vis le moment où mon valet de chambre tuait Prévan. J’avoue que, pour l’instant, je fus fort aise de me voir en force ; en y réfléchissant aujourd’hui, j’aimerais mieux qu’il ne fût venu que ma femme de chambre ; elle aurait suffi, & j’aurais peut-être pu empêcher cet éclat qui m’afflige.
Au lieu de cela, le tumulte a réveillé les voisins, les gens ont parlé, & c’est depuis hier la nouvelle de tout Paris. M. de Prévan est en prison par ordre du commandant de son corps, qui a eu l’honnêteté de passer chez moi, pour me faire des excuses, m’a-t-il dit. Cette prison va encore augmenter le bruit ; mais je n’ai jamais pu obtenir que cela fût autrement. La ville & la Cour se sont fait écrire à ma porte, que j’ai fermée à tout le monde. Le peu de personnes que j’ai vues m’a dit qu’on me rendait justice, & que l’indignation publique était au comble contre M. de Prévan : assurément, il le mérite bien ; mais cela n’ôte pas le désagrément de cette aventure.
De plus, cet homme a sûrement quelques amis, & ses amis doivent être méchants : qui sait, qui peut savoir ce qu’ils inventeront pour me nuire ? Mon Dieu, qu’une jeune femme est malheureuse ! Elle n’a rien fait encore, quand elle s’est mise à l’abri de la médisance ; il faut qu’elle en impose même à la calomnie.
Mandez-moi, je vous prie, ce que vous auriez fait, ce que vous feriez à ma place ; enfin, tout ce que vous pensez. C’est toujours de vous que j’ai reçu les consolations les plus douces & les avis les plus sages ; c’est de vous aussi que j’aime le mieux à en recevoir.
Adieu, ma chère & bonne amie ; vous connaissez les sentiments qui m’attachent à vous pour jamais. J’embrasse votre aimable fille.
Paris, ce 26 septembre 17…


Lettre LXXXVIII

Cécile Volanges au Vicomte de Valmont

Malgré tout le plaisir que j’ai, Monsieur, à recevoir les lettres de M. le chevalier Danceny, & quoique je ne désire pas moins que lui que nous puissions nous voir encore, sans qu’on puisse nous en empêcher, je n’ai pas osé cependant faire ce que vous me proposez. Premièrement, c’est trop dangereux : cette clef que vous voulez que je mette à la place de l’autre, lui ressemble bien assez à la vérité : mais pourtant, il ne laisse pas d’y avoir encore de la différence, & Maman regarde à tout, & s’aperçoit de tout. De plus, quoiqu’on ne s’en soit pas encore servi depuis que nous sommes ici, il ne faut qu’un malheur ; & si on s’en apercevait, je serais perdue pour toujours. Et puis, il me semble aussi que ce serait bien mal ; faire comme cela une double clef, c’est bien fort ! Il est vrai que c’est vous qui auriez la bonté de vous en charger ; mais malgré cela, si on le savait, je n’en porterais pas moins le blâme & la faute, puisque ce serait pour moi que vous l’auriez fait. Enfin, j’ai voulu essayer deux fois de la prendre, & certainement cela serait bien facile, si c’était toute autre chose : mais je ne sais pas pourquoi je me suis toujours mise à trembler, & n’en ai jamais eu le courage. Je crois donc qu’il vaut mieux rester comme nous sommes.
Si vous avez toujours la bonté d’être aussi complaisant que jusqu’ici, vous trouverez toujours bien le moyen de me remettre une lettre. Même la dernière, sans le malheur qui a voulu que vous vous retourniez tout de suite dans un certain moment, nous aurions eu bien aisé. Je sens bien que vous ne pouvez pas, comme moi, ne songer qu’à ça ; mais j’aime mieux avoir plus de patience & ne pas tant risquer. Je suis sûre que M. Danceny dirait comme moi : car toutes les fois qu’il voulait quelque chose qui me faisait trop de peine, il consentait toujours que cela ne fût pas.
Je vous remettrai, Monsieur, en même temps que cette lettre, la vôtre, celle de M. Danceny, & votre clef. Je n’en suis pas moins reconnaissante de toutes vos bontés pour moi & je vous prie bien de me les continuer. Il est bien vrai que je suis bien malheureuse, & que sans vous je le serais encore bien davantage : mais, après tout, c’est ma mère ; il faut bien prendre patience. Et pourvu que M. Danceny m’aime toujours, & que vous ne m’abandonniez pas, il viendra peut-être un temps plus heureux.
En attendant, j’ai l’honneur d’être, Monsieur, avec bien de la reconnaissance, votre très humble & très obéissante servante.
De … ce 26 septembre 17…


Lettre LXXXIX.

Le Vicomte de Valmont au Chevalier Danceny.

Si vos affaires ne vont pas toujours aussi vite que vous le voudriez, mon ami, ce n’est pas tout à fait à moi qu’il faut vous en prendre. J’ai ici plus d’un obstacle à vaincre. La vigilance & la sévérité de Mme de Volanges ne sont pas les seuls ; votre jeune amie m’en oppose aussi quelques-uns. Soit froideur, ou timidité, elle ne fait pas toujours ce que je lui conseille ; & je crois cependant savoir mieux qu’elle ce qu’il faut faire.
J’avais trouvé un moyen simple, commode & sûr, de lui remettre vos lettres, & même de faciliter, par la suite, les entrevues que vous désirez : mais je n’ai pas pu la décider à s’en servir. J’en suis d’autant plus affligé, que je n’en vois pas d’autre pour vous rapprocher d’elle ; & que même pour votre correspondance, je crains sans cesse de nous compromettre tous trois. Or, vous jugez que je ne veux ni courir ce risque-là, ni vous y exposer l’un & l’autre.
Je serais pourtant vraiment peiné que le peu de confiance de votre petite amie m’empêchât de vous être utile : peut-être feriez-vous bien de lui en écrire. Voyez ce que vous voulez faire, c’est à vous seul à décider ; car ce n’est pas assez de servir ses amis, il faut encore les servir à leur manière. Ce pourrait être aussi une façon de plus de vous assurer de ses sentiments pour vous : car la femme qui garde une volonté à elle n’aime pas autant qu’elle le dit.
Ce n’est pas que je soupçonne votre maîtresse d’inconstance ; mais elle est bien jeune ; elle a grand peur de sa maman, qui, comme vous savez, ne cherche qu’à vous nuire ; & peut-être serait-il dangereux de rester trop longtemps sans l’occuper de vous. N’allez pas cependant vous inquiéter trop de ce que je vous dis là. Je n’ai dans le fond nulle raison de méfiance ; c’est uniquement la sollicitude de l’amitié.
Je ne vous écris pas plus longuement, parce que j’ai bien aussi quelques affaires pour mon compte. Je ne suis pas aussi avancé que vous : mais j’aime autant, & cela console ; & quand je ne réussirais pas pour moi, si je parviens à vous être utile, je trouverai toujours que j’ai bien employé mon temps. Adieu, mon ami.
Au château de… 26 septembre 17…


Lettre XC

La Présidente Tourvel au Vicomte de Valmont

Je désire beaucoup, Monsieur, que cette lettre ne vous fasse aucune peine ; ou, si elle doit vous en causer, qu’au moins elle puisse être adoucie par celle que j’éprouve en vous l’écrivant. Vous devez me connaître assez, à présent, pour être bien sûr que ma volonté n’est pas de vous affliger ; mais vous, sans doute, vous ne voudriez pas non plus me plonger dans un désespoir éternel. Je vous conjure donc, au nom de l’amitié tendre que je vous ai promise, au nom même des sentiments peut-être plus vifs, mais à coup sûr pas plus sincères, que vous avez pour moi, ne nous voyons plus ; partez, & jusque-là, fuyons surtout ces entretiens particuliers & trop dangereux où, par une inconcevable puissance, sans jamais parvenir à vous dire ce que je veux, je passe mon temps à écouter ce que je ne devrais pas entendre.
Hier encore, quand vous vîntes me joindre dans le parc, j’avais bien pour unique projet de vous dire ce que je vous écris aujourd’hui ; & cependant qu’ai-je fait, que m’occuper de votre amour ?… de votre amour, auquel jamais je ne dois répondre ! Ah ! de grâce, éloignez-vous de moi.
Ne craignez pas que votre absence altère jamais mes sentiments pour vous : comment parviendrais-je à les vaincre, quand je n’ai plus le courage de les combattre ? Vous le voyez, je vous dis tout ; je crains moins d’avouer ma faiblesse que d’y succomber : mais cet empire que j’ai perdu sur mes sentiments, je le conserverai sur mes actions ; oui, je le conserverai, j’y suis résolue ; fût-ce aux dépens de ma vie.
Hélas ! le temps n’est pas loin où je me croyais bien sûre de n’avoir jamais de pareils combats à soutenir ! Je m’en félicitais ; je m’en glorifiais peut-être trop. Le ciel a puni, cruellement puni cet orgueil : mais plein de miséricorde, même au moment qu’il nous frappe, il m’avertit encore avant ma chute ; & je serais doublement coupable, si je continuais à manquer de prudence, déjà prévenue que je n’ai plus de force.
Vous m’avez dit cent fois que vous ne voudriez pas d’un bonheur acheté par mes larmes. Ah ! ne parlons plus de bonheur, mais laissez-moi reprendre quelque tranquillité.
En accordant ma demande, quels nouveaux droits n’acquerrez-vous pas sur mon cœur ? & ceux-là, fondés sur la vertu, je n’aurai point à m’en défendre. Combien je me plairai dans ma reconnaissance ! Je vous devrai la douceur de goûter sans remords un sentiment délicieux. A présent, au contraire, effrayée de mes sentiments, de mes pensées, je crains également de m’occuper & de vous & de moi ; votre idée même m’épouvante : quand je ne peux la fuir, je la combats ; je ne l’éloigne pas, mais je la repousse.
Ne vaut-il pas mieux pour tous deux faire cesser cet état de trouble & d’anxiété ? O vous, dont l’âme toujours sensible, même au milieu de ses erreurs, est restée amie de la vertu, vous aurez égard à ma situation douloureuse, vous ne rejetterez pas ma prière ! Un intérêt plus doux, & non moins tendre, succédera à ces agitations violentes ; alors, respirant par vos bienfaits, je chérirai mon existence, & je dirai dans la joie de mon cœur : ce calme que je ressens, je le dois à mon ami.
En vous soumettant à quelques privations légères, que je ne vous impose point, mais que je vous demande, croirez-vous donc acheter trop cher la fin de mes tourments ? Ah ! si, pour vous rendre heureux, il ne fallait que consentir à être malheureuse, vous pouvez m’en croire, je n’hésiterais pas un moment… Mais devenir coupable !… non, mon ami, non, plutôt mourir mille fois.
Déjà assaillie par la honte, à la veille des remords, je redoute & les autres & moi-même ; je rougis dans le cercle, & frémis dans la solitude ; je n’ai plus qu’une vie de douleurs ; je n’aurai de tranquillité que par votre consentement. Mes résolutions les plus louables ne suffisent pas pour me rassurer ; j’ai formé celle-ci dès hier, & cependant j’ai passé cette nuit dans les larmes.
Voyez votre amie, celle que vous aimez, confuse & suppliante, vous demander le repos & l’innocence. Ah ! Dieu ! sans vous, eût-elle jamais été réduite à cette humiliante demande ? Je ne vous reproche rien ; je sens trop par moi-même combien il est difficile de résister à un sentiment impérieux. Une plainte n’est pas un murmure. Faites par générosité ce que je fais par devoir ; & à tous les sentiments que vous m’avez inspirés, je joindrai celui d’une éternelle reconnaissance. Adieu, adieu, Monsieur.
De … ce 27 septembre 17…