Lettre XCI à CV

Lettre XCI

Le Vicomte de Valmont à la Présidente Tourvel

Consterné par votre lettre, j’ignore encore, Madame, comment je pourrai y répondre. Sans doute, s’il faut choisir entre votre malheur & le mien, c’est à moi à me sacrifier, & je ne balance pas ; mais de si grands intérêts méritent bien, ce me semble, d’être avant tout discutés & éclaircis ; & comment y parvenir, si nous ne devons plus nous parler ni nous voir ?
Quoi ! tandis que les sentiments les plus doux nous unissent, une vaine terreur suffira pour nous séparer, peut-être sans retour ! En vain l’amitié tendre, l’ardent amour, réclameront leurs droits ; leurs voix ne seront point entendues ; & pourquoi ? quel est donc ce pressant danger qui vous menace ? Ah ! croyez-moi, de pareilles craintes, & si légèrement conçues, sont, à elles seules, de puissants motifs de sécurité.
Permettez-moi de vous le dire, je retrouve ici la trace des impressions défavorables qu’on vous a données sur moi. On ne tremble point auprès de l’homme qu’on estime ; on n’éloigne pas, surtout, celui qu’on a jugé digne de quelque amitié : c’est l’homme dangereux qu’on redoute & qu’on fuit.
Cependant, qui fut jamais plus respectueux & plus soumis que moi ? Déjà, vous le voyez, je m’observe dans mon langage ; je ne me permets plus ces noms si doux, si chers à mon cœur, & qu’il ne cesse pas de vous donner en secret. Ce n’est plus l’amant fidèle & malheureux, recevant les consolations & les conseils d’une amie tendre & sensible ; c’est l’accusé devant son juge, l’esclave devant son maître. Ces nouveaux titres imposent sans doute de nouveaux devoirs ; je m’engage à les remplir tous. Ecoutez-moi, & si vous me condamnez, j’y souscris, & je pars. Je promets davantage ; préférez-vous ce despotisme qui juge sans entendre ? vous sentez-vous le courage d’être injuste ? ordonnez, & j’obéis encore.
Mais ce jugement, ou cet ordre, que je l’entende de votre bouche. Et pourquoi ? m’allez-vous dire à votre tour. Ah ! que si vous faites cette question, vous connaissez peu l’amour & mon cœur ! N’est-ce donc rien que de vous voir encore une fois ? Eh ! quand votre bouche portera le désespoir dans mon âme, peut-être un regard consolateur l’empêchera d’y succomber. Enfin s’il me faut renoncer à l’amour, à l’amitié, pour qui seuls j’existe, au moins vous verrez votre ouvrage, & votre pitié me restera : cette faveur légère, quand même je ne la mériterais pas, je me soumets, ce me semble, à la payer assez cher, pour espérer de l’obtenir.
Quoi ! vous allez m’éloigner de vous ! Vous consentez donc à ce que nous devenions étrangers l’un à l’autre ? que dis-je ? vous le désirez ; & tandis que vous m’assurez que mon absence n’altérera point vos sentiments, vous ne pressez mon départ que pour travailler plus facilement à les détruire.
Déjà, vous me parlez de les remplacer par de la reconnaissance. Ainsi le sentiment qu’obtiendrait de vous un inconnu pour le plus léger service, votre ennemi même, en cessant de vous nuire, voilà ce que vous m’offrez ! & vous voulez que mon cœur s’en contente ! Interrogez le vôtre : si votre amant, si votre ami, venaient un jour vous parler de leur reconnaissance, ne leur diriez-vous pas avec indignation : "Retirez-vous, vous êtes des ingrats ? "
Je m’arrête & réclame votre indulgence. Pardonnez l’expression d’une douleur que vous faites naître ; elle ne nuira point à ma soumission parfaite. Mais je vous conjure à mon tour, au nom de ces sentiments si doux, que vous-même vous réclamez, ne refusez pas de m’entendre ; & par pitié du moins pour le trouble mortel où vous m’avez plongé, n’en éloignez pas le moment. Adieu, Madame.
De … ce 27 septembre 17… au soir.


Lettre XCII

Du Chevalier Danceny au Vicomte de Valmont

O mon ami ! votre lettre m’a glacé d’effroi. Cécile… O dieu ! est-il possible ! Cécile ne m’aime plus. Oui, je vois cette affreuse vérité à travers le voile dont votre amitié l’entoure. Vous avez voulu me préparer à recevoir ce coup mortel ; je vous remercie de vos soins, mais peut-on en imposer à l’amour ? Il court au-devant de tout ce qui l’intéresse ; il n’apprend pas son sort, il le devine. Je ne doute plus du mien : parlez-moi sans détour, vous le pouvez, & je vous prie. Mandez-moi tout ; ce qui a fait naître vos soupçons, ce qui les a confirmés. Les moindres détails sont précieux. Tâchez, surtout, de vous rappeler ses paroles. Un mot pour l’autre peut changer toute une phrase ; le même a quelquefois deux sens… Vous pouvez vous être trompé : hélas ! je cherche à me flatter encore. Que vous a-t-elle dit ? me fait-elle quelque reproche ? au moins ne se défend-elle pas de ses torts ? J’aurais dû prévoir ce changement, par les difficultés que, depuis un temps, elle trouve à tout. L’amour ne connaît pas tant d’obstacles.
Quel parti dois-je prendre ? que me conseillez-vous ? Si je tentais de la voir ? cela est-il donc impossible ? L’absence est si cruelle, si funeste !… & elle a refusé un moyen de me voir !… Vous ne me dites pas quel il était ; s’il y avait en effet trop de danger, elle sait bien que je ne veux pas qu’elle se risque trop. Mais aussi je connais votre prudence, et, pour mon malheur, je ne peux pas ne pas y croire.
Que vais-je faire à présent ? comment lui écrire ? Si je lui laisse voir mes soupçons, ils la chagrineront peut-être ; & s’ils sont injustes, me pardonnerais-je de l’avoir affligée ? Si je les lui cache, c’est la tromper, & je ne sais point dissimuler avec elle.
Oh ! si elle pouvait savoir ce que je souffre, ma peine la toucherait. Je la connais sensible ; elle a le cœur excellent, & j’ai mille preuves de son amour. Trop de timidité, quelque embarras, elle est si jeune ! & sa mère la traite avec tant de sévérité ! Je vas lui écrire ; je me contiendrai ; je lui demanderai seulement de s’en remettre entièrement à vous. Quand même elle refuserait encore, elle ne pourra pas au moins se fâcher de ma prière ; & peut-être elle consentira.
Vous, mon ami, je vous fais mille excuses, & pour elle & pour moi. Je vous assure qu’elle sent le prix de vos soins, qu’elle en est reconnaissante. Ce n’est pas méfiance, c’est timidité. Ayez de l’indulgence ; c’est le plus beau caractère de l’amitié. La vôtre m’est bien précieuse, & je ne sais comment reconnaître tout ce que vous faites pour moi. Adieu, je vais écrire tout de suite…
Je sens toutes mes craintes revenir ; qui m’eût dit que jamais il m’en coûterait de lui écrire ! Hélas ! hier encore, c’était mon plaisir le plus doux.
Adieu, mon ami ; continuez-moi vos soins, & plaignez-moi beaucoup.
Paris, ce 27 septembre 17…


Lettre XCIII

Du Chevalier Danceny à Cécile Volanges (Jointe à la précédente.)

Je ne puis vous dissimuler combien, j’ai été affligé en apprenant de Valmont le peu de confiance que vous continuez à avoir en lui. Vous n’ignorez pas qu’il est mon ami, que c’est la seule personne qui puisse nous rapprocher l’un de l’autre : j’avais cru que ces titres seraient suffisants auprès de vous ; je vois avec peine que je me suis trompé. Puis-je espérer qu’au moins vous m’instruirez de vos raisons ? Ne trouverez-vous pas encore quelques difficultés qui vous en empêcheront ? Je ne puis cependant deviner, sans vous, le mystère de cette conduite. Je n’ose soupçonner votre amour, sans doute aussi vous n’oseriez trahir le mien. Ah ! Cécile !…
Il est donc vrai que vous avez refusé un moyen de me voir ? un moyen simple, commode & sûr ? Et c’est ainsi que vous aimez ! Une si courte absence a bien changé vos sentiments. Mais pourquoi me tromper ? pourquoi me dire que vous m’aimez toujours, que vous m’aimez davantage ? Votre maman, en détruisant votre amour, a-t-elle aussi détruit votre candeur ? Si au moins elle vous a laissé quelque pitié, vous n’apprendrez pas sans peine les tourments affreux que vous me causez. Ah ! je souffrirais moins pour mourir.
Dites-moi donc, votre cœur m’est-il fermé sans retour ? m’avez-vous entièrement oublié ? Grâce à vos refus, je ne sais ni quand vous entendrez mes plaintes, ni quand vous y répondrez. L’amitié de Valmont avait assuré notre correspondance : mais vous, vous n’avez pas voulu ; vous la trouviez pénible, vous avez préféré qu’elle fût plus rare. Non, je ne croirai plus à l’amour, à la bonne foi. Eh ! qui peut-on croire, si Cécile m’a trompé ?
Répondez-moi donc ? est-il vrai que vous ne m’aimez plus ? Non, cela n’est pas possible ; vous vous faites illusion ; vous calomniez votre cœur. Une crainte passagère, un moment de découragement, mais que l’amour a bientôt fait disparaître : n’est-il pas vrai, ma Cécile ? ah ! sans doute, & j’ai tort de vous accuser. Que je serais heureux d’avoir tort ! que j’aimerais à vous faire de tendres excuses, à réparer ce moment d’injustice par une éternité d’amour !
Cécile, Cécile, ayez pitié de moi ! Consentez à me voir ; prenez-en tous les moyens ! Voyez ce que produit l’absence ! des craintes, des soupçons, peut-être de la froideur ! un seul regard, un seul mot, & nous serons heureux. Mais quoi ! puis-je encore parler de bonheur ? peut-être est-il perdu pour moi, perdu pour jamais. Tourmenté par la crainte, cruellement pressé entre le soupçon injuste & la vérité plus cruelle, je ne puis m’arrêter à aucune pensée ; je ne conserve d’existence que pour souffrir & vous aimer. Ah ! Cécile ! vous seule avez le droit de l’embellir, de me la rendre chère ; & j’attends du premier mot que vous prononcerez le retour du bonheur ou la certitude d’un désespoir éternel.
Paris, 27 septembre 17…


Lettre XCIV

Cécile Volanges au Chevalier Danceny

Je ne conçois rien à votre lettre, sinon la peine qu’elle me cause. Qu’est-ce que M. de Valmont vous a donc mandé, & qu’est-ce qui a pu vous faire croire que je ne vous aimais plus ? Cela serait peut-être bien heureux pour moi, car sûrement j’en serais moins tourmentée ; & il est bien dur, quand je vous aime comme je fais, de voir que vous croyez toujours que j’ai tort, & qu’au lieu de me consoler, ce soit de vous que me viennent toujours les peines qui me font le plus de chagrin. Vous croyez que je vous trompe, & que je vous dis ce qui n’est pas ! vous avez là une jolie idée de moi ! Mais quand je serais menteuse comme vous me le reprochez, quel intérêt y aurais-je ? Assurément, si je ne vous aimais plus, je n’aurais qu’à le dire, & tout le monde m’en louerait ; mais, par malheur, c’est plus fort que moi ; & il faut que ce soit pour quelqu’un qui ne m’en a pas d’obligation du tout !
Qu’est-ce que j’ai donc fait pour vous tant fâcher ? Je n’ai pas osé prendre une clef, parce que je craignais que Maman ne s’en aperçût, & que cela ne me causât encore du chagrin, & à vous aussi à cause de moi ; & puis encore, parce qu’il me semble que c’est mal fait. Mais ce n’était que M. de Valmont qui m’en avait parlé ; je ne pouvais pas savoir si vous le vouliez ou non, puisque vous n’en saviez rien. A présent que je sais que vous le désirez, est-ce que je refuse de la prendre ? je la prendrai dès demain ; & puis nous verrons ce que vous aurez encore à dire.
M. de Valmont a beau être votre ami ; je crois que je vous aime bien autant qu’il peut vous aimer, pour le moins ; & cependant c’est toujours lui qui a raison, & moi j’ai toujours tort. Je vous assure que je suis bien fâchée. Ça vous est bien égal, parce que vous savez que je m’apaise tout de suite : mais à présent que j’aurai cette clef, je pourrai vous voir quand je voudrai ; & je vous assure que je ne voudrai pas, quand vous agirez comme ça. J’aime encore mieux avoir du chagrin qui me vienne de moi, que s’il me venait de vous : voyez ce que vous voulez faire.
Si vous vouliez, nous nous aimerions tant ! & au moins n’aurions-nous de peines que celles qu’on nous fait ! Je vous assure bien que si j’étais ma maîtresse, vous n’auriez jamais à vous plaindre de moi : mais si vous ne me croyez pas, nous serons toujours bien malheureux, & ce ne sera pas ma faute. J’espère que bientôt nous pourrons nous voir, & qu’alors nous n’aurons plus d’occasions de nous chagriner comme à présent.
Si j’avais pu prévoir ça, j’aurais pris cette clef tout de suite : mais, en vérité, je croyais bien faire. Ne m’en voulez donc pas, je vous en prie. Ne soyez plus triste, & aimez-moi toujours autant que je vous aime : alors je serai bien contente. Adieu, mon cher ami.
Du château de… 28 septembre 17…


Lettre XCV

Cécile Volanges au Vicomte de Valmont

Je vous prie, Monsieur, de vouloir bien avoir la bonté de me remettre cette clef que vous m’aviez donnée pour mettre à la place de l’autre ; puisque tout le monde le veut, il faut bien que j’y consente aussi.
Je ne sais pas pourquoi vous avez mandé à M. Danceny que je ne l’aimais plus ; je ne crois pas vous avoir jamais donné lieu de le penser ; & cela lui a fait bien de la peine, & à moi aussi. Je sais bien que vous êtes son ami ; mais ce n’est pas une raison pour le chagriner, ni moi non plus. Vous me feriez bien plaisir de lui mander le contraire, la première fois que vous lui écrirez, & que vous en êtes sûr : car c’est en vous qu’il a le plus de confiance ; & moi, quand j’ai dit une chose, & qu’on ne la croit pas, je ne sais plus comment faire.
Pour ce qui est de la clef, vous pouvez être tranquille ; j’ai bien retenu tout ce que vous me recommandiez dans votre lettre. Cependant, si vous l’avez encore, & que vous vouliez me la donner en même temps, je vous promets que j’y ferai bien attention. Si ce pouvait être demain en allant dîner, je vous donnerais l’autre clef après-demain à déjeuner, & vous me la remettriez de la même façon que la première. Je voudrais bien que cela ne fût pas plus long, parce qu’il y aurait moins de temps à risquer que maman ne s’en aperçût.
Et puis, quand une fois vous aurez cette clef-là, vous aurez bien la bonté de vous en servir aussi pour prendre mes lettres ; & comme cela, M. Danceny aura plus souvent de mes nouvelles. Il est vrai que ce sera bien plus commode qu’à présent ; mais c’est que d’abord, cela m’a fait trop peur : je vous prie de m’excuser, & j’espère que vous n’en continuerez pas moins à être aussi complaisant que par le passé. J’en serai aussi toujours bien reconnaissante.
J’ai l’honneur d’être, Monsieur, votre très humble & très obéissante servante.
De … ce 28 septembre 17…


Lettre XCVI

Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

Je parie bien que, depuis votre aventure, vous attendez chaque jour mes compliments & mes éloges ; je ne doute même pas que vous n’ayez pris un peu d’humeur de mon long silence ; mais que voulez-vous ? j’ai toujours pensé que quand il n’y avait plus que des louanges à donner à une femme, on pouvait s’en reposer sur elle, & s’occuper d’autre chose. Cependant je vous remercie pour mon compte, & vous félicite pour le vôtre. Je veux bien même, pour vous rendre parfaitement heureuse, convenir que, pour cette fois, vous avez surpassé mon attente. Après cela, voyons si de mon côté j’aurai du moins rempli la vôtre en partie.
Ce n’est pas de Mme Tourvel que je veux vous parler ; sa marche trop lente vous déplaît. Vous n’aimez que les affaires faites. Les scènes filées vous ennuient ; & moi, jamais je n’avais goûté le plaisir que j’éprouve dans ces lenteurs prétendues.
Oui, j’aime à voir, à considérer cette femme prudente, engagée, sans s’en être aperçue, dans un sentier qui ne permet plus de retour, & dont la pente rapide & dangereuse l’entraîne malgré elle, & la force à me suivre. Là, effrayée du péril qu’elle court, elle voudrait s’arrêter, & ne peut se retenir. Ses soins & son adresse peuvent bien rendre ses pas moins grands ; mais il faut qu’ils se succèdent. Quelquefois, n’osant fixer le danger, elle ferme les yeux, & se laissant aller, s’abandonne à mes soins. Plus souvent ; une nouvelle crainte la ramène vers lui. Dans son effroi mortel, elle veut tenter encore de retourner en arrière ; elle épuise ses forces pour gravir péniblement un court espace ; & bientôt un magique pouvoir la replace plus près de ce même danger qu’elle venait de fuir avec tant d’efforts. Alors n’ayant plus que moi pour guide & pour appui, sans songer à me reprocher davantage une chute inévitable, elle m’implore pour la retarder. Les ferventes prières, les humbles supplications, tout ce que les mortels dans leur crainte, offrent à la divinité, c’est moi qui le reçois d’elle ; & vous voulez que, sourd à ses vœux, & détruisant moi-même le culte qu’elle me rend, j’emploie à la précipiter la puissance qu’elle invoque pour la soutenir ! Ah ! laissez-moi du moins le temps d’observer ces touchants combats entre l’amour & la vertu !
Eh quoi ! ce même spectacle qui vous fait courir au théâtre avec empressement, que vous y applaudissez avec fureur, le croyez-vous moins attachant dans la réalité ? Ces sentiments d’une âme pure & tendre, qui redoute le bonheur qu’elle désire, & ne cesse pas de se défendre, même alors qu’elle cesse de résister, vous les écoutez avec enthousiasme : ne seraient-ils sans prix que pour celui qui les fait naître ? Voilà pourtant, voilà les délicieuses jouissances que cette femme céleste m’offre chaque jour ! & vous me reprochez d’en savourer la douceur ! Ah ! le temps ne viendra que trop tôt, où, dégradée par sa chute, elle ne sera plus pour moi qu’une femme ordinaire.
Mais j’oublie, en vous parlant d’elle, que je ne voulais pas vous en parler. Je ne sais quelle puissance m’y attache, m’y ramène sans cesse, même alors que je l’outrage. Ecartons sa dangereuse idée ; que je redevienne moi-même pour traiter un sujet plus gai. Il s’agit de votre pupille, à présent devenue la mienne, & j’espère qu’ici vous allez me reconnaître.
Depuis quelques jours, mieux traité par ma tendre dévote, & par conséquent moins occupé d’elle, j’avais remarqué que la petite Volanges était en effet fort jolie ; & que, s’il y avait de la sottise à en être amoureux comme Danceny, peut-être n’y en avait-il pas moins de ma part, à ne pas chercher auprès d’elle une distraction que ma solitude me rendait nécessaire. Il me parut juste aussi de me payer des soins que je me donnais pour elle : je me rappelais en outre que vous me l’aviez offerte, avant que Danceny eût rien à y prétendre ; & je me trouvais fondé à réclamer quelques droits sur un bien qu’il ne possédait qu’à mon refus & par mon abandon. La jolie mine de la petite personne, sa bouche si fraîche, son air enfantin, sa gaucherie même, fortifiaient ces sages réflexions ; je résolus d’agir en conséquence, & le succès a couronné l’entreprise.
Déjà vous cherchez par quel moyen j’ai supplanté si tôt l’amant chéri ; quelle séduction convient à cet âge, à cette inexpérience. Epargnez-vous tant de peine, je n’en ai employé aucune. Tandis que, maniant avec adresse les armes de votre sexe, vous triomphiez par la finesse ; moi, rendant à l’homme ses droits imprescriptibles, je subjuguais par l’autorité. Sûr de saisir ma proie, si je pouvais la joindre, je n’avais besoin de ruse que pour m’en approcher, & même celle dont je me suis servi ne mérite presque pas ce nom.
Je profitai de la première lettre que je reçus de Danceny pour sa belle, & après l’en avoir avertie par le signal convenu entre nous, au lieu de mettre mon adresse à la lui rendre, je la mis à n’en pas trouver le moyen : cette impatience que je faisais naître, je feignais de la partager, & après avoir causé le mal, j’indiquai le remède.
La jeune personne habite une chambre dont une porte donne sur le corridor ; mais, comme de raison, la maman en avait pris la clef. Il ne s’agissait que de s’en rendre maître. Rien de plus facile dans l’exécution ; je ne demandais que d’en disposer deux heures & je répondais d’en avoir une semblable. Alors correspondances, entrevues, rendez-vous nocturnes, tout devenait commode & sûr : cependant, le croiriez-vous ? l’enfant timide prit peur & refusa. Un autre s’en serait désolé ; moi je n’y vis que l’occasion d’un plaisir plus piquant. J’écrivis à Danceny pour me plaindre de ce refus, & je fis si bien que notre étourdi n’eut de cesse qu’il n’eût obtenu, exigé même de sa craintive maîtresse, qu’elle accordât ma demande & se livrât toute à ma discrétion.
J’étais bien aise, je l’avoue, d’avoir ainsi changé de rôle, & que le jeune homme fît pour moi ce qu’il comptait que je ferais pour lui. Cette idée doublait, à mes yeux, le prix de l’aventure : aussi dès que j’ai eu la précieuse clef, me suis-je hâté d’en faire usage. C’était la nuit dernière.
Après m’être assuré que tout était tranquille dans le château, armé de ma lanterne sourde & dans la toilette que comportait l’heure & qu’exigeait la circonstance, j’ai rendu ma première visite à votre pupille. J’avais tout fait préparer (et cela par elle-même), pour pouvoir entrer sans bruit. Elle était dans son premier sommeil, & dans celui de son âge, de façon que je suis arrivé jusqu’à son lit, sans qu’elle se soit réveillée. J’ai d’abord été tenté d’aller plus avant, & d’essayer de passer pour un songe ; mais craignant l’effet de la surprise & le bruit qu’elle entraîne, j’ai préféré d’éveiller avec précaution la jolie dormeuse, & suis en effet parvenu à prévenir le cri que je redoutais.
Après avoir calmé ses premières craintes, comme je n’étais pas venu là pour causer, j’ai risqué quelques libertés. Sans doute on ne lui a pas bien appris dans son couvent à combien de périls divers est exposée la timide innocence, & tout ce qu’elle a à garder pour n’être pas surprise : car, portant toute son attention, toutes ses forces, à se défendre d’un baiser, qui n’était qu’une fausse attaque, tout le reste était laissé sans défense ; le moyen de n’en pas profiter ! J’ai donc changé ma marche, & sur-le-champ j’ai pris poste. Ici nous avons pensé être perdus tous deux : la petite fille, tout effarouchée, a voulu crier de bonne foi ; heureusement sa voix s’est éteinte dans les pleurs. Elle s’était jetée aussi au cordon de sa sonnette, mais mon adresse a retenu son bras à temps.
"Que voulez-vous faire", lui ai-je dit alors, "vous perdre pour toujours ? Qu’on vienne, & que m’importe ? A qui persuaderez-vous que je ne sois pas ici de votre aveu ? Quel autre que vous m’aura fourni le moyen de m’y introduire ? & cette clef que je tiens de vous, que je n’ai pu avoir que par vous, vous chargez-vous d’en indiquer l’usage ? " Cette courte harangue n’a calmé ni la douleur, ni la colère ; mais elle a amené la soumission. Je ne sais si mon ton lui prêtait de l’éloquence ; au moins est-il vrai qu’elle n’était pas embellie par le geste. Une main occupée pour la force, l’autre pour l’amour, quel orateur pourrait prétendre à la grâce en pareille position ? Si vous vous la peignez bien, vous conviendrez qu’en revanche elle était favorable à l’attaque ; mais moi, je n’entends rien à rien, et, comme vous dites, la femme la plus simple, une pensionnaire, me mène comme un enfant.
Celle-ci, tout en se désolant, sentait qu’il fallait prendre un parti, & entrer en composition. Les prières me trouvant inexorable, il a fallu passer aux offres. Vous croyez que j’ai vendu bien cher ce poste important : non, j’ai tout promis pour un baiser. Il est vrai que le baiser pris, je n’ai pas tenu ma promesse : mais j’avais de bonnes raisons. Etions-nous convenus qu’il serait pris ou donné ? A force de marchander, nous sommes tombés d’accord pour un second ; & celui-là, il était dit qu’il serait reçu. Alors ayant guidé ses bras timides autour de mon corps, & la pressant de l’un des miens plus amoureusement, le doux baiser a été reçu en effet ; mais bien, mais parfaitement reçu : tellement enfin que l’amour n’aurait pas pu mieux faire.
Tant de bonne foi méritait récompense, aussi ai-je aussitôt accordé la demande. La main s’est retirée ; mais je ne sais par quel hasard, je me suis trouvé moi-même à sa place. Vous me supposez là bien empressé, bien actif, n’est-il pas vrai ? Point du tout. J’ai pris goût aux lenteurs, vous dis-je. Une fois sûr d’arriver, pourquoi tant presser le voyage ?
Sérieusement, j’étais bien aise d’observer une fois la puissance de l’occasion, & je la trouvais ici dénuée de tout secours étranger. Elle avait pourtant à combattre l’amour ; & l’amour soutenu par la pudeur ou la honte ; & fortifié surtout par l’humeur que j’avais donnée & dont on avait beaucoup pris. L’occasion était seule ; mais elle était là, toujours offerte, toujours présente, & l’amour était absent.
Pour assurer mes observations, j’avais la malice de n’employer de force que ce qu’on en pouvait combattre. Seulement, si ma charmante ennemie ; abusant de ma facilité, se trouvait prête à m’échapper, je la contenais par cette même crainte, dont j’avais déjà éprouvé les heureux effets. Hé bien ! sans autre soin ; la tendre amoureuse, oubliant ses serments, a cédé d’abord & fini même par consentir : non pas qu’après ce premier moment les reproches & les larmes ne soient revenus de concert ; j’ignore s’ils étaient vrais ou feints : mais, comme il arrive toujours, ils ont cessé, dès que je me suis occupé à y donner lieu de nouveau. Enfin, de faiblesse en reproche, & de reproche en faiblesse, nous ne nous sommes séparés que satisfaits l’un de l’autre, & également d’accord pour le rendez-vous de ce soir.
Je ne me suis retiré chez moi qu’au point du jour, & j’étais rendu de fatigue & de sommeil : cependant j’ai sacrifié l’une & l’autre au désir de me trouver ce matin au déjeuner ; j’aime, de passion, les mines de lendemain. Vous n’avez pas d’idée de celle-ci. C’était un embarras dans le maintien ! une difficulté dans la marche ! des yeux toujours baissés, & si gros, & si battus ! Cette figure si ronde s’était tant allongée ! rien n’était si plaisant. Et pour la première fois, sa mère, alarmée de ce changement extrême, lui témoignait un intérêt assez tendre ! & la Présidente aussi, qui s’empressait autour d’elle ! Oh ! pour ces soins-là, ils ne sont que prêtés ; un jour viendra où on pourra les lui rendre, & ce jour n’est pas loin. Adieu, ma belle amie.
Du château de… 1er octobre 17…


Lettre XCVII

De Cécile Volanges à la Marquise de Merteuil

Ah ! mon Dieu, Madame, que je suis affligée ! que je suis malheureuse ! Qui me consolera dans ma peine ? qui me conseillera dans l’embarras où je me trouve ? Ce M. de Valmont !… & Danceny ! Non, l’idée de Danceny me met au désespoir… Comment vous raconter ? comment oser vous dire ?… Je ne sais comment faire. Cependant mon cœur est plein… Il faut que je parle à quelqu’un, & vous êtes la seule à qui je puisse, à qui j’ose me confier. Vous avez tant de bonté pour moi ! Mais n’en ayez pas dans ce moment-ci ; je n’en suis pas digne : que vous dirai-je ? je ne le désire point. Tout le monde ici m’a témoigné de l’intérêt aujourd’hui, ils ont tous augmenté ma peine. Je sentais tant que je ne le méritais pas ! Grondez-moi au contraire ; grondez-moi bien, car je suis bien coupable : mais après, sauvez-moi ; si vous n’avez pas la bonté de me conseiller, je mourrai de chagrin.
Apprenez donc… ma main tremble, comme vous voyez, je ne peux presque pas écrire, je me sens le visage tout en feu. Ah ! c’est bien le rouge de la honte. Hé bien ! je la souffrirai ; ce sera la première punition de ma faute. Oui, je vous dirai tout.
Vous saurez donc que M. de Valmont, qui m’a remis jusqu’à présent les lettres de M. Danceny, a trouvé tout d’un coup que c’était trop difficile ; il a voulu avoir une clef de ma chambre. Je puis bien vous assurer que je ne le voulais pas : mais il a été en écrire à Danceny, & Danceny l’a voulu aussi ; & moi, ça me fait tant de peine quand je lui refuse quelque chose, surtout depuis mon absence qui le rend si malheureux, que j’ai fini par y consentir. Je ne prévoyais pas le malheur qui en arriverait.
Hier, M. de Valmont s’est servi de cette clef pour venir dans ma chambre, comme j’étais endormie ; je m’y attendais si peu, qu’il m’a fait bien peur en me réveillant ; mais comme il m’a parlé tout de suite, je l’ai reconnu, & je n’ai pas crié ; & puis l’idée m’est venue d’abord, qu’il venait peut-être m’apporter une lettre de Danceny. C’en était bien loin. Un petit moment après, il a voulu m’embrasser ; & pendant que je me défendais, comme c’est naturel, il a si bien fait, que je n’aurais pas voulu pour toute chose au monde qu’il restât comme ça. Mais lui voulait un baiser auparavant. Il a bien fallu, car comment faire ? d’autant que j’avais essayé d’appeler ; mais outre que je n’ai pas pu, il a bien su me dire que s’il venait quelqu’un, il saurait bien rejeter toute la faute sur moi ; & en effet, c’était bien facile, à cause de cette clef. Ensuite il ne s’est pas retiré davantage. Il en a voulu un second ; & celui-là, je ne savais pas ce qui en était, mais il m’a toute troublée, & après, c’était encore pis qu’auparavant. Oh ! par exemple, c’est bien mal ça. Enfin après…, vous m’exempterez bien de dire le reste ; mais je suis malheureuse autant qu’on peut l’être.
Ce que je me reproche le plus, & dont il faut pourtant que je vous parle, c’est que j’ai peur de ne m’être pas défendue autant que je le pouvais. Je ne sais pas comment cela se faisait : sûrement, je n’aime pas M. de Valmont, bien au contraire ; & il y avait des moments où j’étais comme si je l’aimais. Vous jugez bien que ça ne m’empêchait pas de lui dire toujours que non ; mais je sentais bien que je ne faisais pas comme je disais ; & ça, c’était comme malgré moi ; & puis aussi, j’étais bien troublée ! S’il est toujours aussi difficile que ça de se défendre, il faut y être bien accoutumée ! Il est vrai que ce M. de Valmont a des façons de dire, qu’on ne sait pas comment faire pour lui répondre : enfin, croiriez-vous que quand il s’en est allé, j’en étais comme fâchée, & que j’ai eu la faiblesse de consentir qu’il revînt ce soir : ça me désole encore plus que tout le reste.
Oh ! malgré ça, je vous promets bien que je l’empêcherai d’y venir. Il n’a pas été sorti, que j’ai bien senti que j’avais eu bien tort de lui promettre. Aussi j’ai pleuré tout le reste du temps. C’est surtout Danceny qui me faisait de la peine ! toutes les fois que je songeais à lui, mes pleurs redoublaient que j’en étais suffoquée, & j’y songeais toujours… Et à présent encore, vous en voyez l’effet ; voilà mon papier tout trempé. Non, je ne me consolerai jamais, ne fût-ce qu’à cause de lui… Enfin, je n’en pouvais plus, & pourtant je n’ai pas pu dormir une minute. Et ce matin en me levant, quand je me suis regardée au miroir, je faisais peur, tant j’étais changée.
Maman s’en est aperçue dès qu’elle m’a vue, & elle m’a demandé ce que j’avais. Moi, je me suis mise à pleurer tout de suite. Je croyais qu’elle m’allait gronder, & peut-être ça m’aurait fait moins de peine : mais, au contraire. Elle m’a parlé avec douceur ! Je ne le méritais guère. Elle m’a dit de ne pas m’affliger comme ça ! Elle ne savait pas le sujet de mon affliction. Que je me rendrais malade ! Il y a des moments où je voudrais être morte. Je n’ai pas pu y tenir. Je me suis jetée dans ses bras en sanglotant, & en lui disant : "Ah ! Maman, votre fille est bien malheureuse ! " Maman n’a pas pu s’empêcher de pleurer un peu ; & tout cela n’a fait qu’augmenter mon chagrin : heureusement elle ne m’a pas demandé pourquoi j’étais si malheureuse, car je n’aurais su que lui dire.
Je vous en supplie, Madame, écrivez-moi le plus tôt que vous pourrez, & dites-moi ce que je dois faire : car je n’ai le courage de songer à rien, & je ne fais que m’affliger. Vous voudrez bien m’adresser votre lettre par M. de Valmont ; mais, je vous en prie, si vous lui écrivez en même temps, ne lui parlez pas que je vous aie rien dit.
J’ai l’honneur d’être, Madame, avec toujours bien de l’amitié, votre très humble & très obéissante servante…
Je n’ose pas signer cette lettre.
Du château de… 1er octobre 17…


Lettre XCVIII

Madame de Volanges à la Marquise de Merteuil

Il y a bien peu de jours, ma charmante amie, que c’était vous qui me demandiez des consolations & des conseils : aujourd’hui, c’est mon tour ; & je vous fais pour moi la même demande que vous me faisiez pour vous. Je suis bien réellement affligée, & je crains de n’avoir pas pris les meilleurs moyens pour éviter le chagrin que j’éprouve.
C’est ma fille qui cause mon inquiétude. Depuis mon départ, je l’avais bien vue toujours triste & chagrine ; mais je m’y attendais, & j’avais armé mon cœur d’une sévérité que je jugeais nécessaire. J’espérais que l’absence, les distractions détruiraient bientôt un amour que je regardais plutôt comme une erreur de l’enfance, que comme une véritable passion. Cependant loin d’avoir rien gagné depuis mon séjour ici, je m’aperçois que cette enfant se livre de plus en plus à une mélancolie dangereuse ; & je crains, tout de bon, que sa santé ne s’altère. Particulièrement depuis quelques jours, elle change à vue d’œil. Hier, surtout, elle me frappa, & tout le monde ici en fut vraiment alarmé.
Ce qui me prouve encore combien elle est affectée vivement, c’est que je la vois prête à surmonter la timidité qu’elle a toujours eue avec moi. Hier matin, sur la simple demande que je lui fis si elle était malade, elle se précipita dans mes bras en me disant qu’elle était bien malheureuse ; & elle pleura aux sanglots ! Je ne puis vous rendre la peine qu’elle m’a faite ; les larmes me sont venues aux yeux tout de suite ; & je n’ai eu que le temps de me détourner, pour empêcher qu’elle ne me vît. Heureusement j’ai eu la prudence de ne lui faire aucune question, & elle n’a pas osé m’en dire davantage : mais il n’en est pas moins clair que c’est cette malheureuse passion qui la tourmente.
Quel parti prendre pourtant, si cela dure ? ferai-je le malheur de ma fille ? tournerai-je contre elle les qualités les plus précieuses de l’âme, la sensibilité & la constance ? est-ce pour cela que je suis sa mère ? & quand j’étoufferais ce sentiment si naturel qui nous fait vouloir le bonheur de notre enfant ; quand je regarderais comme une faiblesse ce que je crois, au contraire, le premier, le plus sacré de nos devoirs ; si je force son choix, n’aurai-je pas à répondre des suites funestes qu’il peut avoir ? Quel usage à faire de l’autorité maternelle, que de placer sa fille entre le crime & le malheur !
Non, mon amie, je n’imiterai pas ce que j’ai blâmé si souvent. J’ai pu, sans doute, tenter de faire un choix pour ma fille ; je ne faisais en cela que l’aider de mon expérience : ce n’était pas un droit que j’exerçais, je remplissais un devoir. J’en trahirais un, au contraire, en disposant d’elle au mépris d’un penchant que je n’ai pas su empêcher de naître, & dont elle ni moi ne pouvons connaître ni la durée ni l’étendue. Non, je ne souffrirai point qu’elle épouse celui-ci pour aimer celui-là, & j’aime mieux compromettre mon autorité que sa vertu.
Je crois donc que je vais prendre le parti le plus sage, de retirer la parole que j’ai donnée à M. de Gercourt. Vous venez d’en voir les raisons ; elles me paraissent devoir l’emporter sur ma promesse. Je dis plus ; dans l’état où sont les choses, remplir mon engagement, ce serait véritablement le violer. Car enfin, si je dois à ma fille de ne pas livrer son secret à M. de Gercourt, je dois au moins à celui-ci de ne pas abuser de l’ignorance où je le laisse, & de faire pour lui tout ce que je crois qu’il ferait lui-même, s’il était instruit. Irai-je, au contraire, le trahir indignement, quand il se livre à ma foi, et, tandis qu’il m’honore en me choisissant pour sa seconde mère, le tromper dans le choix qu’il veut faire de la mère de ses enfants ? Ces réflexions si vraies & auxquelles je ne peux me refuser, m’alarment plus que je ne puis vous dire.
Aux malheurs qu’elles me font redouter, je compare ma fille, heureuse avec l’époux que son cœur a choisi, ne connaissant ses devoirs que par la douceur qu’elle trouve à les remplir ; mon gendre également satisfait & se félicitant, chaque jour, de son choix ; chacun d’eux ne trouvant de bonheur que dans le bonheur de l’autre, & celui de tous deux se réunissant pour augmenter le mien. L’espoir d’un avenir si doux doit-il être sacrifié à de vaines considérations ? Et quelles sont celles qui me retiennent ? uniquement des vues d’intérêt. De quel avantage sera-t-il donc pour ma fille d’être née riche, si elle n’en doit pas moins être esclave de la fortune.
Je conviens que M. de Gercourt est un parti meilleur, peut-être, que je ne pouvais l’espérer pour ma fille ; j’avoue même que j’ai été extrêmement flattée du choix qu’il a fait d’elle. Mais enfin, Danceny est d’une aussi bonne maison que lui ; il ne lui cède en rien pour les qualités personnelles ; il a sur M. de Gercourt l’avantage d’aimer & d’être aimé : il n’est pas riche à la vérité ; mais ma fille ne l’est-elle pas assez pour eux deux ? Ah ! pourquoi lui ravir la satisfaction si douce d’enrichir ce qu’elle aime !
Ces mariages qu’on calcule au lieu de les assortir, qu’on appelle de convenance, & où tout se convient en effet, hors les goûts & les caractères, ne sont-ils pas la source la plus féconde de ces éclats scandaleux qui deviennent tous les jours plus fréquents ? J’aime mieux différer ; au moins j’aurai le temps d’étudier ma fille que je ne connais pas. Je me sens bien le courage de lui causer un chagrin passager, si elle doit en recueillir un bonheur plus solide : mais de risquer de la livrer à un désespoir éternel, cela n’est pas dans mon cœur.
Voilà, ma chère amie, les idées qui me tourmentent, & sur quoi je réclame vos conseils. Ces objets sévères contrastent beaucoup avec votre aimable gaieté, & ne paraissent guère de votre âge ; mais vous êtes tant au-dessus de lui ! Votre amitié d’ailleurs aidera votre prudence ; & je ne crains point que l’une ou l’autre se refusent à la sollicitude maternelle qui les implore.
Adieu, ma charmante amie ; ne doutez jamais de la sincérité de mes sentiments.
Du château de… 2 octobre 17…


Lettre XCIX

Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

Encore de petits événements, ma belle amie ; mais des scènes seulement, point d’actions. Ainsi, armez-vous de patience ; prenez-en même beaucoup : car tandis que ma Présidente marche à si petits pas, votre pupille recule, & c’est bien pis encore. Hé bien ! j’ai le bon esprit de m’amuser de ces misères-là. Véritablement je m’accoutume fort bien à mon séjour ici, & je puis dire que dans le triste château de ma vieille tante, je n’ai pas éprouvé un moment d’ennui. Au fait, n’y ai-je pas jouissances, privations, espoir, incertitude ? Qu’a-t-on de plus sur un plus grand théâtre ? des spectateurs ? Hé ! laissez faire, ils ne manqueront pas. S’ils ne me voient pas à l’ouvrage, je leur montrerai ma besogne faite ; ils n’auront plus qu’à admirer & applaudir. Oui, ils applaudiront ; car je puis enfin prédire, avec certitude, le moment de la chûte de mon austère Dévote. J’ai assisté ce soir à l’agonie de la vertu. La douce faiblesse va régner à sa place. Je n’en fixe pas l’époque plus tard qu’à notre première entrevue : mais déjà je vous entends crier à l’orgueil. Annoncer sa victoire, se vanter à l’avance ! Hé, là, là, calmez-vous ! Pour vous prouver ma modestie, je vais commencer par l’histoire de ma défaite.
En vérité, votre pupille est une petite personne bien ridicule ! C’est bien un enfant qu’il faudrait traiter comme tel, & à qui on ferait grâce en ne le mettant qu’en pénitence ! Croiriez-vous qu’après ce qui s’est passé avant-hier entre elle & moi, après la façon amicale dont nous nous sommes quittés hier matin ; lorsque j’ai voulu y retourner le soir, comme elle en était convenue, j’ai trouvé sa porte fermée en dedans ? Qu’en dites-vous ? on éprouve quelquefois de ces enfantillages-là la veille ; mais le lendemain ! cela n’est-il pas plaisant ?
Je n’en ai pourtant pas ri d’abord ; jamais je n’avais autant senti l’empire de mon caractère. Assurément j’allais à ce rendez-vous sans plaisir, & uniquement par procédé. Mon lit, dont j’avais grand besoin, me semblait, pour le moment, préférable à celui de tout autre, & je ne m’en étais éloigné qu’à regret. Cependant je n’ai pas eu plus tôt trouvé un obstacle, que je brûlais de le franchir ; j’étais humilié, surtout, qu’un enfant m’eût joué. Je me retirai donc avec beaucoup d’humeur, & dans le projet où j’étais de ne plus me mêler de ce sot enfant, ni de ses affaires, je lui avais écrit, sur-le-champ, un billet que je comptais lui remettre aujourd’hui, & où je l’évaluais à son juste prix. Mais, comme on dit, la nuit porte conseil ; j’ai trouvé ce matin que, n’ayant pas ici le choix des distractions, il fallait garder celle-là : j’ai donc supprimé le sévère billet. Depuis que j’y ai réfléchi, je ne reviens pas d’avoir pu avoir l’idée de finir une aventure, avant d’avoir en main de quoi en perdre l’héroïne. Où nous mène pourtant un premier mouvement ! Heureux, ma belle amie, qui a su, comme vous, s’accoutumer de bonne heure à n’y jamais céder ! Enfin j’ai différé ma vengeance ; j’ai fait ce sacrifice à vos vues sur Gercourt.
A présent que je ne suis plus en colère, je ne vois plus que du ridicule dans la conduite de votre pupille. En effet, je voudrais bien savoir ce qu’elle espère gagner par là ! pour moi je m’y perds ; si ce n’est que pour se défendre, il faut convenir qu’elle s’y prend un peu tard. Il faudra bien qu’un jour elle me dise le mot de cette énigme ! j’ai grande envie de le savoir. C’est peut-être seulement qu’elle se trouvait fatiguée ? Franchement cela se pourrait ; car, sans doute, elle ignore encore que les flèches de l’amour, comme la lance d’Achille, portent avec elles le remède aux blessures qu’elles font. Mais non, à sa petite grimace de toute la journée, je parierais qu’il entre là-dedans du repentir… là… quelque chose de vertu… De la vertu ! c’est bien à elle qu’il convient d’en avoir. Ah ! qu’elle la laisse à la femme véritablement née pour elle, la seule qui sache l’embellir, qui la ferait aimer… Pardon, ma belle amie, mais c’est ce soir même que s’est passée, entre Mme de Tourvel & moi, la scène dont j’ai à vous rendre compte, & j’en conserve encore quelque émotion. J’ai besoin de me faire violence pour me distraire de l’impression qu’elle m’a faite ; c’est même pour m’y aider, que je me suis mis à vous écrire. Il faut pardonner quelque chose à ce premier moment.
Il y a déjà quelques jours que nous sommes d’accord, Mme de Tourvel & moi, sur nos sentiments ; nous ne disputions plus que sur les mots. C’était toujours, à la vérité, son amitié qui répondait à mon amour : mais ce langage de convention ne changeait pas le fond des choses ; & quand nous serions restés ainsi, j’en aurais peut-être été moins vite, mais non pas moins sûrement. Déjà même il n’était plus question de m’éloigner, comme elle le voulait d’abord ; & pour les entretiens que nous avons journellement, si je mets mes soins à lui en offrir l’occasion, elle met les siens à la saisir.
Comme c’est ordinairement à la promenade que se passent nos petits rendez-vous, le temps affreux qu’il a fait tout aujourd’hui ne m’en laissait pas espérer : j’en étais même vraiment contrarié ; je ne prévoyais pas combien je devais gagner à ce contre-temps.
Ne pouvant pas se promener, on s’est mis à jouer en sortant de table ; & comme je joue peu, & que je ne suis plus nécessaire, j’ai pris ce temps pour monter chez moi, sans autre projet que d’y attendre à peu près la fin de la partie.
Je retournais joindre le cercle, quand j’ai trouvé la charmante femme qui entrait dans son appartement, & qui, soit imprudence ou faiblesse, m’a dit de sa douce voix : "Où allez-vous donc ? il n’y a personne au salon." Il ne m’en a pas fallu davantage, comme vous pouvez croire, pour essayer d’entrer chez elle ; j’y ai trouvé moins de résistance que je ne m’y attendais. Il est vrai que j’avais eu la précaution de commencer la conversation à la porte, & de la commencer indifférente ; mais à peine avons-nous été établis, que j’ai ramené la véritable, & que j’ai parlé de mon amour à mon amie. Sa première réponse, quoique simple, m’a paru assez expressive : "Oh ! tenez, m’a-t-elle dit, ne parlons pas de cela ici" ; & elle tremblait. La pauvre femme ! elle se voit mourir.
Pourtant elle avait tort de craindre. Depuis quelque temps, assuré du succès un jour ou l’autre, & la voyant user tant de force dans d’inutiles combats, j’avais résolu de ménager les miennes, & d’attendre sans effort, qu’elle se rendît de lassitude. Vous sentez bien qu’ici il faut un triomphe complet, & que je ne veux rien devoir à l’occasion. C’était même d’après ce plan formé, & pour pouvoir être pressant, sans m’engager trop, que je suis revenu à ce mot d’amour, si obstinément refusé : sûr qu’on me croyait assez d’ardeur, j’ai essayé un ton plus tendre. Ce refus ne me fâchait plus, il m’affligeait ; ma sensible amie ne me devait-elle pas quelques consolations ?
Tout en me consolant, une main était restée dans la mienne ; le joli corps était appuyé sur mon bras, & nous étions extrêmement rapprochés. Vous avez sûrement remarqué combien, dans cette situation, à mesure que la défense mollit, les demandes & les refus passent de plus près ; comment la tête se détourne & les regards se baissent, tandis que les discours, toujours prononcés d’une voix faible, deviennent rares & entrecoupés. Ces symptômes précieux annoncent, d’une manière non équivoque, le consentement de l’âme : mais rarement a-t-il encore passé jusqu’aux sens ; je crois même qu’il est toujours dangereux de tenter quelque entreprise trop marquée ; parce que cet état d’abandon n’étant jamais sans un plaisir très doux, on ne saurait forcer d’en sortir, sans causer une humeur qui tourne infailliblement au profit de la défense.
Mais, dans le cas présent, la prudence m’était d’autant plus nécessaire, que j’avais surtout à redouter l’effroi que cet oubli d’elle-même ne manquerait pas de causer à ma tendre rêveuse. Aussi cet aveu que je demandais, je n’exigeais pas même qu’il fût prononcé ; un regard pouvait suffire : un seul regard, & j’étais heureux.
Ma belle amie, les beaux yeux se sont en effet levés sur moi ; la bouche céleste a même prononcé : "Eh bien ! oui, je…" Mais tout à coup le regard s’est éteint, la voix a manqué, & cette femme adorable est tombée dans mes bras. A peine avais-je eu le temps de l’y recevoir, que, se dégageant avec une force convulsive, la vue égarée & les mains élevées vers le ciel…"Dieu… ô mon Dieu, sauvez-moi ! " s’est-elle écriée ; & sur-le-champ, plus prompte que l’éclair, elle était à genoux à dix pas de moi. Je l’entendais prête à suffoquer. Je me suis avancé pour la secourir, mais elle, prenant mes mains qu’elle baignait de pleurs, quelquefois même embrassant mes genoux : "Oui, ce sera vous, disait-elle, ce sera vous qui me sauverez ! Vous ne voulez pas ma mort, laissez-moi ; sauvez-moi ; laissez-moi ; au nom de Dieu, laissez-moi" Et ces discours peu suivis s’échappaient à peine, à travers des sanglots redoublés. Cependant elle me tenait avec une force qui ne m’aurait pas permis de m’éloigner ; alors rassemblant les miennes, je l’ai soulevée dans mes bras. Au même instant les pleurs ont cessé ; elle ne parlait plus, tous ses membres se sont raidis, & de violentes convulsions ont succédé à cet orage.
J’étais, je l’avoue, violemment ému, & je crois que j’aurais consenti à sa demande, quand même les circonstances ne m’y auraient pas forcé. Ce qu’il y a de vrai, c’est qu’après lui avoir donné quelques secours, je l’ai laissée comme elle m’en priait, & que je m’en félicite. Déjà j’en ai presque reçu le prix.
Je m’attendais, qu’ainsi que le jour de ma première déclaration, elle ne se montrerait pas de la soirée. Mais vers les huit heures, elle est descendue au salon, & a seulement annoncé au cercle qu’elle s’était trouvée fort incommodée. Sa figure était abattue, sa voix faible & son maintien composé ; mais son regard était doux, & souvent il s’est fixé sur moi. Son refus de jouer m’ayant même obligé de prendre sa place, elle a pris la sienne à mes côtés. Pendant le souper, elle est restée seule dans le salon. Quand on y est revenu, j’ai cru m’apercevoir qu’elle avait pleuré ; pour m’en éclaircir, je lui ai dit qu’il me semblait qu’elle s’était encore ressentie de son incommodité ; à quoi elle m’a obligeamment répondu : "Ce mal-là ne s’en va pas si vite qu’il vient ! " Enfin quand on s’est retiré, je lui ai donné la main ; & à la porte de son appartement elle a serré la mienne avec force. Il est vrai que ce mouvement m’a paru avoir quelque chose d’involontaire : mais tant mieux ; c’est une preuve de plus de mon empire.
Je parierais qu’à présent elle est enchantée d’en être là : tous les frais sont faits ! il ne reste plus qu’à jouir. Peut-être, pendant que je vous écris, s’occupe-t-elle déjà de cette douce idée ! & quand même elle s’occuperait au contraire d’un nouveau projet de défense, ne savons-nous pas bien ce que deviennent tous ces projets-là ? Je vous le demande, cela peut-il aller plus loin que notre prochaine entrevue ? Je m’attends bien, par exemple, qu’il y aura quelques façons pour l’accorder : mais bon ! le premier pas franchi, ces prudes austères savent-elles s’arrêter ? leur amour est une véritable explosion ; la résistance y donne plus de force. Ma farouche dévote courrait après moi, si je cessais de courir après elle.
Enfin, ma belle amie, incessamment j’arriverai chez vous, pour vous sommer de votre parole. Vous n’avez pas oublié sans doute ce que vous m’avez promis après le succès ; cette infidélité à votre Chevalier ? êtes-vous prête ? pour moi, je la désire comme si jamais nous ne nous étions connus. Au reste, vous connaître est peut-être une raison pour la désirer davantage…
Je suis juste & ne suis point galant[1].
Aussi ce sera la première infidélité que je ferai à ma grave conquête ; & je vous promets de profiter du premier prétexte, pour m’absenter vingt-quatre heures d’auprès d’elle. Ce sera sa punition de m’avoir tenu si longtemps éloigné de vous. Savez-vous que voilà plus de deux mois que cette aventure m’occupe ? oui, deux mois & trois jours ; il est vrai que je compte demain, puisqu’elle ne sera véritablement consommée qu’alors. Cela me rappelle que Mme de B*** a résisté les trois mois complets. Je suis bien aise de voir que la franche coquetterie a plus de défense que l’austère vertu.
Adieu, ma belle amie ; il faut vous quitter, car il est fort tard. Cette lettre m’a mené plus loin que je ne comptais ; mais comme j’envoie demain matin à Paris, j’ai voulu en profiter, pour vous faire partager un jour plus tôt la joie de votre ami.
Du château de… 2 octobre 17… au soir.


Lettre C

Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

Mon amie, je suis joué, trahi, perdu ; je suis au désespoir : Mme de Tourvel est partie. Elle est partie, & je ne l’ai pas su ! & je n’étais pas là pour m’opposer à son départ ! pour lui reprocher son indigne trahison ! Ah ! ne croyez pas que je l’eusse laissée partir ; elle serait restée ; oui, elle serait restée, eussé-je dû employer la violence. Mais quoi ! dans ma crédule sécurité, je dormais tranquillement ; je dormais & la foudre est tombée sur moi. Non, je ne conçois rien à ce départ ; il faut renoncer à connaître les femmes.
Quand je me rappelle la journée d’hier ! que dis-je ? la soirée même ! Ce regard si doux ! cette voix si tendre ! & cette main serrée ! & pendant ce temps, elle projetait de me fuir ! O femmes, femmes ! plaignez-vous donc, si l’on vous trompe ! Mais oui, toute perfidie qu’on emploie est un vol qu’on vous fait.
Quel plaisir j’aurai à me venger ! je la retrouverai, cette femme perfide ; je reprendrai mon empire sur elle. Si l’amour m’a suffi pour en trouver les moyens, que ne fera-t-il pas, aidé de la vengeance ? Je la verrai encore à mes genoux, tremblante & baignée de pleurs, me criant merci de sa trompeuse voix ; & moi, je serai sans pitié.
Que fait-elle à présent ? que pense-t-elle ? Peut-être elle s’applaudit de m’avoir trompé, et, fidèle aux goûts de son sexe, ce plaisir lui paraît le plus doux. Ce que n’a pu la vertu tant vantée, l’esprit de ruse l’a produit sans effort. Insensé ! je redoutais sa sagesse ; c’était sa mauvaise foi que je devais craindre.
Et être obligé de dévorer mon ressentiment ! n’oser montrer qu’une tendre douleur, quand j’ai le cœur rempli de rage ! me voir réduit à supplier encore une femme rebelle, qui s’est soustraite à mon empire ! devais-je donc être humilié à ce point ? & par qui ? par une femme timide, qui jamais ne s’est exercée à combattre. A quoi me sert de m’être établi dans son cœur, de l’avoir embrasé de tous les feux de l’amour, d’avoir porté jusqu’au délire le trouble de ses sens, si, tranquille dans sa retraite, elle peut aujourd’hui s’enorgueillir de sa fuite plus que moi de mes victoires ? Et je le souffrirais ? mon amie, vous ne le croyez pas ; vous n’avez pas de moi cette humiliante idée !
Mais quelle fatalité m’attache à cette femme ? cent autres ne désirent-elles pas mes soins ? ne s’empresseront-elles pas d’y répondre ? Quand même aucune ne vaudrait celle-ci, l’attrait de la variété, le charme des nouvelles conquêtes, l’éclat de leur nombre, n’offrent-ils pas des plaisirs assez doux ? Pourquoi courir après celui qui nous fuit, & négliger ceux qui se présentent ? Ah ! pourquoi ?… Je l’ignore, mais je l’éprouve fortement.
Il n’est plus pour moi de bonheur, de repos, que par la possession de cette femme que je hais & que j’aime avec une égale fureur. Je ne supporterai mon sort que du moment où je disposerai du sien. Alors, tranquille & satisfait, je la verrai, à son tour, livrée aux orages que j’éprouve en ce moment ; j’en exciterai mille autres encore. L’espoir & la crainte, la méfiance & la sécurité, tous les maux inventés par la haine, tous les biens accordés par l’amour, je veux qu’ils remplissent son cœur, qu’ils s’y succèdent à ma volonté. Ce temps viendra… Mais que de travaux encore ! que j’en étais près hier ! & qu’aujourd’hui je m’en vois éloigné ! Comment m’en rapprocher ? je n’ose tenter aucune démarche ; je sens que pour prendre un parti il faudrait être plus calme, & mon sang bout dans mes veines.
Ce qui redouble mon tourment, c’est le sang-froid avec lequel chacun répond à mes questions sur cet événement, sur sa cause, sur tout ce qu’il offre d’extraordinaire. Personne ne sait rien, personne ne désire de rien savoir : à peine en aurait-on parlé, si j’avais consenti qu’on parlât d’autre chose. Mme de Rosemonde, chez qui j’ai couru ce matin quand j’ai appris cette nouvelle, m’a répondu avec le froid de son âge, que c’était la suite naturelle de l’indisposition que Mme de Tourvel avait eue hier ; qu’elle avait craint une maladie, & qu’elle avait préféré d’être chez elle : elle trouva cela tout simple ; elle en aurait fait autant, m’a-t-elle dit : comme s’il pouvait y avoir quelque chose de commun entre elles deux ! entre elle, qui n’a plus qu’à mourir, & l’autre, qui fait le charme & le tourment de ma vie !
Mme de Volanges, que d’abord j’avais soupçonnée d’être complice, ne paraît affectée que de n’avoir pas été consultée sur cette démarche. Je suis bien aise, je l’avoue, qu’elle n’ait pas eu le plaisir de me nuire. Cela me prouve encore qu’elle n’a pas, autant que je le craignais, la confiance de cette femme ; c’est toujours une ennemie de moins. Comme elle se féliciterait si elle savait que c’est moi qu’on a fui ! comme elle se serait gonflée d’orgueil, si c’eût été par ses conseils ! comme son importance en aurait redoublé ! Mon Dieu ! que je la hais ! Oh ! je renouerai avec sa fille : je veux la travailler à ma fantaisie : aussi bien, je crois que je resterai ici quelque temps ; au moins, le peu de réflexions que j’ai pu faire me porte à ce parti.
Ne croyez-vous pas, en effet, qu’après une démarche aussi marquée, mon ingrate doit redouter ma présence ? Si donc l’idée lui est venue que je pourrais la suivre, elle n’aura pas manqué de me fermer sa porte ; & je ne veux pas plus l’accoutumer à ce moyen, qu’en souffrir l’humiliation. J’aime mieux lui annoncer, au contraire, que je reste ici ; je lui ferai même des instances pour qu’elle y revienne ; & quand elle sera bien persuadée de mon absence, j’arriverai chez elle ; nous verrons comment elle supportera cette entrevue. Mais il faut la différer pour en augmenter l’effet, & je ne sais encore si j’en aurai la patience : j’ai eu, vingt fois dans la journée, la bouche ouverte pour demander mes chevaux. Cependant je prendrai sur moi ; je m’engage à recevoir votre réponse ici ; je vous demande seulement, ma belle amie, de ne pas me la faire attendre.
Ce qui me contrarierait le plus, serait de ne pas savoir ce qui se passe ; mais mon chasseur, qui est à Paris, a des droits à quelque accès auprès de la femme de chambre : il pourra me servir. Je lui envoie une instruction & de l’argent. Je vous prie de trouver bon que je joigne l’un & l’autre à cette lettre, & aussi d’avoir soin de les lui envoyer par un de vos gens, avec ordre de les lui remettre à lui-même. Je prends cette précaution, parce que le drôle a l’habitude de n’avoir jamais reçu les lettres que je lui écris, quand elles lui prescrivent quelque chose qui le gêne ; & que pour le moment, il ne me paraît pas aussi épris de sa conquête que je voudrais qu’il le fût.
Adieu, ma belle amie ; s’il vous vient quelque idée heureuse, quelque moyen de hâter ma marche, faites-m’en part. J’ai éprouvé plus d’une fois combien votre amitié pouvait être utile ; je l’éprouve encore en ce moment : car je me sens plus calme depuis que je vous écris : au moins, je parle à quelqu’un qui m’entend, & non aux automates auprès de qui je végète depuis ce matin. En vérité, plus je vais, & plus je suis tenté de croire qu’il n’y a que vous & moi dans le monde, qui valions quelque chose.
Du château de… 3 octobre.


Lettre CI

Le Vicomte de Valmont à Azolan son chasseur (Jointe à la précédente.)

Il faut que vous soyez bien imbécile, vous qui êtes parti d’ici ce matin, de n’avoir pas su que Mme de Tourvel en partait aussi ; ou, si vous l’avez su, de n’être pas venu m’en avertir. A quoi sert-il donc que vous dépensiez mon argent à vous enivrer avec les valets ; que le temps que vous devriez employer à me servir, vous le passiez à faire l’agréable auprès des femmes de chambre, si je n’en suis pas mieux informé de ce qui se passe ? Voilà pourtant de vos négligences ! Mais je vous préviens que s’il vous en arrive une seule dans cette affaire-ci, ce sera la dernière que vous aurez à mon service.
Il faut que vous m’instruisiez de tout ce qui se passe chez Mme de Tourvel : de sa santé ; si elle dort ; si elle est triste ou gaie ; si elle sort souvent, & chez qui elle va ; si elle reçoit du monde chez elle, & qui y vient ; à quoi elle passe son temps, si elle a de l’humeur avec ses femmes, particulièrement avec celle qu’elle avait amenée ici ; ce qu’elle fait quand elle est seule ; si quand elle lit, elle lit de suite, ou si elle interrompt sa lecture pour rêver ; de même quand elle écrit. Songez aussi à vous rendre l’ami de celui qui porte ses lettres à la poste. Offrez-vous souvent à lui pour faire cette commission à sa place ; & quand il acceptera, ne faites partir que celles qui vous paraîtront indifférentes, & envoyez-moi les autres, surtout celles à Mme de Volanges, si vous en rencontrez.
Arrangez-vous donc pour être encore quelque temps l’amant heureux de votre Julie. Si elle en a un autre, comme vous l’avez cru, faites-la consentir à se partager ; & n’allez pas vous piquer d’une ridicule délicatesse : vous serez dans le cas de bien d’autres, qui valent mieux que vous. Si pourtant votre second se rendait importun, si vous vous aperceviez par exemple, qu’il occupât trop Julie pendant la journée, & qu’elle en fût moins souvent auprès de sa maîtresse, écartez-le par quelque moyen ; ou cherchez-lui querelle : n’en craignez pas les suites, je vous soutiendrai. Surtout ne quittez pas cette maison. C’est par l’assiduité qu’on voit tout, & qu’on voit bien. Si même le hasard faisait renvoyer quelqu’un des gens, présentez-vous pour le remplacer, comme n’étant plus à moi. Dites dans ce cas que vous m’avez quitté pour chercher une maison plus tranquille & plus réglée. Tâchez enfin de vous faire accepter. Je ne vous en garderai pas moins à mon service pendant ce temps : ce sera comme chez la duchesse de *** ; & par la suite, Mme de Tourvel vous en récompensera de même.
Si vous aviez assez d’adresse & de zèle, cette instruction devrait suffire ; mais pour suppléer à l’un & à l’autre, je vous envoie de l’argent. Le billet ci-joint vous autorise, comme vous verrez, à toucher vingt-cinq louis chez mon homme d’affaires ; car je ne doute pas que vous ne soyez sans le sol. Vous emploierez de cette somme ce qui sera nécessaire pour décider Julie à établir une correspondance avec moi. Le reste servira à faire boire les gens. Ayez soin, autant que cela se pourra, que ce soit chez le Suisse de la maison, afin qu’il aime à vous y voir venir. Mais n’oubliez pas que ce ne sont pas vos plaisirs que je veux payer, mais vos services.
Accoutumez Julie à observer tout & à tout rapporter, même ce qui lui paraîtrait minutieux. Il vaut mieux qu’elle écrive dix phrases inutiles, que d’en omettre une intéressante ; & souvent ce qui paraît indifférent ne l’est pas. Comme il faut que je puisse être instruit sur-le-champ, s’il arrivait quelque chose qui vous parût mériter attention, aussitôt cette Lettre reçue, vous enverrez Philippe, sur le cheval de commission, s’établir à *** ; il y restera jusqu’à nouvel ordre ; ce sera un relais en cas de besoin. Pour la correspondance courante, la poste suffira.
Prenez garde de ne pas perdre cette lettre. Relisez-la tous les jours, tant pour vous assurer de ne rien oublier, que pour être sûr de l’avoir encore. Faites enfin tout ce qu’il faut faire, quand on est honoré de ma confiance. Vous savez que si je suis content de vous, vous le serez de moi.
Du château de… 3 octobre 17…


Lettre CII

La Présidente Tourvel à Madame de Rosemonde

Vous serez bien étonnée, Madame, en apprenant que je pars de chez vous aussi précipitamment. Cette démarche va vous paraître bien extraordinaire : mais que votre surprise va redoubler encore, quand vous en saurez les raisons ! Peut-être trouverez-vous qu’en vous les confiant, je ne respecte pas assez la tranquillité nécessaire à votre âge ; que je m’écarte même des sentiments de vénération qui vous sont dus à tant de titres ? Ah ! Madame, pardon : mais mon cœur est oppressé ; il a besoin d’épancher sa douleur dans le sein d’une amie également douce & prudente : quel autre que vous pouvait-il choisir ? Regardez-moi comme votre enfant. Ayez pour moi les bontés maternelles ; je les implore. J’y ai peut-être quelques droits par mes sentiments pour vous.
Où est le temps où, tout entière à ces sentiments louables, je ne connaissais point ceux qui, portant dans l’âme le trouble mortel que j’éprouve, ôtent la force de les combattre en même temps qu’ils en imposent le devoir ? Ah ! ce fatal voyage m’a perdue.
Que vous dirai-je enfin ? j’aime, oui, j’aime éperdûment. Hélas ! ce mot que j’écris pour la première fois, ce mot si souvent demandé sans être obtenu, je paierais de ma vie la douceur de pouvoir une fois seulement le faire entendre à celui qui l’inspire ; & pourtant il faut le refuser sans cesse ! Il va douter encore de mes sentiments ; il croira avoir à s’en plaindre. Je suis bien malheureuse ! Que ne lui est-il aussi facile de lire dans mon cœur que d’y régner ? Oui, je souffrirais moins, s’il savait tout ce que je souffre ; mais vous-même, à qui je le dis, vous n’en aurez encore qu’une faible idée.
Dans peu de moments, je vais le fuir & l’affliger. Tandis qu’il se croira encore près de moi, je serai déjà loin de lui : à l’heure où j’avais coutume de le voir chaque jour, je serai dans des lieux où il n’est jamais venu, où je ne dois pas permettre qu’il vienne. Déjà tous mes préparatifs sont faits ; tout est là, sous mes yeux ; je ne puis les reposer sur rien qui ne m’annonce ce cruel départ. Tout est prêt, excepté moi. Et plus mon cœur s’y refuse, plus il me prouve la nécessité de m’y soumettre.
Je m’y soumettrai sans doute ; il vaut mieux mourir que de vivre coupable. Déjà, je le sens, je ne le suis que trop ; je n’ai sauvé que ma sagesse, la vertu s’est évanouie. Faut-il vous l’avouer, ce qui me reste encore, je le dois à sa générosité. Enivrée du plaisir de le voir, & de l’entendre, de la douceur de le sentir auprès de moi, du bonheur plus grand de pouvoir faire le sien, j’étais sans puissance & sans force ; à peine m’en restait-il pour combattre, je n’en avais plus pour résister ; je frémissais de mon danger sans pouvoir le fuir. Hé bien ! il a vu ma peine & il a eu pitié de moi. Comment ne le chérirais-je pas ? je lui dois bien plus que la vie.
Ah ! si en restant auprès de lui je n’avais à trembler que pour elle, ne croyez pas que jamais je consentisse à m’éloigner. Que m’est-elle sans lui, ne serais-je pas trop heureuse de la perdre ? Condamnée à faire éternellement son malheur & le mien ; à n’oser ni me plaindre, ni le consoler ; à me défendre chaque jour contre lui, contre moi-même ; à mettre mes soins à causer sa peine, quand je voudrais les consacrer tous à son bonheur : vivre ainsi, n’est-ce pas mourir mille fois ? voilà pourtant quel va être mon sort. Je le supporterai cependant, j’en aurai le courage. O vous, que je choisis pour ma mère, recevez-en le serment.
Recevez aussi celui que je fais de ne vous dérober aucune de mes actions ; recevez-le, je vous en conjure ; je vous le demande comme un secours dont j’ai besoin : ainsi engagée à vous dire tout, je m’accoutumerai à me croire toujours en votre présence. Votre vertu remplacera la mienne. Jamais, sans doute, je ne consentirai à rougir à vos yeux, & retenue par ce frein puissant, tandis que je chérirai en vous l’indulgente amie confidente de ma faiblesse, j’y honorerai encore l’ange tutélaire qui me sauvera de la honte.
C’est bien en éprouver assez que d’avoir à faire cette demande. Fatal effet d’une présomptueuse confiance ! pourquoi n’ai-je pas redouté plutôt ce penchant que j’ai senti naître ? Pourquoi me suis-je flattée de pouvoir à mon gré le maîtriser ou le vaincre ? Insensée ! je connaissais bien peu l’amour ! Ah ! si je l’avais combattu avec plus de soin, peut-être eût-il pris moins d’empire ! peut-être alors ce départ n’eût pas été nécessaire ; ou même, en me soumettant à ce parti douloureux, j’aurais pu ne pas rompre entièrement une liaison qu’il eût suffi de rendre moins fréquente ! Mais tout perdre à la fois ! & pour jamais ! O mon amie… ! Mais quoi ! même en vous écrivant, je m’égare encore dans des vœux criminels ? Ah ! partons, partons, & que du moins ces torts involontaires soient expiés par mes sacrifices.
Adieu, ma respectable amie ; aimez-moi comme votre fille, adoptez-moi pour telle ; & soyez sûre que, malgré ma faiblesse, j’aimerais mieux mourir que de me rendre indigne de votre choix.
De … ce 3 octobre 17… à une heure du matin.


Lettre CIII

Madame de Rosemonde à la Présidente Tourvel

J’ai été, ma chère belle, plus affligée de votre départ que surprise de sa cause ; une longue expérience, & l’intérêt que vous inspirez, avaient suffi pour m’éclairer sur l’état de votre cœur ; & s’il faut tout dire, vous ne m’avez rien ou presque rien appris par votre lettre. Si je n’avais été instruite que par elle, j’ignorerais encore quel est celui que vous aimez ; car en me parlant de lui tout le temps, vous n’avez pas écrit son nom une seule fois. Je n’en avais pas besoin ; je sais bien qui c’est. Mais je le remarque, parce que je me suis rappelé que c’est toujours là le style de l’amour. Je vois qu’il en est encore comme au temps passé.
Je ne croyais guère être jamais dans le cas de revenir sur des souvenirs si éloignés de moi, & si étrangers à mon âge. Pourtant, depuis hier, je m’en suis vraiment beaucoup occupée, par le désir que j’avais d’y trouver quelque chose qui pût vous être utile. Mais que puis-je faire, que vous admirer & vous plaindre ? Je loue le parti sage que vous avez pris : mais il m’effraie, parce que j’en conclus que vous l’avez jugé nécessaire ; & quand on en est là, il est bien difficile de se tenir toujours éloignée de celui dont notre cœur nous rapproche sans cesse.
Cependant ne vous découragez pas. Rien ne doit être impossible à votre belle âme ; & quand vous devriez un jour avoir le malheur de succomber (ce qu’à Dieu ne plaise ! ), croyez-moi, ma chère belle, réservez-vous au moins la consolation d’avoir combattu de toute votre puissance. Et puis, ce que ne peut la sagesse humaine, la grâce divine l’opère quand il lui plaît. Peut-être êtes-vous à la veille de ses secours ; & votre vertu, éprouvée dans ces combats pénibles, en sortira plus pure & plus brillante. La force que vous n’avez pas aujourd’hui, espérez que vous la recevrez demain. N’y comptez pas pour vous en reposer sur elle, mais pour vous encourager à user de toutes les vôtres.
En laissant à la Providence le soin de vous secourir dans un danger contre lequel je ne peux rien, je me réserve de vous soutenir & vous consoler autant qu’il sera en moi. Je ne soulagerai pas vos peines, mais je les partagerai. C’est à ce titre que je recevrai volontiers vos confidences. Je sens que votre cœur doit avoir besoin de s’épancher. Je vous ouvre le mien ; l’âge ne l’a pas encore refroidi au point d’être insensible à l’amitié. Vous le trouverez toujours prêt à vous recevoir. Venez avec confiance vous y reposer de vos cruelles agitations. Ce sera un faible soulagement à vos douleurs, mais au moins vous ne pleurerez pas seule ; & quand ce malheureux amour, prenant trop d’empire sur vous, vous forcera d’en parler, il vaut mieux que ce soit avec moi qu’avec lui. Voilà que je parle comme vous ; & je crois qu’à nous deux nous ne parviendrons pas à le nommer ; au reste, nous nous entendons.
Je ne sais si je fais bien de vous dire qu’il m’a paru vivement affecté de votre départ ; il serait peut-être plus sage de ne vous en pas parler : mais je n’aime pas cette sagesse qui afflige ses amis. Je suis pourtant forcée de n’en pas parler plus longtemps. Ma vue débile & ma main tremblante ne me permettent pas de longues lettres, quand il faut les écrire moi-même.
Adieu donc, ma chère belle ; adieu, mon aimable enfant ; oui, je vous adopte volontiers pour ma fille, & vous avez bien tout ce qu’il faut pour faire l’orgueil & le plaisir d’une mère.
Du château de… 3 octobre 17…


Lettre CIV

La Marquise de Merteuil à Madame de Volanges

En vérité, ma chère & bonne amie, j’ai eu peine à me défendre d’un mouvement d’orgueil, en lisant votre lettre. Quoi ! vous m’honorez de votre entière confiance ! vous allez même jusqu’à me demander des conseils ! Ah ! je suis bien heureuse, si je mérite cette opinion favorable de votre part, si je ne la dois pas seulement à la prévention de l’amitié. Au reste, quel qu’en soit le motif, elle n’en est pas moins précieuse à mon cœur ; & l’avoir obtenue, n’est à mes yeux qu’une raison de plus pour travailler davantage à la mériter. Je vais donc (mais sans prétendre vous donner un avis), vous dire librement ma façon de penser. Je m’en méfie, parce qu’elle diffère de la vôtre : mais quand je vous aurai exposé mes raisons, vous les jugerez ; & si vous les condamnez, je souscris d’avance à votre jugement. J’aurai au moins cette sagesse, de ne pas me croire plus sage que vous.
Si pourtant, & pour cette seule fois, mon avis se trouvait préférable, il faudrait en chercher la cause dans les illusions de l’amour maternel. Puisque ce sentiment est louable, il doit se trouver dans votre cœur. C’est bien lui en effet qui vous a dicté le parti que vous êtes tentée de prendre ! C’est ainsi que, s’il vous arrive d’errer quelquefois, ce n’est jamais que dans le choix des vertus.
La prudence est, à ce qu’il me semble, celle qu’il faut préférer, quand on dispose du sort des autres ; & surtout quand il s’agit de le fixer par un lien indissoluble & sacré, tel que celui du mariage. C’est alors qu’une mère, également sage & tendre, doit, comme vous le dites si bien, aider sa fille de son expérience. Or, je vous le demande, qu’a-t-elle à faire pour y parvenir ? sinon de distinguer, pour elle, entre ce qui plaît & ce qui convient.
Ne serait-ce donc pas avilir l’autorité maternelle, ne serait-ce pas l’anéantir, que de la subordonner à un goût frivole, enfant du caprice & père du délire, dont la puissance illusoire ne se fait sentir qu’à ceux qui la redoutent, & disparaît sitôt qu’on la méprise ? Pour moi, je l’avoue, je n’ai jamais cru à ces passions entraînantes & irrésistibles, dont il semble qu’on soit convenu de faire l’excuse générale de nos déréglements. Je ne conçois point comment un goût, qu’un moment voit naître & qu’un autre voit mourir, peut avoir plus de force que les principes inaltérables de pudeur, d’honnêteté & de modestie ; & je n’entends pas plus qu’une femme qui les trahit puisse être justifiée par sa passion prétendue, qu’un voleur ne le serait par la passion de l’argent, ou un assassin par celle de la vengeance.
Eh ! qui peut dire n’avoir jamais eu à combattre ? Mais j’ai toujours cherché à me persuader que, pour résister, il suffisait de le vouloir ; & jusqu’alors, au moins, mon expérience a confirmé mon opinion. Que serait la vertu, sans les devoirs qu’elle impose ? son culte est dans nos sacrifices, comme sa récompense dans nos cœurs. Ces vérités ne peuvent être niées que par ceux qui ont intérêt de les méconnaître ; & qui, déjà dépravés, espèrent faire un moment d’illusion, en essayant de justifier leur mauvaise conduite par de mauvaises raisons.
Mais pourrait-on le craindre d’un enfant simple & timide ; d’un enfant né de vous, & dont l’éducation modeste & pure n’a pu que fortifier l’heureux naturel ? C’est pourtant à cette crainte que j’ose dire humiliante pour votre fille, que vous voulez sacrifiez le mariage avantageux que votre prudence avait ménagé pour elle ! J’aime beaucoup Danceny ; & depuis longtemps, comme vous savez, je vois peu M. de Gercourt : mais mon amitié pour l’un, mon indifférence pour l’autre, ne m’empêchent point de sentir l’énorme différence qui se trouve entre ces deux partis.
Leur naissance est égale, j’en conviens ; mais l’un est sans fortune, & celle de l’autre est telle que, même sans naissance, elle aurait suffi pour le mener à tout. J’avoue bien que l’argent ne fait pas le bonheur ; mais il faut avouer aussi qu’il le facilite beaucoup. Mlle de Volanges est, comme vous dites, assez riche pour deux : cependant, soixante mille livres de rente dont elle va jouir ne sont pas déjà tant quand on porte le nom de Danceny, quand il faut monter & soutenir une maison qui y réponde. Nous ne sommes plus au temps de Mme de Sévigné. Le luxe absorbe tout : on le blâme, mais il faut l’imiter ; & le superflu finit par priver du nécessaire.
Quant aux qualités personnelles que vous comptez pour beaucoup, & avec beaucoup de raisons, assurément, M. de Gercourt est sans reproche de ce côté ; & à lui, ses preuves sont faites. J’aime à croire, & je crois qu’en effet Danceny ne lui cède en rien ; mais en sommes-nous aussi sûres ? Il est vrai qu’il a paru jusqu’ici exempt des défauts de son âge, & que malgré le ton du jour, il montre un goût pour la bonne compagnie qui fait augurer favorablement de lui ; mais qui sait si cette sagesse apparente, il ne la doit pas à la médiocrité de sa fortune ? Pour peu qu’on craigne d’être fripon ou crapuleux, il faut de l’argent pour être joueur ou libertin, & l’on peut encore aimer les défauts dont on redoute les excès. Enfin il ne serait pas le millième qui aurait vu la bonne compagnie, uniquement faute de pouvoir mieux faire.
Je ne dis pas (à Dieu ne plaise ! ) que je croie tout cela de lui : mais ce serait toujours un risque à courir ; & quels reproches n’auriez-vous pas à vous faire, si l’événement n’était pas heureux ! Que répondriez-vous à votre fille, qui vous dirait : "Ma mère, j’étais jeune & sans expérience ; j’étais même séduite par une erreur pardonnable à mon âge ; mais le ciel, qui avait prévu ma faiblesse, m’avait accordé une mère sage, pour y remédier & m’en garantir. Pourquoi donc, oubliant votre prudence, avez-vous consenti à mon malheur ? était-ce à moi à me choisir un époux, quand je ne connaissais rien de l’état du mariage ? Quand je l’aurais voulu, n’était-ce pas à vous à vous y opposer ? Mais je n’ai jamais eu cette folle volonté. Décidée à vous obéir, j’ai attendu votre choix avec une respectueuse résignation ; jamais je ne me suis écartée de la soumission que je vous devais, & cependant je porte aujourd’hui la peine qui n’est due qu’aux enfants rebelles. Ah ! votre faiblesse m’a perdue." Peut-être son respect étoufferait-il ces plaintes ; mais l’amour maternel les devinerait : & les larmes de votre fille, pour être dérobées, n’en couleraient pas moins sur votre cœur. Où seront alors vos consolations ? Les trouverez-vous dans ce fol amour, contre lequel vous auriez dû l’armer, & par qui au contraire vous vous serez laissé séduire ?
J’ignore, ma chère amie, si j’ai contre cette passion une prévention trop forte : mais je la crois redoutable, même dans le mariage. Ce n’est pas que je désapprouve qu’un sentiment honnête & doux vienne embellir le lien conjugal & adoucir en quelque sorte les devoirs qu’il impose ; mais ce n’est pas à lui qu’il appartient de le former ; ce n’est pas à l’illusion d’un moment à régler le choix de toute notre vie. En effet, pour choisir, il faut comparer ; & comment le pouvoir, quand un seul objet nous occupe ; quand celui-là même on ne peut le connaître, plongé que l’on est dans l’ivresse & l’aveuglement ?
J’ai rencontré, comme vous pouvez croire, plusieurs femmes atteintes de ce mal dangereux ; j’ai reçu les confidences de quelques-unes. A les entendre, il n’en est point dont l’Amant ne soit un être parfait : mais ces perfections chimériques n’existent que dans leur imagination. Leur tête exaltée ne rêve qu’agréments & vertus ; elles en parent à plaisir celui qu’elles préfèrent ; c’est la draperie d’un Dieu, portée souvent par un Modèle abject : mais quel qu’il soit, à peine l’en ont-elle revêtu, que, dupes de leur propre ouvrage, elles se prosternent pour l’adorer.
Ou votre fille n’aime pas Danceny, ou elle éprouve cette même illusion ; elle est commune à tous deux, si leur amour est réciproque. Ainsi votre raison pour les unir à jamais se réduit à la certitude qu’ils ne se connaissent pas, qu’ils ne peuvent se connaître. Mais, me direz-vous, M. de Gercourt & ma fille se connaissent-ils davantage ? Non, sans doute ; mais au moins ne s’abusent-ils pas, ils s’ignorent seulement. Qu’arrive-t-il dans ce cas entre deux époux, que je suppose honnêtes ? c’est que chacun d’eux étudie l’autre, s’observe vis-à-vis de lui, cherche & reconnaît bientôt ce qu’il faut qu’il cède de ses goûts ou des ses volontés, pour la tranquillité commune. Ces légers sacrifices se font sans peine, parce qu’ils sont réciproques ; & qu’on les a prévus : bientôt, ils font naître une bienveillance mutuelle ; & l’habitude, qui fortifie tous les penchants qu’elle ne détruit pas, amène peu à peu cette douce amitié, cette tendre confiance, qui, jointes à l’estime, forment, à ce qu’il me semble, le véritable, le solide bonheur.
Les illusions de l’amour peuvent être plus douces ; mais qui ne sait aussi qu’elles sont moins durables ? & quels dangers n’amène pas le moment qui les détruit ! c’est alors que les moindres défauts paraissent choquants & insupportables, par le contraste qu’ils forment avec l’idée de perfection qui nous avait séduits. Chacun des deux époux croit cependant que l’autre seul a changé, & que lui vaut toujours ce qu’un moment d’erreur l’avait fait apprécier. Le charme qu’il n’éprouve plus, il s’étonne de ne plus le faire naître ; il en est humilié : la vanité blessée aigrit les esprits, augmente les torts, produit l’humeur, enfante la haine ; & de frivoles plaisirs sont rachetés par de longues infortunes.
Voilà, ma chère amie, ma façon de penser sur l’objet qui nous occupe ; je ne la défends pas, je l’expose seulement ; c’est à vous à décider. Mais si vous persistez dans votre avis, je vous demande de me faire connaître les raisons qui auront combattu les miennes : je serai bien aise de m’éclairer auprès de vous, & surtout d’être rassurée sur le sort de votre aimable enfant, dont je désire bien ardemment le bonheur, & par mon amitié pour elle, & par celle qui m’unit à vous pour la vie.
Paris, ce 5 octobre 17…


Lettre CV

La Marquise de Merteuil à Cécile Volanges

Hé bien ! petite, vous voilà donc bien fâchée, bien honteuse ! & ce M. de Valmont est un méchant homme, n’est-ce pas ? Comment ! il ose vous traiter comme la femme qu’il aimerait le mieux ! Il vous apprend ce que vous mouriez d’envie de savoir ! En vérité, ces procédés-là sont impardonnables. Et vous, de votre côté, vous voulez garder votre sagesse pour votre amant (qui n’en abuse pas) ; vous ne chérissez de l’amour que les peines, & non les plaisirs ! Rien de mieux, & vous figurerez à merveille dans un roman. De la passion, de l’infortune, de la vertu par-dessus tout, que de belles choses ! Au milieu de ce brillant cortège, on s’ennuie quelquefois à la vérité, mais on le rend bien.
Voyez donc, la pauvre enfant, comme elle est à plaindre ! Elle avait les yeux battus le lendemain ! Et que direz-vous donc, quand ce seront ceux de votre amant ? Allez, mon bel ange, vous ne les aurez pas toujours ainsi ; tous les hommes ne sont pas des Valmont. Et puis, ne plus oser lever ces yeux-là ! Oh ! par exemple, vous avez eu bien raison ; tout le monde y aurait lu votre aventure. Croyez-moi cependant, s’il en était ainsi, nos femmes & même nos demoiselles auraient le regard plus modeste.
Malgré les louanges que je suis forcée de vous donner, comme vous voyez, il faut convenir pourtant que vous avez manqué votre chef-d’œuvre ; c’était de tout dire à votre maman. Vous aviez si bien commencé ! déjà vous vous étiez jetée dans ses bras, vous sanglotiez, elle pleurait aussi : quelle scène pathétique ! & quel dommage de ne l’avoir pas achevée ! Votre tendre mère, toute ravie d’aise, & pour aider à votre vertu, vous aurait cloîtrée pour toute votre vie ; & là vous auriez aimé Danceny tant que vous auriez voulu, sans rivaux & sans péché : vous vous seriez désolée tout à votre aise ; & Valmont, à coup sûr, n’aurait pas été troubler votre douleur par de contrariants plaisirs.
Sérieusement peut-on, à quinze ans passés, être enfant comme vous l’êtes ? Vous avez bien raison de dire que vous ne méritez pas mes bontés. Je voulais pourtant être votre amie : vous en avez besoin peut-être avec la mère que vous avez, & le mari qu’elle veut vous donner ! Mais si vous ne vous formez pas davantage, que voulez-vous qu’on fasse de vous ? Que peut-on en espérer ; si ce qui fait venir l’esprit aux filles semble au contraire vous l’ôter ?
Si vous pouviez prendre sur vous de raisonner un moment, vous trouveriez bientôt que vous devez vous féliciter au lieu de vous plaindre. Mais vous êtes honteuse, & cela vous gêne ! Hé ! tranquillisez-vous ; la honte que cause l’amour est comme sa douleur : on ne l’éprouve qu’une fois. On peut encore la feindre après, mais on ne la sent plus. Cependant le plaisir reste, & c’est bien quelque chose. Je crois même avoir démêlé, à travers votre petit bavardage, que vous pourriez le compter pour beaucoup. Allons, un peu de bonne foi. Là, ce trouble qui vous empêchait de faire comme vous disiez, qui vous faisait trouver si difficile de se défendre, qui vous rendait comme fâchée quand Valmont s’en est allé, était-ce bien la honte qui le causait, ou si c’était le plaisir ? & ses façons de dire auxquelles on ne sait comment répondre, cela ne viendrait-il pas de ses façons de faire ? Ah ! petite fille, vous mentez, & vous mentez à votre amie ! Cela n’est pas bien. Mais brisons-là.
Ce qui pour tout le monde serait un plaisir, & pourrait n’être que cela, devient dans votre situation un véritable bonheur. En effet, placée entre une mère dont il vous importe d’être aimée, & un Amant dont vous désirez de l’être toujours, comment ne voyez-vous pas que le seul moyen d’obtenir ces succès opposés, est de vous occuper d’un tiers ? Distraite par cette nouvelle aventure, tandis que vis-à-vis de votre maman vous aurez l’air de sacrifier à votre soumission pour elle un goût qui lui déplaît, vous acquerrez vis-à-vis de votre Amant l’honneur d’une belle défense. En l’assurant sans cesse de votre amour, vous ne lui en accorderez pas les dernières preuves. Ces refus, si peu pénibles dans le cas où vous serez, il ne manquera pas de les mettre sur le compte de votre vertu ; il s’en plaindra peut-être, mais il vous en aimera davantage ; & pour avoir le double mérite, aux yeux de l’un de sacrifier l’amour, à ceux de l’autre d’y résister, il ne vous en coûtera que d’en goûter les plaisirs. Oh ! combien de femmes ont perdu leur réputation, qui l’eussent conservée avec soin, si elles avaient pu la soutenir par de pareils moyens.
Ce parti que je vous propose ne vous paraît-il pas le plus raisonnable, comme le plus doux ? Savez-vous ce que vous avez gagné à celui que vous avez pris ? c’est que votre maman a attribué votre redoublement de tristesse à un redoublement d’amour, qu’elle en est outrée, & que pour vous en punir elle n’attend que d’en être plus sûre. Elle vient de m’en écrire ; elle tentera tout pour obtenir cet aveu de vous-même. Elle ira peut-être, me dit-elle, jusqu’à vous proposer Danceny pour époux ; & cela, pour vous engager à parler. Et si, vous laissant séduire par cette trompeuse tendresse, vous répondiez selon votre cœur, bientôt renfermée pour longtemps, peut-être pour toujours, vous pleureriez à loisir votre aveugle crédulité.
Cette ruse qu’elle veut employer contre vous, il faut la combattre par une autre. Commencez donc, en montrant moins de tristesse, à lui faire croire que vous songez moins à Danceny. Elle se le persuadera d’autant plus facilement, que c’est l’effet ordinaire de l’absence ; & elle vous en saura d’autant plus de gré, qu’elle y trouvera une occasion de s’applaudir de sa prudence, qui lui a suggéré ce moyen. Mais si, conservant quelque doute, elle persistait pourtant à vous éprouver, & qu’elle vînt à vous parler de mariage, renfermez-vous, en fille bien née, dans une parfaite soumission. Au fait, qu’y risquez-vous ? Pour ce qu’on fait d’un mari, l’un vaut toujours bien l’autre ; & le plus incommode est encore moins gênant qu’une mère.
Une fois plus contente de vous, votre maman vous mariera enfin ; & alors, plus libre dans vos démarches, vous pourrez, à votre choix, quitter Valmont pour prendre Danceny, ou même les garder tous deux. Car, prenez-y garde, votre Danceny est gentil : mais c’est un de ces hommes qu’on a quand on veut & tant qu’on veut ; on peut donc se mettre à l’aise avec lui. Il n’en est pas de même de Valmont : on le garde difficilement ; & il est dangereux de le quitter. Il faut avec lui beaucoup d’adresse ou, quand on n’en a pas, beaucoup de docilité. Mais aussi, si vous pouviez parvenir à vous l’attacher comme ami ! ce serait là un bonheur ! il vous mettrait tout de suite au premier rang de nos femmes à la mode. C’est comme cela qu’on acquiert une consistance dans le monde, & non pas à rougir & à pleurer, comme quand vos religieuses vous faisaient dîner à genoux.
Vous tâcherez donc, si vous êtes sage, de vous raccommoder avec Valmont, qui doit être très en colère contre vous ; & comme il faut savoir réparer ses sottises, ne craignez pas de lui faire quelques avances ; aussi bien apprendrez-vous bientôt que si les hommes nous font les premières, nous sommes presque toujours obligées de faire les secondes. Vous avez un prétexte pour celles-ci : car il ne faut pas que vous gardiez cette lettre ; & je vous demande & j’exige de vous de la remettre à Valmont aussitôt que vous l’aurez lue. N’oubliez pas pourtant de la recacheter auparavant. D’abord, c’est qu’il faut vous laisser le mérite de la démarche que vous ferez vis-à-vis de lui, & qu’elle n’ai pas l’air de vous avoir été conseillée ; & puis, c’est qu’il n’y a que vous au monde, dont je sois assez l’amie pour vous parler comme je fais.
Adieu, bel ange ; suivez mes conseils, & vous me manderez si vous vous en trouvez bien…
P. S. À propos, j’oubliais… un mot encore. Voyez donc à soigner davantage votre style. Vous écrivez toujours comme un enfant. Je vois bien d’où cela vient ; c’est que vous dites tout ce que vous pensez, & rien de ce que vous ne pensez pas. Cela peut passer ainsi de vous à moi, qui devons n’avoir rien de caché l’une pour l’autre : mais avec tout le monde ! avec votre amant surtout ! vous auriez toujours l’air d’une petite sotte. Vous voyez bien que, quand vous écrivez à quelqu’un, c’est pour lui & non pas pour vous : vous devez donc moins chercher à lui dire ce que vous pensez, que ce qui lui plaît davantage.
Adieu, mon cœur ; je vous embrasse au lieu de vous gronder ; dans l’espérance que vous serez plus raisonnable.
Paris, ce 4 octobre 17…