Lettre XLVI à LX

Lettre XLVI

Du Chevalier Danceny à Cécile Volanges

Que vous est-il donc arrivé, mon adorable Cécile ? qui a pu causer en vous un changement si prompt & si cruel ? que sont devenus vos serments de ne jamais changer ? Hier encore, vous les réitériez avec tant de plaisir ! qui peut aujourd’hui vous les faire oublier ? J’ai beau m’examiner, je ne puis en trouver la cause en moi, & il m’est affreux d’avoir à la chercher en vous. Ah ! sans doute vous n’êtes ni légère, ni trompeuse ; & même dans ce moment de désespoir, un soupçon outrageant ne flétrira point mon âme. Cependant, par quelle fatalité n’êtes-vous plus la même ? Non, cruelle, vous ne l’êtes plus ! La tendre Cécile, la Cécile que j’adore, & dont j’ai reçu les serments, n’aurait point évité mes regards, n’aurait pas contrarié le hasard heureux qui me plaçait auprès d’elle ; ou si quelque raison que je ne peux concevoir l’avait forcée à me traiter avec tant de rigueur, elle n’eût pas au moins dédaigné de me l’apprendre.
Ah ! vous ne savez pas, vous ne saurez jamais, ma Cécile, ce que vous m’avez fait souffrir aujourd’hui, ce que je souffre encore en ce moment. Croyez-vous donc que je puisse vivre & ne plus être aimé de vous ? Cependant, quand je vous ai demandé un mot, un seul mot, pour dissiper mes craintes, au lieu de me répondre, vous avez feint de craindre d’être entendue ; & cet obstacle qui n’existait pas alors, vous l’avez fait naître aussitôt, par la place que vous avez choisie dans le cercle. Quand, forcé de vous quitter, je vous ai demandé l’heure à laquelle je pourrais vous revoir demain, vous avez feint de l’ignorer, & il a fallu que ce fût Mme de Volanges qui m’en instruisît. Ainsi ce moment toujours si désiré qui doit me rapprocher de vous demain, ne fera naître en moi que de l’inquiétude ; & le plaisir de vous voir, jusqu’alors si cher à mon cœur, sera remplacé par la crainte de vous être importun.
Déjà, je le sens, cette crainte m’arrête, & je n’ose vous parler de mon amour. Ce je vous aime, que j’aimais tant à répéter quand je pouvais l’entendre à mon tour, ce mot si doux qui suffisait à ma félicité, ne m’offre plus, si vous êtes changée, que l’image d’un désespoir éternel. Cependant, je ne puis croire que ce talisman de l’amour ait perdu toute sa puissance, & j’essaie de m’en servir encore. Oui, ma Cécile, je vous aime. Répétez donc avec moi cette expression de mon bonheur. Songez que vous m’avez accoutumé à l’entendre, & que m’en priver, c’est me condamner à un tourment qui, de même que mon amour, ne finira qu’avec ma vie.
De … ce 29 août 17…


Lettre XLVII

Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

Je ne vous verrai pas encore aujourd’hui, ma belle amie, & voici mes raisons, que je vous prie de recevoir avec indulgence.
Au lieu de revenir hier directement, je me suis arrêté chez la comtesse de, dont le château se trouvait presque sur ma route, & à qui j’ai demandé à dîner. Je ne suis arrivé à Paris que vers les sept heures, & je suis descendu à l’Opéra, où j’espérais que vous pourriez être.
L’opéra fini, j’ai été revoir mes amies du foyer ; j’y ai retrouvé mon ancienne Émilie, entourée d’une cour nombreuse, tant en femmes qu’en hommes, à qui elle donnait à souper le soir même à P… Je ne fus pas plutôt entré dans ce cercle, que je fus prié du souper, par acclamation. Je le fus aussi par une petite figure grosse & courte, qui me baragouina une invitation en français de Hollande, & que je reconnus pour le véritable héros de la fête. J’acceptai.
J’appris, dans ma route, que la maison où nous allions était le prix convenu des bontés d’Émilie pour cette figure grotesque, & que ce souper était un véritable repas de noce. Le petit homme ne se possédait pas de joie, dans l’attente du bonheur dont il allait jouir ; il m’en parut si satisfait, qu’il me donna envie de le troubler ; ce que je fis en effet.
La seule difficulté que j’éprouvai fut de décider Émilie, que la richesse du bourgmestre rendait un peu scrupuleuse. Elle se prêta pourtant, après quelques façons, au projet que je donnai, de remplir de vin ce petit tonneau à bière, & de le mettre ainsi hors de combat pour toute la nuit.
L’idée sublime que nous nous étions formée d’un buveur Hollandais, nous fit employer tous les moyens connus. Nous réussîmes si bien, qu’au dessert il n’avait déjà plus la force de tenir son verre : mais la secourable Émilie & moi l’entonnions à qui mieux mieux. Enfin, il tomba sous la table, dans une ivresse telle, qu’elle doit au moins durer huit jours. Nous nous décidâmes alors à le renvoyer à Paris ; & comme il n’avait pas gardé sa voiture, je le fis charger dans la mienne, & je restai à sa place. Je reçus ensuite les compliments de l’assemblée, qui se retira bientôt après, & me laissa maître du champ de bataille. Cette gaieté, & peut-être ma longue retraite, m’ont fait trouver Émilie si désirable, que je lui ai promis de rester avec elle jusqu’à la résurrection du Hollandais.
Cette complaisance de ma part est le prix de celle qu’elle vient d’avoir, de me servir de pupitre pour écrire à ma belle dévote, à qui j’ai trouvé plaisant d’envoyer une lettre écrite du lit & presque dans les bras d’une fille, interrompue même pour une infidélité complète, & dans laquelle je lui rendis un compte exact de ma situation & de ma conduite. Émilie, qui a lu l’épître, en a ri comme une folle, & j’espère que vous en rirez aussi.
Comme il faut que ma lettre soit timbrée de Paris, je vous l’envoie ; je la laisse ouverte. Vous voudrez bien la lire, la cacheter, & la faire mettre à la poste. Surtout n’allez pas vous servir de votre cachet, ni même d’aucun emblème amoureux ; une tête seulement. Adieu, ma belle amie.
Je rouvre ma lettre ; j’ai décidé Émilie à aller aux Italiens… Je profiterai de ce temps pour aller vous voir. Je serai chez vous à six heures au plus tard ; & si cela vous convient, nous irons ensemble sur les sept heures chez Mme de Volanges. Il sera décent que je ne diffère pas l’invitation que j’ai à lui faire de la part de Mme de Rosemonde ; de plus, je serai bien aise de voir la petite Volanges.
Adieu, la très belle dame. Je veux avoir tant de plaisir à vous embrasser que le chevalier puisse en être jaloux.
de P… ce 30 août 17…


Lettre XLVIII

Du Vicomte de Valmont à la Présidente Tourvel

C’est après une nuit orageuse, & pendant laquelle je n’ai pas fermé l’œil ; c’est après avoir été sans cesse ou dans l’agitation d’une ardeur dévorante, ou dans l’entier anéantissement de toutes les facultés de mon âme, que je viens chercher auprès de vous, Madame, un calme dont j’ai besoin, & dont pourtant je n’espère pas pouvoir jouir encore. En effet, la situation où je suis en vous écrivant me fait connaître, plus que jamais, la puissance irrésistible de l’amour ; j’ai peine à conserver assez d’empire sur moi pour mettre quelque ordre dans mes idées ; & déjà je prévois que je ne finirai pas cette Lettre, sans être obligé de l’interrompre. Quoi ! ne puis-je donc espérer que vous partagerez quelque jour le trouble que j’éprouve en ce moment ? J’ose croire cependant que, si vous le connaissiez bien, vous n’y seriez pas entièrement insensible. Croyez-moi, Madame, la froide tranquillité, le sommeil de l’âme, image de la mort, ne mènent point au bonheur ; les passions actives peuvent seules y conduire ; & malgré les tourments que vous me faites éprouver, je crois pouvoir assurer sans crainte, que, dans ce moment même, je suis plus heureux que vous. En vain m’accablez-vous de vos rigueurs désolantes ; elles ne m’empêchent point de m’abandonner entièrement à l’amour, & d’oublier, dans le délire qu’il me cause, le désespoir auquel vous me livrez. C’est ainsi que je veux me venger de l’exil auquel vous me condamnez. Jamais je n’eus tant de plaisir en vous écrivant ; jamais je ne ressentis, dans cette occupation, une émotion si douce, & cependant si vive. Tout semble augmenter mes transports : l’air que je respire est brûlant de volupté ; la table même sur laquelle je vous écris, consacrée pour la première fois à cet usage, devient pour moi l’autel sacré de l’amour ; combien elle va s’embellir à mes yeux ! j’aurai tracé sur elle le serment de vous aimer toujours ! Pardonnez, je vous en supplie, le délire que j’éprouve. Je devrais peut-être m’abandonner moins à des transports que vous ne partagez pas : il faut vous quitter un moment pour dissiper une ivresse qui s’augmente à chaque instant, & qui devient plus forte que moi.
Je reviens à vous, Madame, & sans doute j’y reviens toujours avec le même empressement. Cependant le sentiment du bonheur a fui loin de moi ; il a fait place à celui des privations cruelles. A quoi me sert-il de vous parler de mes sentiments, si je cherche en vain les moyens de vous en convaincre ? Après tant d’efforts réitérés, la confiance & la force m’abandonnent à la fois. Si je me retrace encore les plaisirs de l’amour, c’est pour sentir plus vivement le regret d’en être privé. Je ne me vois de ressource que dans votre indulgence, & je sens trop, dans ce moment, combien j’en ai besoin pour espérer de l’obtenir. Cependant jamais mon amour ne fut plus respectueux, jamais il ne dut moins vous offenser ; il est tel, j’ose le dire, que la vertu la plus sévère ne devrait pas le craindre : mais je crains moi-même de vous entretenir plus longtemps de la peine que j’éprouve. Assuré que l’objet qui la cause ne la partage pas, il ne faut pas au moins abuser de ses bontés ; & ce serait le faire, que d’employer plus de temps à vous retracer cette douloureuse image. Je ne prends plus que celui de vous supplier de me répondre, & de ne jamais douter de la vérité de mes sentiments.
Écrite de P… daté de Paris, ce 30 août.


Lettre XLIX

De Cécile Volanges au Chevalier Danceny

Sans être ni légère, ni trompeuse, il me suffit, Monsieur, d’être éclairée sur ma conduite, pour sentir la nécessité d’en changer ; j’en ai promis le sacrifice à Dieu, jusqu’à ce que je puisse lui offrir aussi celui de mes sentiments pour vous, que l’état religieux dans lequel vous êtes rend plus criminels encore. Je sens bien que cela me fera de la peine, & je ne vous cacherai même pas que depuis avant-hier j’ai pleuré toutes les fois que j’ai songé à vous. Mais j’espère que Dieu me fera la grâce de me donner la force nécessaire pour vous oublier, comme je la lui demande soir & matin. J’attends même de votre amitié & de votre honnêteté, que vous ne chercherez pas à me troubler dans la bonne résolution que l’on m’a inspirée, & dans laquelle je tâche de me maintenir. En conséquence, je vous demande d’avoir la complaisance de ne plus m’écrire, d’autant que je vous préviens que je ne vous répondrais plus, & que vous me forceriez d’avertir maman de tout ce qui se passe : ce qui me priverait tout à fait du plaisir de vous voir.
Je n’en conserverai pas moins pour vous tout l’attachement qu’on puisse avoir, sans qu’il y ait du mal ; & c’est bien de toute mon âme que je vous souhaite toute sorte de bonheur. Je sens bien que vous allez ne plus m’aimer autant, & que peut-être vous en aimerez bientôt une autre mieux que moi. Mais ce sera une pénitence de plus de la faute que j’ai commise en vous donnant mon cœur, que je ne devais donner qu’à Dieu, & à mon mari quand j’en aurai un. J’espère que la miséricorde divine aura pitié de ma faiblesse, & qu’elle ne me donnera de peine que ce que j’en pourrai supporter.
Adieu, Monsieur ; je peux bien vous assurer que s’il m’était permis d’aimer quelqu’un, ce ne serait jamais que vous que j’aimerais. Mais voilà tout ce que je peux vous dire, & c’est peut-être même plus que je ne devrais.
De … ce 31 août 17…


Lettre L

De la Présidente Tourvel au Vicomte de Valmont

Est-ce donc ainsi, Monsieur, que vous remplissez les conditions auxquelles j’ai consenti à recevoir quelquefois de vos lettres ? Et puis-je ne pas avoir à m’en plaindre, quand vous ne m’y parlez que d’un sentiment auquel je craindrais encore de me livrer, quand même je le pourrais sans blesser tous mes devoirs ?
Au reste, si j’avais besoin de nouvelles raisons pour conserver cette crainte salutaire, il me semble que je pourrais les trouver dans votre dernière lettre. En effet, dans le moment même où vous croyez faire l’apologie de l’amour, que faites-vous au contraire, que m’en montrer les orages redoutables ? qui peut vouloir d’un bonheur acheté au prix de sa raison, & dont les plaisirs peu durables sont au moins suivis des regrets, quand ils ne le sont pas des remords ?
Vous-même, chez qui l’habitude de ce délire dangereux doit en diminuer l’effet, n’êtes-vous pas cependant obligé de convenir qu’il devient souvent plus fort que vous, & n’êtes-vous pas le premier à vous plaindre du trouble involontaire qu’il vous cause ? Quel ravage effrayant ne ferait-il donc pas sur un cœur neuf & sensible, qui ajouterait encore à son empire par la grandeur des sacrifices qu’il serait obligé de lui faire ?
Vous croyez, Monsieur, ou vous feignez de croire que l’amour mène au bonheur ; & moi, je suis si persuadée qu’il me rendrait malheureuse que je voudrais n’entendre jamais prononcer son nom. Il me semble que d’en parler seulement altère la tranquillité ; & c’est autant par goût que par devoir, que je vous prie de vouloir bien garder le silence sur cet objet.
Après tout, cette demande doit vous être bien facile à m’accorder à présent. De retour à Paris, vous y trouverez assez d’occasions d’oublier un sentiment, qui peut-être n’a dû sa naissance qu’à l’habitude où vous êtes de vous occuper de semblables objets, & sa force qu’au désœuvrement de la campagne. N’êtes-vous donc pas dans ce même lieu, où vous m’aviez vue avec tant d’indifférence ? Y pouvez-vous faire un pas sans y rencontrer un exemple de votre facilité à changer ? & n’y êtes-vous pas entouré de femmes qui toutes, plus aimables que moi, ont plus de droits à vos hommages ? Je n’ai pas la vanité qu’on reproche à mon sexe ; j’ai encore moins cette fausse modestie qui n’est qu’un raffinement de l’orgueil : & c’est de bien bonne foi que je vous dis ici, que je me connais bien peu de moyens de plaire : je les aurais tous, que je ne les croirais pas suffisants pour vous fixer. Vous demander de ne plus vous occuper de moi, ce n’est donc que vous prier de faire aujourd’hui ce que déjà vous aviez fait, & ce qu’à coup sûr vous feriez encore dans peu de temps, quand même je vous demanderais le contraire.
Cette vérité, que je ne perds pas de vue, serait, à elle seule, une raison assez forte pour ne pas vouloir vous entendre. J’en ai mille autres encore ; mais sans entrer dans cette longue discussion, je m’en tiens à vous prier, comme je l’avais déjà fait, de ne plus m’entretenir d’un sentiment que je ne dois pas écouter, & auquel je veux encore moins répondre.
De … 1er septembre 17…


Lettre LI

De la Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

En vérité, Vicomte, vous êtes insupportable. Vous me traitez avec autant de légèreté que si j’étais votre maîtresse. Savez-vous que je me fâcherai, & que j’ai dans ce moment une humeur effroyable ? Comment ! vous devez voir Danceny demain matin ; vous savez combien il est important que je vous parle avant cette entrevue ; & sans vous en inquiéter davantage, vous me laissez vous attendre toute la journée, pour aller courir je ne sais où ? Vous êtes cause que je suis arrivée indécemment tard chez Mme de Volanges, & que toutes les vieilles femmes m’ont trouvée merveilleuse. Il m’a fallu leur faire des cajoleries toute la soirée pour les apaiser ; car il ne faut pas fâcher les vieilles femmes ; ce sont elles qui font la réputation des jeunes.
A présent il est une heure du matin, & au lieu de me coucher, comme j’en meurs d’envie, il faut que je vous écrive une longue histoire, qui va redoubler mon sommeil par l’ennui qu’elle me causera. Vous êtes bien heureux que je n’aie pas le temps de vous gronder davantage. N’allez pas croire pour cela que je vous pardonne ; c’est seulement que je suis pressée. Ecoutez-moi donc, je me dépêche.
Pour peu que vous soyez adroit, vous devez avoir demain la confidence de Danceny. Le moment est favorable pour la confiance : c’est celui du malheur. La petite fille a été à confesse ; elle a tout dit, comme un enfant, & depuis, elle est tourmentée à tel point de la peur du diable, qu’elle veut rompre absolument. Elle m’a raconté tous ses petits scrupules, avec une vivacité qui m’apprenait assez combien sa tête était montée. Elle m’a montré sa lettre de rupture, qui est une vraie capucinade. Elle a babillé une heure avec moi, sans me dire un mot qui ait le sens commun. Mais elle ne m’en a pas moins embarrassée ; car vous jugez que je ne pouvais risquer de m’ouvrir vis-à-vis d’une aussi mauvaise tête.
J’ai vu pourtant au milieu de tout ce bavardage, qu’elle n’en aime pas moins son Danceny ; j’ai remarqué marqué même une de ces ressources qui ne manquent jamais à l’amour, & dont la petite fille est assez plaisamment la dupe. Tourmentée par le désir de s’occuper de son amant, & par la crainte de se damner en s’en occupant, elle a imaginé de prier Dieu de le lui faire oublier; & comme elle renouvelle cette prière à chaque instant du jour, elle trouve le moyen d’y penser sans cesse.
Avec quelqu’un de plus usagé que Danceny, ce petit événement serait peut-être plus favorable que contraire ; mais le jeune homme est si Céladon, que si nous ne l’aidons pas, il lui faudra tant de temps pour vaincre les plus légers obstacles, qu’il ne nous laissera pas celui d’effectuer notre projet.
Vous avez bien raison ; c’est dommage, & je suis aussi fâchée que vous qu’il soit le héros de cette aventure ; mais que voulez-vous ? ce qui est fait est fait, & c’est votre faute. J’ai demandé à voir sa réponse (I), elle m’a fait pitié. Il lui fait des raisonnements à perte d’haleine, pour lui prouver qu’un sentiment involontaire ne peut pas être un crime : comme s’il ne cessait pas d’être involontaire du moment qu’on cesse de le combattre! Cette idée est si simple, qu’elle est venue même à la petite fille. Il se plaint de son malheur d’une manière assez touchante ; mais sa douleur est si douce & paraît si forte & si sincère, qu’il me semble impossible qu’une femme qui trouve l’occasion de désespérer un homme à ce point, & avec aussi
(I) Cette lettre ne s’est pas retrouvée. peu de danger, ne soit pas tentée de s’en passer la fantaisie. Il lui explique enfin qu’il n’est pas moine comme la petite le croyait ; & c’est sans contredit ce qu’il fait de mieux : car pour faire tant que de se livrer à l’amour monastique, assurément MM. les chevaliers de Malte ne mériteraient pas la préférence.
Quoiqu’il en soit, au lieu de perdre mon temps en raisonnements qui m’auraient compromise, & peut-être sans persuader, j’ai approuvé le projet de rupture : mais j’ai dit qu’il était plus honnête, en pareil cas, de dire ses raisons que de les écrire ; qu’il était d’usage aussi de rendre les lettres & les autres bagatelles qu’on pouvait avoir reçues ; & en paraissant entrer ainsi dans les vues de la petite personne, je l’ai décidée à donner un rendez-vous à Danceny. Nous en avons sur-le-champ concerté les moyens, & je me suis chargée de décider la mère à sortir sans sa fille ; c’est demain après-midi que sera cet instant décisif. Danceny en est déjà instruit ; mais, pour Dieu, si vous en trouvez l’occasion, décidez donc ce beau berger à être moins langoureux ; & apprenez-lui, puisqu’il faut tout lui dire, que la vraie façon de vaincre les scrupules, est de ne laisser rien à perdre à ceux qui en ont.
Au reste, pour que cette ridicule scène ne se renouvelle pas, je n’ai pas manqué d’élever quelques doutes dans l’esprit de la petite fille, sur la discrétion des confesseurs ; & je vous assure qu’elle paie à présent la peur qu’elle m’a faite, par celle qu’elle a que le sien n’aille tout dire à sa mère. J’espère qu’après que j’en aurai causé encore une fois ou deux avec elle, elle n’ira plus raconter ainsi ses sottises au premier venu.
Adieu, Vicomte ; emparez-vous de Danceny, & conduisez-le. Il serait honteux que nous ne fissions pas ce que nous voulons, de deux enfants. Si cette aventure nous donne plus de peine que nous ne l’avions cru d’abord, songeons, pour ranimer notre zèle, vous, qu’il s’agit de la fille de Mme de Volanges, & moi, qu’elle doit être la femme de Gercourt. Adieu.
De … ce 2 septembre 17…


Lettre LII

Du Vicomte de Valmont à la Présidente Tourvel

Vous me défendez, Madame, de vous parler de mon amour ; mais où trouver le courage nécessaire pour vous obéir ? Uniquement occupé d’un sentiment qui devrait être si doux, & que vous rendez si cruel ; languissant dans l’exil où vous m’avez condamné ; ne vivant que de privations & de regrets ; en proie à des tourments d’autant plus douloureux, qu’ils me rappellent sans cesse votre indifférence ; me faudra-t-il encore perdre la seule consolation qui me reste ? & puis-je en avoir d’autre, que de vous ouvrir quelquefois une âme, que vous remplissez de trouble & d’amertume ? Détournerez-vous vos regards, pour ne pas voir les pleurs que vous faites répandre ? Et refuserez-vous jusqu’à l’hommage des sacrifices que vous exigez ? Ne serait-il donc pas plus digne de vous, de votre âme honnête & douce, de plaindre un malheureux, qui ne l’est que par vous, que de vouloir encore aggraver ses peines, par une défense à la fois injuste & rigoureuse ?
Vous feignez de craindre l’amour, & vous ne voulez pas voir que vous seule causez les maux que vous lui reprochez. Ah ! sans doute, ce sentiment est pénible, quand l’objet qui l’inspire ne le partage point ; mais où trouver le bonheur, si un amour réciproque ne le procure pas ? L’amitié tendre, la douce confiance & la seule qui soit sans réserve, les peines adoucies, les plaisirs augmentés, l’espoir enchanteur, les souvenirs délicieux, où les trouver ailleurs que dans l’amour ? Vous le calomniez, vous qui, pour jouir de tous les biens qu’il vous offre, n’avez qu’à ne plus vous y refuser ; & moi j’oublie les peines que j’éprouve, pour m’occuper à le défendre.
Vous me forcez aussi à me défendre moi-même ; car tandis que je consacre ma vie à vous adorer, vous passez la vôtre à me chercher des torts : déjà vous me supposez léger & trompeur ; & abusant, contre moi, de quelques erreurs, dont moi-même je vous ai fait l’aveu, vous vous plaisez à confondre ce que j’étais alors, & ce que je suis à présent. Non contente de m’avoir livré au tourment de vivre loin de vous, vous y joignez un persiflage cruel, sur des plaisirs auxquels vous savez assez combien vous m’avez rendu insensible. Vous ne croyez ni à mes promesses, ni à mes serments : eh bien ! il me reste un garant à vous offrir, qu’au moins vous ne suspecterez pas ; c’est vous-même. Je ne vous demande que de vous interroger de bonne foi ; si vous ne croyez pas à mon amour, si vous doutez un moment de régner seule sur mon âme, si vous n’êtes pas assurée d’avoir fixé ce cœur en effet jusqu’ici trop volage, je consens à porter la peine de cette erreur ; j’en gémirai, mais n’en appellerai point : mais si, au contraire, nous rendant justice à tous deux, vous êtes forcée de convenir avec vous-même que vous n’avez, que vous n’aurez jamais de rivale, ne m’obligez plus, je vous supplie, à combattre des chimères, & laissez-moi au moins cette consolation, de vous voir ne plus douter d’un sentiment qui en effet ne finira, ne peut finir qu’avec ma vie. Permettez-moi, Madame, de vous prier de répondre positivement à cet article de ma lettre.
Si j’abandonne cependant cette époque de ma vie, qui paraît me nuire si cruellement auprès de vous, ce n’est pas qu’au besoin les raisons me manquassent pour la défendre.
Qu’ai-je fait, après tout, que ne pas résister assez au tourbillon dans lequel j’avais été jeté ? Entré dans le monde, jeune & sans expérience ; passé, pour ainsi dire, de mains en mains ; par une foule de femmes, qui toutes se hâtent de prévenir par leur facilité une réflexion qu’elles sentent devoir leur être défavorable ; était-ce donc à moi à donner l’exemple d’une résistance qu’on ne m’opposait point ? ou devais-je me punir d’un moment d’erreur, & que souvent on avait provoqué, par une constance à coup sûr inutile, & dans laquelle on n’aurait vu qu’un ridicule ? Eh ! quel autre moyen qu’une prompte rupture, peut justifier un choix honteux !
Mais, je puis le dire ; cette ivresse des sens, peut-être même ce délire de la vanité, n’a point passé jusqu’à mon cœur. Né pour l’amour, l’intrigue pouvait le distraire, & ne suffisait pas pour l’occuper ; entouré d’objets séduisants, mais méprisables, aucun n’allait jusqu’à mon âme ; on m’offrait des plaisirs, je cherchais des vertus ; & moi-même enfin je me crus inconstant, parce que j’étais délicat & sensible.
C’est en vous voyant que je me suis éclairé : bientôt j’ai reconnu que le charme de l’amour tenait aux qualités de l’âme ; qu’elles seules pouvaient en causer l’excès & le justifier. Je sentis enfin qu’il m’était également impossible & de ne pas vous aimer, & d’en aimer une autre que vous.
Voilà, Madame, quel est le cœur auquel vous craignez de vous livrer, & sur le sort de qui vous avez à prononcer ; mais quel que soit le destin que vous lui réservez, vous ne changerez rien aux sentiments qui l’attachent à vous ; ils sont inaltérables comme les vertus qui les ont fait naître.
De … ce 3 septembre 17…


Lettre LIII

Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

J’ai vu Danceny, mais je n’en ai obtenu qu’une demi-confidence ; il s’est obstiné, surtout, à me taire le nom de la petite Volanges, dont il ne m’a parlé que comme d’une femme très sage, & même un peu dévote ; à cela près, il m’a raconté avec assez de sévérité son aventure, & surtout le dernier événement. Je l’ai échauffé autant que j’ai pu, & l’ai beaucoup plaisanté sur sa délicatesse & ses scrupules ; mais il paraît qu’il y tient, & je ne puis pas répondre de lui : au reste, je pourrai vous en dire davantage après demain. Je le mène demain à Versailles, & je m’occuperai à le scruter pendant la route.
J’espère dans le rendez-vous qui a dû avoir lieu aujourd’hui. Il se pourrait que tout s’y fût passé à notre satisfaction ; & peut-être ne nous reste-t-il à présent qu’à en arracher l’aveu, & en recueillir les preuves. Cette besogne vous sera plus facile qu’à moi : car la petite personne est plus confiante, ou, ce qui revient au même, plus bavarde, que son discret amoureux. Cependant j’y ferai mon possible.
Adieu, ma belle amie ; je suis fort pressé ; je ne vous verrai ni ce soir, ni demain : si de votre côté vous avez su quelque chose, écrivez-moi un mot pour mon retour. Je reviendrai sûrement coucher à Paris.
De … ce 3 septembre 17… au soir.


Lettre LIV

De la Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

Oh ! oui ! c’est bien avec Danceny qu’il y a quelque chose à savoir ! S’il vous l’a dit, il s’est vanté. Je ne connais personne de si bête en amour, & je me reproche de plus en plus les bontés que nous avons pour lui. Savez-vous que j’ai pensé être compromise par rapport à lui ? & que ce soit en pure perte ! Oh ! je m’en vengerai, je le promets.
Quand j’arrivai hier pour prendre Mme de Volanges, elle ne voulait plus sortir ; elle se sentait incommodée ; il me fallut toute mon éloquence pour la décider, & j’ai vu le moment que Danceny serait arrivé avant notre départ ; ce qui eût été d’autant plus gauche, que Mme de Volanges lui avait dit la veille qu’elle ne serait pas chez elle. La petite & moi, nous étions sur les épines. Nous sortîmes enfin ; & la petite me serra la main si affectueusement en me disant adieu, que malgré son projet de rupture, dont elle croyait de bonne foi s’occuper encore, j’augurai des merveilles de la soirée.
Je n’étais pas au bout de mes inquiétudes. Il y avait à peine une demi-heure que nous étions chez Mme de ***, que Mme de Volanges se trouva mal en effet, mais sérieusement mal ; & comme de raison, elle voulait rentrer chez elle : moi, je le voulais d’autant moins, que j’avais peur, si nous surprenions les jeunes gens, comme il y avait tout à parier, que mes instances auprès de la mère, pour la faire sortir, ne lui devinssent suspectes. Je pris le parti de l’effrayer sur sa santé, ce qui heureusement n’est pas difficile ; & je la tins une heure & demie, sans consentir à la ramener chez elle, dans la crainte, que je feignis d’avoir, du mouvement de la voiture. Nous ne rentrâmes enfin qu’à l’heure convenue, entre la petite & moi ; & à l’air honteux que je lui vis en arrivant, j’avoue que j’espérai qu’au moins mes peines n’auraient pas été perdues.
Le désir que j’avais d’être instruite me fit rester auprès de Mme de Volanges, qui se coucha en arrivant ; & après avoir soupé auprès de son lit, avec sa fille, nous la laissâmes de très bonne heure, sous le prétexte qu’elle avait besoin de repos & nous passâmes dans l’appartement de la petite. Elle a fait, de son côté, tout ce que j’attendais d’elle : scrupules évanouis, nouveaux serments d’aimer toujours, etc., etc. ; elle s’est enfin exécutée de bonne grâce : mais le sot Danceny n’a pas passé d’une ligne le point où il était auparavant. Oh ! l’on peut se brouiller avec celui-là ; les raccommodements ne sont pas dangereux.
La petite assure pourtant qu’il voulait davantage, mais qu’elle a su se défendre. Je parierais bien qu’elle se vante, ou qu’elle l’excuse : je m’en suis même presque assurée. En effet, il m’a pris fantaisie de savoir à quoi m’en tenir sur la défense dont elle était capable ; & moi, simple femme, de propos en propos ; j’ai monté sa tête au point… Enfin vous pouvez m’en croire, jamais personne ne fut plus susceptible d’une surprise des sens. Elle est vraiment aimable, cette chère petite ! Elle méritait un autre amant ; elle aura au moins une bonne amie, car je m’attache sincèrement à elle. Je lui ai promis de la former, & je crois que je lui tiendrai parole. Je me suis souvent aperçue du besoin d’avoir une femme dans ma confidence, & j’aimerais mieux celle-là qu’une autre ; mais je ne puis en rien faire, tant qu’elle ne sera pas… ce qu’il faut qu’elle soit ; & c’est une raison de plus d’en vouloir à Danceny.
Adieu, Vicomte ; ne venez pas chez moi demain, à moins que ce ne soit le matin. J’ai cédé aux instances du chevalier, pour une soirée de petite maison.
De … ce 4 septembre 17…


Lettre LV

De Cécile Volanges à Sophie Carnay

Tu avais raison, ma chère Sophie ; tes prophéties réussissent mieux que tes conseils. Danceny, comme tu l’avais prédit, a été plus fort que le confesseur, que toi, que moi-même ; & nous voilà revenus exactement où nous en étions. Ah ! je ne m’en repens pas ; & toi, si tu m’en grondes, ce sera faute de savoir le plaisir qu’il y a à aimer Danceny. Il t’est bien aisé de dire comme il faut faire, rien ne t’en empêche ; mais si tu avais éprouvé combien le chagrin de quelqu’un qu’on aime nous fait mal, comment sa joie devient la nôtre, & comme il est difficile de dire non, quand c’est oui que l’on veut dire, tu ne t’étonnerais plus de rien : moi-même qui l’ai senti, bien vivement senti, je ne le comprends pas encore. Crois-tu, par exemple, que je puisse voir pleurer Danceny sans pleurer moi-même ? Je t’assure bien que cela m’est impossible ; & quand il est content, je suis heureuse comme lui. Tu auras beau dire ; ce qu’on dit ne change pas ce qui est, & je suis bien sûre que c’est comme ça.
Je voudrais te voir à ma place… Non, ce n’est pas là ce que je veux dire, car sûrement je ne voudrais céder ma place à personne : mais je voudrais que tu aimasses aussi quelqu’un ; ce ne serait pas seulement pour que tu m’entendisses mieux, & que tu me grondasses moins ; mais c’est qu’aussi tu serais plus heureuse, ou, pour mieux dire, tu commencerais seulement alors à le devenir.
Nos amusements, nos rires, tout cela, vois-tu, ce ne sont que des jeux d’enfants ; il n’en reste rien après qu’ils sont passés. Mais l’amour, ah ! l’amour !… un mot, un regard, seulement de le savoir là, eh bien ! c’est le bonheur. Quand je vois Danceny, je ne désire plus rien ; quand je ne le vois pas, je ne désire que lui. Je ne sais comment cela se fait : mais on dirait que tout ce qui me plaît lui ressemble. Quand il n’est pas avec moi, j’y songe ; & quand je peux y songer tout à fait, sans distraction, quand je suis toute seule par exemple, je suis encore heureuse ; je ferme les yeux, & tout de suite je crois le voir ; je me rappelle ses discours, & je crois l’entendre ; cela me fait soupirer ; & puis je sens un feu, une agitation… Je ne saurais tenir en place. C’est comme un tourment, & ce tourment-là fait un plaisir que je ne puis te dire.
Je crois même que quand une fois on a de l’amour, cela se répand jusques sur l’amitié. Celle que j’ai pour toi n’a pourtant pas changé ; c’est toujours comme au couvent ; mais ce que je te dis, je l’éprouve avec Mme de Merteuil. Il me semble que je l’aime plus comme Danceny que comme toi, & quelquefois je voudrais qu’elle fût lui. Cela vient peut-être de ce que ce n’est pas une amitié d’enfant comme la nôtre ; ou bien de ce que je les vois si souvent ensemble, ce qui fait que je me trompe. Enfin, ce qu’il y a de vrai, c’est qu’à eux deux ils me rendent bien heureuse ; & après tout, je ne crois pas qu’il y ait grand mal à ce que je fais. Aussi je ne demanderais qu’à rester comme je suis ; & il n’y a que l’idée de mon mariage qui me fasse de la peine ; car si M. de Gercourt est comme on me l’a dit, & je n’en doute pas, je ne sais pas ce que je deviendrai. Adieu, ma Sophie ; je t’aime toujours bien tendrement.
De … 4 septembre 17…


Lettre LVI

De la Présidente Tourvel au Vicomte de Valmont

À quoi vous servirait, Monsieur, la réponse que vous me demandez ? Croire à vos sentiments ; ne serait-ce pas une raison de plus pour les craindre ? & sans attaquer ni défendre leur sincérité, ne me suffit-il pas, ne doit-il pas vous suffire à vous-même, de savoir que je ne veux ni ne dois y répondre ?
Supposé que vous m’aimiez véritablement (et c’est seulement pour ne plus revenir sur cet objet, que je consens à cette supposition), les obstacles qui nous séparent en seraient-ils moins insurmontables ? & aurais-je alors autre chose à faire, qu’à souhaiter que vous pussiez bientôt vaincre cet amour, & surtout à vous y aider moi-même, en me hâtant de vous ôter tout espoir ? Vous convenez vous-même que ce sentiment est pénible, quand l’objet qui l’inspire ne le partage point. Or, vous savez assez qu’il m’est impossible de le partager ; & quand même ce malheur m’arriverait, j’en serais plus à plaindre, sans que vous en fussiez plus heureux. J’espère que vous m’estimez assez pour n’en pas douter un instant. Cessez donc, je vous en conjure, cessez de vouloir troubler un cœur à qui la tranquillité est si nécessaire ; ne me forcez pas à regretter de vous avoir connu.
Chérie & estimée d’un mari que j’aime & respecte, mes devoirs & mes plaisirs se rassemblent dans le même objet. Je suis heureuse, je dois l’être. S’il existe des plaisirs plus vifs, je ne les désire point. Je ne veux pas les connaître. En est-il de plus doux que d’être en paix avec soi-même, de n’avoir que des jours sereins, de s’endormir sans trouble, & de s’éveiller sans remords ? Ce que vous appelez le bonheur, n’est qu’un tumulte des sens, un orage des passions dont le spectacle est effrayant, même à le regarder du rivage. Eh ! comment affronter ces tempêtes ? comment oser s’embarquer sur une mer couverte des débris de mille & mille naufrages ! Et avec qui ? Non, Monsieur, non je reste à terre ; je chéris les liens qui m’y attachent. Je pourrais les rompre que je ne le voudrais pas ; si je ne les avais, je me hâterais de les prendre.
Pourquoi vous attacher à mes pas ? pourquoi vous obstiner à me suivre ? Vos lettres, qui devaient être rares, se succèdent avec rapidité. Elles devaient être sages, & vous ne m’y parlez que de votre fol amour. Vous m’entourez de votre idée, plus que vous ne le faisiez de votre personne. Ecarté sous une forme, vous vous reproduisez sous une autre. Les choses qu’on vous demande de ne plus redire, vous les redites seulement d’une autre manière. Vous vous plaisez à m’embarrasser par des raisonnements capiteux ; vous échappez aux miens. Je ne veux plus vous répondre, je ne vous répondrai plus. Et comme vous traitez les femmes que vous avez séduites ! avec quel mépris vous en parlez ! Je veux croire que quelques-unes le méritent : mais toutes sont-elles donc si méprisables ? Ah ! sans doute, puisqu’elles ont trahi leurs devoirs pour se livrer à un amour criminel. De ce moment, elles ont tout sacrifié. Ce supplice est juste, mais l’idée seule en fait frémir. Que m’importe, après tout ? pourquoi m’occuperais-je d’elles ou de vous ? de quel droit venez-vous troubler ma tranquillité ? Laissez-moi, Monsieur, laissez-moi, ne me voyez plus, ne m’écrivez plus, je vous en prie ; je l’exige. Cette lettre est la dernière que vous recevrez de moi.
De … 5 septembre 17…


Lettre LVII

Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

J’ai trouvé votre lettre hier à mon arrivée. Votre colère m’a tout à fait réjoui. Vous ne sentiriez pas plus vivement les torts de Danceny, quand il les aurait eus vis-à-vis de vous. C’est sans doute par vengeance, que vous accoutumez sa Maîtresse à lui faire de petites infidélités ; vous êtes un bien mauvais sujet ! Oui, vous êtes charmante, & je ne m’étonne pas qu’on vous résiste moins qu’à Danceny.
Enfin je le sais par cœur, ce beau héros de roman ! il n’a plus de secret pour moi. Je lui ai tant dit que l’amour honnête était le bien suprême, qu’un sentiment valait mieux que dix intrigues, que j’étais moi-même, dans ce moment, amoureux & timide ; il m’a trouvé enfin une façon de penser si conforme à la sienne, que dans l’enchantement où il était de ma candeur, il m’a tout dit, & m’a juré une amitié sans réserve. Nous n’en sommes guères plus avancés pour notre projet.
D’abord, il m’a paru que son système était qu’une demoiselle mérite beaucoup plus de ménagements qu’une femme, comme ayant plus à perdre. Il trouve, surtout, que rien ne peut justifier un homme de mettre une fille dans la nécessité de l’épouser ou de vivre déshonorée, quand la fille est infiniment plus riche que l’homme, comme dans le cas où il se trouve. La sécurité de la mère, la candeur de la fille, tout l’intimide & l’arrête. L’embarras ne serait point de combattre ses raisonnements, quelque vrais qu’ils soient. Avec un peu d’adresse & aidé par la passion, on les aurait bientôt détruits ; d’autant qu’ils prêtent au ridicule, & qu’on aurait pour soi l’autorité de l’usage. Mais ce qui empêche qu’il n’y ait de prise sur lui, c’est qu’il se trouve heureux comme il est. En effet, si les premiers amours paraissent, en général, plus honnêtes, & comme on dit plus purs ; s’ils sont au moins plus lents dans leur marche, ce n’est pas, comme on le pense, délicatesse ou timidité : c’est que le cœur, étonné par un sentiment inconnu, s’arrête, pour ainsi dire, à chaque pas, pour jouir du charme qu’il éprouve, & que ce charme est si puissant sur un cœur neuf, qu’il l’occupe au point de lui faire oublier tout autre plaisir. Cela est si vrai, qu’un libertin amoureux, si un libertin peut l’être, devient de ce moment même moins pressé de jouir ; & qu’enfin, entre la conduite de Danceny avec la petite Volanges, & la mienne avec la prude Mme de Tourvel, il n’y a que la différence du plus au moins.
Il aurait fallu, pour échauffer notre jeune homme, plus d’obstacles qu’il n’en a rencontrés ; surtout qu’il eût eu besoin de plus de mystère, car le mystère mène à l’audace. Je ne suis pas éloigné de croire que vous nous avez nui en le servant trop bien ; votre conduite eût été excellente avec un homme usagé, qui n’eût eu que des désirs : mais vous auriez pu prévoir que pour un homme jeune, honnête & amoureux, le plus grand prix des faveurs est d’être la preuve de l’amour ; & que par conséquent, plus il serait sûr d’être aimé, moins il serait entreprenant. Que faire à présent ? je n’en sais rien ; mais je n’espère pas que la petite soit prise avant le mariage, & nous en serons pour nos frais : j’en suis fâché, mais je n’y vois pas de remède.
Pendant que je disserte ici, vous faites mieux avec votre chevalier. Cela me fait songer que vous m’avez promis une infidélité en ma faveur ; j’en ai votre promesse par écrit, & je ne veux pas en faire un billet de La Châtre. Je conviens que l’échéance n’est pas encore arrivée ; mais il serait généreux à vous de ne pas l’attendre ; & de mon côté, je vous tiendrais compte des intérêts. Qu’en dites-vous, ma belle amie ? Est-ce que vous n’êtes pas fatiguée de votre constance ? Ce chevalier est donc bien merveilleux ? Oh ! laissez-moi faire ; je veux vous forcer de convenir que si vous lui avez trouvé quelque mérite, c’est que vous m’aviez oublié.
Adieu, ma belle amie ; je vous embrasse comme je vous désire ; je défie tous les baisers du chevalier d’avoir autant d’ardeur.
De … ce 5 septembre 17…


Lettre LVIII

Le Vicomte de Valmont à la Présidente de Tourvel.

Par où ai-je donc mérité, madame, & les reproches que vous me faites, & la colère que vous me témoignez ? L’attachement le plus vif & pourtant le plus respectueux, la soumission la plus entière à vos moindres volontés ; voilà, en deux mots, l’histoire de mes sentiments & de ma conduite. Accablé par les peines d’un amour malheureux, je n’avais d’autre consolation que celle de vous voir ; vous m’avez ordonné de m’en priver ; j’obéis sans me permettre un murmure. Pour prix de ce sacrifice, vous m’avez permis de vous écrire, & aujourd’hui vous voulez m’ôter cet unique plaisir. Me le laisserai-je ravir, sans essayer de le défendre ? Non, sans doute : eh ! comment ne serait-il pas cher à mon cœur ? c’est le seul qui me reste, & je le tiens de vous.
Mes lettres, dites-vous, sont trop fréquentes ! Songez donc, je vous prie, que depuis dix jours que dure mon exil, je n’ai passé aucun moment sans m’occuper de vous, & que cependant vous n’avez reçu que deux lettres de moi. Je ne vous y parle que de mon amour ! Eh ! que puis-je dire, que ce que je pense ? tout ce que j’ai pu faire a été d’en affaiblir l’expression ; & vous pouvez m’en croire, je ne vous en ai laissé voir que ce qu’il m’a été impossible d’en cacher. Vous me menacez enfin de ne plus me répondre. Ainsi l’homme qui vous préfère à tout & vous respecte encore plus qu’il ne vous aime, non contente de le traiter avec rigueur, vous voulez y joindre le mépris ! Et pourquoi ces menaces & ce courroux ? qu’en avez-vous besoin ? n’êtes-vous pas sûre d’être obéie, même dans vos ordres injustes ? m’est-il donc possible de contrarier aucun de vos désirs, & ne l’ai-je pas déjà prouvé ? Mais abuserez-vous de cet empire que vous avez sur moi ? Après m’avoir rendu malheureux, après être devenue injuste, vous sera-t-il donc bien facile de jouir de cette tranquillité que vous assurez vous être si nécessaire ? ne vous direz-vous jamais : Il m’a laissée maîtresse de son sort, & j’ai fait son malheur ; il m’a donné sa confiance & je l’ai trahie ; il implorait mes secours, & je l’ai regardé sans pitié ? Savez-vous jusqu’où peut aller mon désespoir ? non.
Pour calculer mes maux, il faudrait savoir à quel point je vous aime, & vous ne connaissez pas mon cœur.
A quoi me sacrifiez-vous ? à des craintes chimériques. Et qui vous les inspire ? un homme qui vous adore ; un homme sur qui vous ne cesserez jamais d’avoir un empire absolu. Que craignez-vous, que pouvez-vous craindre d’un sentiment que vous serez toujours maîtresse de diriger à votre gré ? Mais votre imagination se crée des monstres, & l’effroi qu’ils vous causent, vous l’attribuez à l’amour. Un peu de confiance, & ces fantômes disparaîtront.
Un sage a dit que pour dissiper ses craintes il suffisait presque toujours d’en approfondir la cause. C’est surtout en amour que cette vérité trouve son application. Aimez, & vos craintes s’évanouiront. A la place des objets qui vous effrayent, vous trouverez un sentiment délicieux, un amant tendre & soumis ; & tous vos jours, marqués par le bonheur, ne vous laisseront d’autre regret que d’en avoir perdu quelques-uns dans l’indifférence. Moi-même, depuis que, revenu de mes erreurs, je n’existe plus que pour l’amour, je regrette un temps que je croyais avoir passé dans les plaisirs ; & je sens que c’est à vous seule qu’il appartient de me rendre heureux. Mais, je vous en supplie, que le plaisir que je trouve à vous écrire ne soit plus troublé par la crainte de vous déplaire. Je ne veux pas vous désobéir : mais je suis à vos genoux, j’y réclame le bonheur que vous voulez me ravir, le seul que vous m’ayez laissé ; je vous crie : écoutez mes prières, & voyez mes larmes ; ah ! Madame, me refuserez-vous ?
De … ce 7 septembre 17…


Lettre LIX

Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

Apprenez-moi, si vous le savez, ce que signifie ce radotage de Danceny. Qu’est-il donc arrivé, & qu’est-ce qu’il a perdu ? Sa belle s’est peut-être fâchée de son respect éternel. Il faut être juste, on se fâcherait à moins. Que lui dirai-je ce soir, au rendez-vous qu’il me demande, & que je lui ai donné à tout hasard ? Assurément je ne perdrai pas mon temps à écouter ses doléances, si cela ne doit nous servir à rien. Les complaintes amoureuses ne sont bonnes à entendre qu’en récitatif obligé ou en grandes ariettes. Instruisez-moi donc de ce qui est & de ce que je dois faire ; ou bien je déserte, pour éviter l’ennui que je prévois. Pourrai-je causer avec vous ce matin ? Si vous êtes occupée, au moins écrivez-moi un mot, & donnez-moi les réclames de mon rôle.
Où étiez-vous donc hier ? Je ne parviens plus à vous voir. En vérité, ce n’était pas la peine de me retenir à Paris au mois de septembre. Décidez-vous pourtant, car je viens de recevoir une invitation fort pressante de la comtesse de B, pour aller la voir à la campagne ; et, comme elle me le mande assez plaisamment, « son mari a le plus beau bois du monde, qu’il conserve soigneusement pour les plaisirs de ses amis ». Or, vous savez que j’ai bien quelques droits, sur ce bois-là ; & j’irai le revoir si je ne vous suis pas utile. Adieu, songez que Danceny sera chez moi sur les quatre heures.
De … ce 8 septembre 17…


Lettre LX

Du Chevalier Danceny au Vicomte de Valmont (Incluse dans la précédente.)

Je suis désespéré, Monsieur. J’ai tout perdu. Je n’ose confier au papier le secret de mes peines : mais j’ai besoin de les répandre dans le sein d’un ami sûr & sensible. A quelle heure pourrai-je vous voir, & aller chercher auprès de vous des consolations & des conseils ? J’étais si heureux le jour où je vous ouvris mon âme ! A présent, quelle différence ! tout est changé pour moi. Ce que je souffre pour mon compte n’est encore que la moindre partie de mes tourments ; mon inquiétude sur un objet bien plus cher, voilà ce que je ne puis supporter. Plus heureux que moi, vous pourrez la voir, & j’attends de votre amitié que vous ne me refuserez pas cette démarche : mais il faut que je vous parle, que je vous instruise. Vous me plaindrez, vous me secourrez ; je n’ai d’espoir qu’en vous. Vous êtes indulgent, vous connaissez l’amour, & vous êtes le seul à qui je puisse me confier ; ne me refusez pas vos secours.
Adieu, Monsieur ; le seul soulagement que j’éprouve dans ma douleur, est de songer qu’il me reste un ami tel que vous. Faites-moi savoir je vous prie, à quelle heure je pourrai vous trouver. Si ce n’est pas ce matin, je désirerais que ce fût de bonne heure dans l’après-midi.
De … ce 8 septembre 17…