Lettre XVI à XXX

Lettre XVI

De Cécile Volanges à Sophie Carnay

Ah ! ma Sophie, voici bien des nouvelles ! je ne devrais peut-être pas te les dire : mais il faut bien que j’en parle à quelqu’un ; c’est plus fort que moi. Ce chevalier Danceny… Je suis dans un trouble, que je ne peux pas écrire : je ne sais par où commencer. Depuis que je t’avais raconté la jolie soirée [La lettre où il est parlé de cette soirée ne s’est pas retrouvée. Il y lieu de croire que c’est celle proposé dans le billet de madame de Merteuil, et dont il est aussi question dans la précédente lettre de Cécile Volanges] que j’avais passée chez maman avec lui & Mme de Merteuil, je ne t’en parlais plus : c’est que je ne voulais plus en parler à personne ; mais j’y pensais pourtant toujours. Depuis il était devenu triste, mais si triste, si triste que ça me faisait de la peine ; & quand je lui demandais pourquoi, il me disait que non ; mais je voyais bien que si. Enfin hier il l’était encore plus que de coutume. Ca n’a pas empêché qu’il n’ait eu la complaisance de chanter avec moi comme à l’ordinaire ; mais, toutes les fois qu’il me regardait cela me serrait le cœur. Après que nous eûmes fini de chanter, il alla renfermer ma harpe dans son étui ; et, en m’en rapportant la clef, il me pria d’en jouer encore le soir, aussitôt que je serais seule. Je ne me défiais de rien du tout ; je ne voulais même pas : mais il m’en pria tant, que je lui dis qu’oui. Il avait bien ses raisons. Effectivement, quand je fus retirée chez moi & que ma femme de chambre fut sortie, j’allai pour prendre ma harpe. Je trouvai dans les cordes une lettre, pliée seulement, & point cachetée, & qui était de lui. Ah ! si tu savais tout ce qu’il me mande ! Depuis que j’ai lu sa lettre, j’ai tant de plaisir, que je ne peux plus songer à autre chose. Je l’ai relue quatre fois tout de suite, & puis je l’ai serrée dans mon secrétaire. Je la savais par cœur ; et, quand j’ai été couchée, je l’ai tant répétée, que je ne songeais pas à dormir. Dès que je fermais les yeux, je le voyais-là, qui me disait lui-même tout ce que je venais de lire. Je ne me suis endormie que bien tard ; & aussitôt que je me suis réveillée (il était encore de bien bonne heure), j’ai été reprendre sa lettre pour la relire à mon aise. Je l’ai emportée dans mon lit, & puis je l’ai baisée, comme si… C’est peut-être mal fait de baiser une lettre comme ça ? mais je n’ai pas pu m’en empêcher.
A présent, ma chère amie, si je suis bien aise, je suis aussi bien embarrassée ; car sûrement il ne faut pas que je réponde à cette lettre-là. Je sais bien que ça ne se doit pas, & pourtant il me le demande ; et, si je ne réponds pas, je suis sûre qu’il va encore être triste. C’est pourtant bien malheureux pour lui ! Qu’est-ce que tu me conseilles ? mais tu n’en sais pas plus que moi. J’ai bien envie d’en parler à Mme de Merteuil qui m’aime bien. Je voudrais bien le consoler ; mais je ne voudrais rien faire qui fût mal. On nous recommande tant d’avoir bon cœur ! & puis on nous défend de suivre ce qu’il nous inspire, quand c’est pour un homme. Dame ! Ça n’est pas juste non plus. Est-ce qu’un homme n’est pas notre prochain comme une femme, & plus encore ? car enfin n’a-t-on pas son père comme sa mère, son frère comme sa sœur ? il reste toujours le mari de plus. Cependant, si j’allais faire quelque chose qui ne fût pas bien, peut-être que M. Danceny lui-même n’aurait plus bonne idée de moi ! Oh ! ça, par exemple, j’aime encore mieux qu’il soit triste : & puis, enfin, je serai toujours à temps. Parce qu’il a écrit hier, je ne suis pas obligée d’écrire aujourd’hui : aussi-bien je verrai Mme de Merteuil ce soir, & si j’en ai le courage, je lui conterai tout. En ne faisant que ce qu’elle me dira, je n’aurai rien à me reprocher. Et puis peut-être me dira-t-elle que je peux lui répondre un peu, pour qu’il ne soit plus si triste ! Oh ! je suis bien en peine.
Adieu, ma bonne amie. Dis-moi toujours ce que tu penses.
Paris, ce 19 août 17**.


Lettre XVII

Du Chevalier Danceny à Cécile Volanges

Avant de me livrer, Mademoiselle, dirai-je au plaisir ou au besoin de vous écrire ? je commence par vous supplier de m’entendre. Je sens que pour oser vous déclarer mes sentiments, j’ai besoin d’indulgence ; si je ne voulais que les justifier, elle me serait inutile. Que vais-je faire, après tout, que vous montrer votre ouvrage ? Et qu’ai-je à vous dire, que mes regards, mon embarras, ma conduite & même mon silence, ne vous aient dit avant moi ? Eh ! pourquoi vous fâcheriez-vous d’un sentiment que vous avez fait naître ? Emané de vous, sans doute il est digne de vous être offert ; s’il est brûlant comme mon âme, il est pur comme la vôtre. Serait-ce un crime d’avoir su apprécier votre charmante figure, vos talents séducteurs, vos grâces enchanteresses, & cette touchante candeur qui ajoute un prix inestimable à des qualités déjà si précieuses ? non, sans doute ; mais, sans être coupable, on peut être malheureux ; & c’est le sort qui m’attend, si vous refusez d’agréer mon hommage. C’est le premier que mon cœur ait offert. Sans vous je serais encore, non pas heureux, mais tranquille. Je vous ai vue ; le repos a fui loin de moi, & mon bonheur est incertain. Cependant vous vous étonnez de ma tristesse ; vous m’en demandez la cause : quelquefois même j’ai cru voir qu’elle vous affligeait. Ah ! dites un mot, & ma félicité deviendra votre ouvrage. Mais, avant de prononcer, songez qu’un mot peut aussi combler mon malheur. Soyez donc l’arbitre de ma destinée. Par vous je vais être éternellement heureux ou malheureux. En quelles mains plus chères puis-je remettre un intérêt plus grand ?
Je finirai, comme j’ai commencé, par implorer votre indulgence. Je vous ai demandé de m’entendre ; j’oserai plus, je vous prierai de me répondre. Le refuser, serait me laisser croire que vous vous trouvez offensée, & mon cœur m’est garant que mon respect pour vous égale mon amour.
P.S. Vous pouvez vous servir, pour me répondre, du même moyen dont je me sers pour vous faire parvenir cette lettre ; il me parait également sûr & commode.
18 août 17…


Lettre XVIII

De Cécile Volanges à Sophie Carnay

Quoi ! Sophie, tu blâmes d’avance ce que je vais faire ! J’avais déjà bien assez d’inquiétude ; voilà que tu l’augmentes encore. Il est clair, dis-tu, que je ne dois pas répondre. Tu en parles bien à ton aise ; & d’ailleurs, tu ne sais pas au juste ce qui en est : tu n’es pas là pour voir. Je suis sûre que si tu étais à ma place, tu ferais comme moi. Sûrement en général on ne doit pas répondre & tu as bien vu, par ma lettre d’hier, que je ne le voulais pas non plus : mais c’est que je ne crois pas que personne se soit jamais trouvé dans le cas où je suis.
Et encore être obligée de me décider toute seule ! Mme de Merteuil, que je comptais voir hier au soir, n’est pas venue. Tout s’arrange contre moi : c’est elle qui est cause que je le connais. C’est presque toujours avec elle que je l’ai vu, que je lui ai parlé. Ce n’est pas que je lui en veuille du mal : mais elle me laisse-là au moment de l’embarras. Oh ! je suis bien à plaindre !
Figure-toi qu’il est venu hier comme à l’ordinaire. J’étais si troublée, que je n’osais le regarder. Il ne pouvait pas me parler, parce que Maman était-là. Je me doutais bien qu’il serait fâché, quand il verrait que je ne lui avais pas écrit. Je ne savais quelle contenance faire. Un petit moment après il me demanda si je voulais qu’il allât chercher ma harpe. Le cœur me battait si fort, que ce fut tout ce que je pus faire que de répondre que oui. Quand il revint, c’était bien pis. Je ne le regardai qu’un petit moment. Il ne me regardait pas, lui : mais il avait un air, qu’on aurait dit qu’il était malade. Ça me faisait bien de la peine. Il se mit à accorder ma harpe, & après, en me l’apportant, il me dit : Ah ! Mademoiselle ! … Il ne me dit que ces deux mots-là ; mais c’était d’un ton que j’en fus toute bouleversée. Je préludais sur ma harpe, sans savoir ce que je faisais. Maman demanda si nous ne chanterions pas. Lui s’excusa, en disant qu’il était un peu malade ; & moi, qui n’avais pas d’excuse, il me fallut chanter. J’aurais voulu n’avoir jamais eu de voix. Je choisis exprès un air que je ne savais pas ; car j’étais bien sûre que je ne pourrais en chanter aucun, & on se serait aperçu de quelque chose. Heureusement il vint une visite ; et, dès que j’entendis entrer un carrosse, je cessai & le priai de rapporter ma harpe. J’avais bien peur qu’il ne s’en allât en même temps ; mais il revint.
Pendant que Maman & cette dame qui était venue causaient ensemble, je voulus le regarder encore un petit moment. Je rencontrai ses yeux, & il me fut impossible de détourner les miens. Un moment après je vis ses larmes couler, & il fut obligé de se retourner pour n’être pas vu. Pour le coup je ne pus plus y tenir ; je sentis que j’allais pleurer aussi. Je sortis, & tout de suite j’écrivis avec mon crayon, sur un chiffon de papier : « Ne soyez donc pas si triste, je vous en prie ; je promets de vous répondre. » Sûrement tu ne peux pas dire qu’il y ait du mal à cela ; & puis c’était plus fort que moi. Je mis mon papier aux cordes de ma harpe, comme sa lettre était, & je revins dans le salon. Je me sentais plus tranquille. Il me tardait bien que cette dame s’en fût. Heureusement elle était en visite ; elle s’en alla bientôt après. Aussitôt qu’elle fut sortie, je dis que je voulais reprendre ma leçon de harpe, & je le priai de l’aller chercher. Je vis bien, à son air, qu’il ne se doutait de rien. Mais au retour, oh ! comme il était content ! En posant ma harpe vis-à-vis de moi, il se plaça de façon que Maman ne pouvait voir, & il prit ma main qu’il serra… mais d’une façon ! … ce ne fut qu’un moment : mais je ne saurais te dire le plaisir que cela m’a fait. Je la retirai pourtant ; ainsi je n’ai rien à me reprocher.
A présent, ma bonne amie, tu vois bien que je ne peux pas me dispenser de lui écrire, puisque je le lui ai promis ; & puis, je n’irai pas lui refaire encore du chagrin ; car j’en souffre plus que lui. Si c’était pour quelque chose de mal, sûrement je ne le ferais pas. Mais quel mal peut-il y avoir à écrire, surtout quand c’est pour empêcher quelqu’un d’être malheureux ? Ce qui m’embarrasse, c’est que je ne saurai pas bien faire ma lettre ; mais il sentira bien que ce n’est pas ma faute ; & puis je suis sûre que rien que de ce qu’elle sera de moi, elle lui fera toujours plaisir.
Adieu, ma chère amie. Si tu trouves que j’aie tort, dis-le moi ; mais je ne crois pas. A mesure que le moment de lui écrire approche, mon cœur bat que ça ne se conçoit pas. Il le faut pourtant bien, puisque je l’ai promis. Adieu.
Paris, 21 août 17…


Lettre XIX

De Cécile Volanges au Chevalier Danceny

Vous étiez si triste, hier, Monsieur, & cela me faisait tant de peine, que je me suis laissée aller à vous promettre de répondre à la lettre que vous m’avez écrite. Je n’en sens pas moins aujourd’hui que je ne le dois pas : pourtant, comme je l’ai promis, je ne veux pas manquer à ma parole, & cela doit bien vous prouver l’amitié que j’ai pour vous. A présent que vous le savez, j’espère que vous ne me demanderez pas de vous écrire davantage. J’espère aussi que vous ne direz à personne que je vous ai écrit ; parce que sûrement on m’en blâmerait, & que cela pourrait me causer bien du chagrin. J’espère surtout que vous même vous n’en prendrez pas mauvaise idée de moi ; ce qui me ferait plus de peine que tout. Je peux bien vous assurer que je n’aurais pas eu cette complaisance-là pour tout autre que vous. Je voudrais bien que vous eussiez celle de ne plus être triste comme vous étiez ; ce qui m’ôte tout le plaisir que j’ai à vous voir. Vous voyez, Monsieur, que je vous parle bien sincèrement. Je ne demande pas mieux que notre amitié dure toujours ; mais, je vous en prie, ne m’écrivez plus.
J’ai l’honneur d’être Monsieur, etc.
De…, 20 août 17…


Lettre XX

De la Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

Ah ! fripon, vous me cajolez, de peur que je ne me moque de vous ! Allons, je vous fais grâce : vous m’écrivez tant de folies, qu’il faut bien que je vous pardonne la sagesse où vous tient votre Présidente. Je ne crois pas que mon Chevalier eût autant d’indulgence que moi ; il serait homme à ne pas approuver notre renouvellement de bail, & à ne rien trouver de plaisant dans votre folle idée. J’en ai pourtant bien ri, & j’étais vraiment fâchée d’être obligée d’en rire toute seule. Si vous eussiez été là, je ne sais où m’aurait menée cette gaieté : mais j’ai eu le temps de la réflexion, & je me suis armée de sévérité. Ce n’est pas que je refuse pour toujours ; mais, je diffère, & j’ai raison. J’y mettrais peut-être de la vanité, et, une fois piquée au jeu, on ne sait plus où l’on s’arrête. Je serais femme à vous enchaîner de nouveau, à vous faire oublier votre Présidente ; & si j’allais, moi indigne, vous dégoûter de la vertu, voyez quel scandale ! Pour éviter ce danger, voici mes conditions.
Aussitôt que vous aurez eu votre belle dévote, que vous pourrez m’en fournir une preuve, venez, & je suis à vous. Mais vous n’ignorez pas que dans les affaires importantes, on ne reçoit de preuves que par écrit. Par cet arrangement, d’une part, je deviendrai une récompense au lieu d’être une consolation ; & cette idée me plaît davantage ; & de l’autre, votre succès en sera plus piquant, en devenant lui-même un moyen d’infidélité. Venez donc, venez au plus tôt m’apporter le gage de votre triomphe : semblable à nos preux chevaliers qui venaient déposer aux pieds de leur dame les fruits brillants de leur victoire. Sérieusement, je suis curieuse de voir ce que peut écrire une prude après un tel moment, & quel voile elle met sur ses actions, après n’en avoir plus laissé sur sa personne. C’est à vous de voir si je me mets à un prix trop haut ; mais je vous préviens qu’il n’y a rien à rabattre. Jusques-là, mon cher vicomte, vous trouverez bon que je reste fidèle à mon chevalier, & que je m’amuse à le rendre heureux, malgré le petit chagrin que cela vous cause.
Cependant si j’avais moins de mœurs, je crois qu’il aurait dans ce moment un rival dangereux ; c’est la petite Volanges. Je raffole de cet enfant : c’est une vraie passion. Ou je me trompe, ou elle deviendra une de nos femmes les plus à la mode. Je vois son petit cœur se développer, & c’est un spectacle ravissant. Elle aime déjà son Danceny avec fureur ; mais elle n’en sait encore rien. Lui-même, quoique très amoureux, a encore la timidité de son âge, & n’ose pas trop le lui apprendre. Tous deux sont en adoration vis-à-vis de moi. La petite surtout a grande envie de me dire son secret ; particulièrement depuis quelques jours je l’en vois vraiment oppressée, & je lui aurais rendu un grand service de l’aider un peu : mais je n’oublie pas que c’est un enfant, & je ne veux pas me compromettre. Danceny m’a parlé un peu plus clairement ; mais, pour lui, mon parti est pris, je ne veux pas l’entendre. Quant à la petite, je suis souvent tentée d’en faire mon élève ; c’est un service que j’ai envie de rendre à Gercourt. Il me laisse du temps, puisque le voilà en Corse jusqu’au mois d’octobre. J’ai dans l’idée que j’emploierai ce temps-là, & que nous lui donnerons une femme toute formée, au lieu de son innocente pensionnaire. Quelle est donc en effet l’insolente sécurité de cet homme, qui ose dormir tranquille, tandis qu’une femme, qui a à se plaindre de lui, ne s’est pas encore vengée ? Tenez, si la petite était ici dans ce moment, je ne sais ce que je ne lui dirais pas.
Adieu, vicomte ; bonsoir & bon succès : mais, pour Dieu, avancez donc. Songez que si vous n’avez pas cette femme, les autres rougiront de vous avoir eu.
De…, ce 20 août 17…


Lettre XXI

Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

Enfin, ma belle amie, j’ai fait un pas en avant, mais un grand pas, & qui, s’il ne m’a pas conduit jusqu’au but, m’a fait connaître au moins que je suis dans la route, & a dissipé la crainte où j’étais de m’être égaré. J’ai enfin déclaré mon amour ; & quoiqu’on ait gardé le silence le plus obstiné, j’ai obtenu la réponse peut-être la moins équivoque & la plus flatteuse : mais n’anticipons pas sur les événements, & reprenons de plus haut.
Vous vous souvenez qu’on faisait épier mes démarches. En bien ! j’ai voulu que ce moyen scandaleux tournât à l’édification publique, & voici ce que j’ai fait. J’ai chargé mon confident de me trouver, dans les environs, quelque malheureux qui eût besoin de secours. Cette commission n’était pas difficile à remplir. Hier après-midi, il me rendit compte qu’on devait saisir aujourd’hui, dans la matinée, les meubles d’une famille entière qui ne pouvait payer la taille. Je m’assurai qu’il n’y eût dans cette maison aucune femme ou fille dont l’âge & la figure pussent rendre mon action suspecte ; et, quand je fus bien informé, je déclarai à souper mon projet d’aller à la chasse le lendemain. Ici je dois rendre justice à ma Présidente : sans doute elle eut quelques remords des ordres qu’elle avait donnés ; et, n’ayant pas la force de vaincre sa curiosité, elle eut au moins celle de contrarier mon désir. Il devait faire une chaleur excessive ; je risquais de me rendre malade ; je ne tuerais rien, & me fatiguerais en vain ; & pendant ce dialogue, ses yeux, qui parlaient peut-être plus qu’elle ne voulait, me faisaient assez connaître qu’elle désirait que je prisse pour bonnes ces mauvaises raisons. Je n’avais garde de m’y rendre, comme vous pouvez croire, & je résistai de même à une petite diatribe contre la chasse & les chasseurs, & à un petit nuage d’humeur qui obscurcit, toute la soirée, cette figure céleste. Je craignis un moment que ses ordres ne fussent révoqués, & que sa délicatesse ne me nuisît. Je ne calculais pas la curiosité d’une femme ; aussi me trompais-je. Mon chasseur me rassura dès le soir même, & je me couchai satisfait.
Au point du jour je me lève & je pars. A peine à cinquante pas du château, j’aperçois mon espion qui me suit. J’entre en chasse, & marche à travers champs vers le village où je voulais me rendre, sans autre plaisir, dans ma route, que de faire courir le drôle qui me suivait, & qui, n’osant pas quitter les chemins, parcourait souvent, à toute course, un espace triple du mien. A force de l’exercer, j’ai eu moi-même une extrême chaleur, & je me suis assis au pied d’un arbre. N’a-t-il pas eu l’insolence de se couler jusque derrière un buisson qui n’était pas à vingt pas de moi, & de s’y asseoir aussi ? J’ai été tenté un moment de lui envoyer mon coup de fusil, qui, quoique de petit plomb seulement, lui aurait donné une leçon suffisante sur les dangers de la curiosité : heureusement pour lui, je me suis ressouvenu qu’il était utile & même nécessaire à mes projets ; cette réflexion l’a sauvé.
Cependant j’arrive au village ; je vois de la rumeur ; je m’avance ; j’interroge ; on me raconte le fait. Je fais venir le collecteur ; et, cédant à ma généreuse compassion, je paie noblement cinquante-six livres, pour lesquelles on réduisait cinq personnes à la paille & au désespoir. Après cette action si simple, vous n’imaginez pas quel chœur de bénédictions retentit autour de moi de la part des assistants ! Quelles larmes de reconnaissance coulaient des yeux du vieux chef de cette famille, & embellissaient cette figure de patriarche, qu’un moment auparavant l’empreinte farouche du désespoir rendait vraiment hideuse ! J’examinais ce spectacle lorsqu’un autre paysan, plus jeune, conduisant par la main une femme & deux enfants, & s’avançant vers moi à pas précipités, leur dit : « Tombons tous aux pieds de cette image de Dieu » ; & dans le même instant, j’ai été entouré de cette famille, prosternée à mes genoux. J’avouerai ma faiblesse ; mes yeux se sont mouillés de larmes, & j’ai senti en moi un mouvement involontaire, mais délicieux. Je serais tenté de croire qu’il y a vraiment du plaisir à faire du bien & qu’après tout ce que nous appellons les gens vertueux, n’ont pas tant de mérite qu’on se plaît à nous le dire. Quoi qu’il en soit, j’ai trouvé juste de leur payer pour mon compte le plaisir qu’ils venaient de me faire. J’avais pris dix louis sur moi ; je les leur ai donnés. Ici ont recommencé les remerciements, mais ils n’avaient plus ce même degré de pathétique : le nécessaire avait produit le grand, le véritable effet ; le reste n’était qu’une simple expression de reconnaissance & d’étonnement pour des dons superflus.
Cependant, au milieu des bénédictions bavardes de cette famille, je ne ressemblais pas mal au héros d’un drame, dans la scène du dénouement. Vous remarquerez que, dans cette foule, était surtout le fidèle espion. Mon but était rempli : je me dégageai d’eux tous, & regagnai le château. Tout calculé, je me félicite de mon invention. Cette femme vaut bien dix louis & l’ayant payée d’avance, j’aurai le droit d’en disposer à ma fantaisie, sans avoir de reproches à me faire.
J’oubliais de vous dire que pour mettre tout à profit, j’ai demandé à ces bonnes gens de prier Dieu pour le succès de mes projets. Vous allez voir si déjà leurs prières n’ont pas été en partie exaucées. Mais on m’avertit que le souper est servi, & il serait trop tard pour que cette lettre partît, si je ne la fermais qu’en me retirant. Ainsi le reste à l’ordinaire prochain. J’en suis fâché ; car le reste est le meilleur. Adieu, ma belle amie. Vous me volez un moment du plaisir de la voir.
De… 20 août 17…


Lettre XXII

De Madame de Tourvel à Madame de Volanges

Vous serez sans doute bien aise, Madame, de connaître un trait de M. de Valmont, qui contraste beaucoup, ce me semble, avec tous ceux sous lesquels on vous l’a représenté. Il est si pénible de penser désavantageusement de qui que se soit, si fâcheux de ne trouver que des vices chez ceux qui auraient toutes les qualités nécessaires pour faire aimer la vertu ! Enfin vous aimez tant à user d’indulgence, que c’est vous obliger que de vous donner des motifs de revenir sur un jugement rigoureux. M. de Valmont me paraît fondé à espérer cette faveur, je dirais presque cette justice de votre part, & voici sur quoi je le pense.
Il a fait ce matin une de ces courses qui pouvaient faire supposer quelque projet de sa part dans les environs, comme l’idée vous en était venue ; idée que je m’accuse d’avoir saisie peut-être avec trop de vivacité. Heureusement pour lui, & surtout heureusement pour nous, puisque cela nous sauve d’être injustes, un de mes gens devait aller du même côté que lui [1] ; et c’est par là que ma curiosité répréhensible, mais heureuse, a été satisfaite. Il nous a rapporté que M. de Valmont, ayant trouvé au village de… une malheureuse famille dont on vendait les meubles, faute d’avoir pu payer les impositions, s’était empressé non seulement d’acquitter sur le champ la dette de ces pauvres gens, mais même leur avait donné une somme d’argent assez considérable. Mon domestique a été témoin de cette vertueuse action ; & il m’a rapporté de plus que les paysans, causant entre eux & avec lui, avaient dit qu’un domestique qu’ils ont désigné, & que le mien croit être celui de M. de Valmont, avait pris hier des informations sur ceux des habitants du village qui pouvaient avoir besoin de secours. Si cela est ainsi, ce n’est même plus seulement une compassion passagère, & que l’occasion détermine : c’est le projet formé de faire du bien ; c’est la sollicitude de la bienfaisance ; c’est la plus belle vertu des plus belles âmes ; mais, soit hasard ou projet, c’est toujours une action honnête & louable, & dont le seul récit m’a attendrie jusqu’aux larmes. J’ajouterai de plus, & toujours par justice, que lorsque je lui ai parlé de cette action, de laquelle il ne disait mot, il a commencé par s’en défendre, & a eu l’air d’y mettre si peu de valeur, lorsqu’il en est convenu, que sa modestie en doublait le mérite.
A présent, dites-moi, ma respectable amie, si M. de Valmont est en effet un libertin sans retour, s’il n’est que cela & se conduit ainsi, que restera-t-il aux gens honnêtes ? Quoi ! les méchants partageraient-ils avec les bons le plaisir sacré de la bienfaisance ? Dieu permettrait-il qu’une famille vertueuse reçut, de la main d’un scélérat, des secours dont elle rendrait grâce à sa divine Providence ? & pourrait-il se plaire à entendre des bouches pures répandre leurs bénédictions sur un réprouvé ? Non, j’aime mieux croire que des erreurs, pour être longues, ne sont pas éternelles ; & je ne puis penser que celui qui fait du bien soit l’ennemi de la vertu. M. de Valmont n’est peut-être qu’un exemple de plus du danger des liaisons. Je m’arrête à cette idée qui me plaît. Si, d’une part, elle peut servir à le justifier dans votre esprit, de l’autre, elle me rend de plus en plus précieuse l’amitié tendre qui m’unit à vous pour la vie.
J’ai l’honneur d’être, Madame, etc.
P.S.- Mme de Rosemonde & moi nous allons, dans l’instant, voir aussi l’honnête & malheureuse famille, & joindre nos secours tardifs à ceux de M. de Valmont. Nous le mènerons avec nous. Nous donnerons au moins à ces bonnes gens le plaisir de revoir leur bienfaiteur ; c’est, je crois, tout ce qu’il nous a laissé à faire.
De…, ce 20 août 17…


Lettre XXIII

Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

Nous en sommes restés à mon retour au château : je reprend mon récit.
Je n’eus que le temps de faire une courte toilette, & je me rendis au salon, où ma belle faisait de la tapisserie, tandis que le curé du lieu lisait la gazette à ma vieille tante. J’allai m’asseoir auprès du métier. Des regards, plus doux encore que de coutume, & presque caressants, me firent bientôt deviner que le domestique avait déjà rendu compte de sa mission. En effet, mon aimable curieuse ne put garder plus longtemps le secret qu’elle m’avait dérobé ; et, sans crainte d’interrompre un vénérable pasteur dont le débit ressemblait pourtant à celui d’un prône : « J’ai bien aussi ma nouvelle à débiter, » dit-elle, & tout de suite elle raconta mon aventure, avec une exactitude qui faisait honneur à l’intelligence de son historien. Vous jugez comme je déployai toute ma modestie : mais qui pourrait arrêter une femme qui fait, sans s’en douter, l’éloge de ce qu’elle aime ? Je pris donc le parti de la laisser aller. On eût dit qu’elle prêchait le panégyrique d’un saint. Pendant ce temps, j’observais, non sans espoir, tout ce que promettaient à l’amour son regard animé, son geste devenu plus libre, & surtout ce son de voix qui, par son altération déjà sensible, trahissait l’émotion de son cœur. A peine elle finissait de parler : « Venez, mon neveu, me dit Mme de Rosemonde ; venez que je vous embrasse. » Je sentis aussitôt que la jolie Prêcheuse ne pourrait se défendre d’être embrassée à son tour. Cependant elle voulut fuir ; mais elle fut bientôt dans mes bras ; et, loin d’avoir la force de résister, à peine lui restait-il celle de se soutenir. Plus j’observe cette femme, & plus elle me paraît désirable. Elle s’empressa de retourner à son métier, & eut l’air, pour tout le monde, de recommencer sa tapisserie : mais moi, je m’aperçus bien que sa main tremblante ne lui permettait pas de continuer son ouvrage.
Après le dîner, les dames voulurent aller voir les infortunés que j’avais si pieusement secourus & je les accompagnai. Je vous sauve l’ennui de cette seconde scène de reconnaissance & d’éloges. Mon cœur, pressé d’un souvenir délicieux, hâte le moment du retour au château. Pendant la route, ma belle Présidente, plus rêveuse qu’à l’ordinaire, ne disait pas un mot. Tout occupé de trouver les moyens de profiter de l’effet qu’avait produit l’événement du jour, je gardais le même silence. Mme de Rosemonde parlait seule, & n’obtenait de nous que des réponses courtes & rares. Nous dûmes l’ennuyer : j’en avais le projet & il réussit. Aussi, en descendant de voiture, elle passa dans son appartement, & nous laissa tête à tête, ma belle & moi, dans un salon mal éclairé ; obscurité douce, qui enhardit l’amour timide.
Je n’eus pas la peine de diriger la conversation où je voulais la conduire. La ferveur de l’aimable prêcheuse me servit mieux que n’aurait pu faire mon adresse. « Quand on est si digne de faire le bien, me dit-elle, en arrêtant sur moi son doux regard, comment passe-t-on sa vie à mal faire ? — Je ne mérite, lui répondis-je, ni cet éloge, ni cette censure & je ne conçois pas qu’avec autant d’esprit que vous en avez, vous ne m’ayez pas encore deviné. Dût ma confiance me nuire auprès de vous, vous en êtes trop digne, pour qu’il me soit possible de vous la refuser. Vous trouverez la clef de ma conduite dans un caractère malheureusement trop facile. Entouré de gens sans mœurs, j’ai imité leurs vices ; j’ai peut-être mis de l’amour-propre à les surpasser. Séduit de même ici par l’exemple des vertus, sans espérer de vous atteindre, j’ai au moins essayé de vous suivre. Eh ! peut-être l’action dont vous me louez aujourd’hui perdrait-elle tout son prix à vos yeux, si vous en connaissiez le véritable motif (vous voyez, ma belle amie, combien j’étais près de la vérité ! ). Ce n’est pas à moi, continuai-je, c’est à vous que ces malheureux ont dû mes secours. Où vous croyez voir une action louable, je ne cherchais qu’un moyen de plaire. Je n’étais, puisqu’il faut le dire, que le faible agent de la divinité que j’adore (ici elle voulut m’interrompre ; mais je ne lui en donnai pas le temps). Dans ce moment même, ajoutai-je, mon secret ne m’échappe que par faiblesse ; que parce qu’il est plus fort que moi. Je m’étais promis de vous le taire ; je me faisais un bonheur de rendre à vos vertus comme à vos appas un hommage pur que vous ignoreriez toujours : mais, incapable de tromper, quand j’ai sous les yeux l’exemple de la candeur, je n’aurai point à me reprocher vis-à-vis de vous une dissimulation coupable. Ne croyez pas que je vous outrage par une criminelle espérance. Je serai malheureux, je le sais ; mais mes souffrances me seront chères : elle me prouveront l’excès de mon amour ; c’est à vos pieds, c’est dans votre sein que je déposerai mes peines éternelles. J’y puiserai des forces pour souffrir de nouveau ; j’y trouverai la bonté compatissante, & je me croirai consolé, parce que vous m’aurez plaint. O vous que j’adore ! écoutez-moi, plaignez-moi, secourez-moi. » Cependant j’étois à ses genoux, & je serrais ses mains dans les miennes : mais elle, les dégageant tout à coup, & les croisant sur ses yeux avec l’expression du désespoir : « Ah ! malheureuse ! » s’écria-t-elle ; puis elle fondit en larmes. Par bonheur, je m’étais livré à tel point, que je pleurais aussi ; et, reprenant ses mains, je les baignai de pleurs. Cette précaution était bien nécessaire ; car elle était si occupée de sa douleur, qu’elle ne se serait pas aperçue de la mienne, si je n’avais trouvé ce moyen de l’en avertir. J’y gagnai, de plus de considérer à loisir cette charmante figure, embellie encore par l’attrait puissant des larmes. Ma tête s’échauffait, & j’étais si peu maître de moi, que je fus tenté de profiter de ce moment.
Quelle est donc notre faiblesse ! quel est l’empire des circonstances ! si moi-même, oubliant mes projets, j’ai risqué de perdre, par un triomphe prématuré, le charme des longs combats & les détails d’une pénible défaite ; si, séduit par un désir de jeune homme, j’ai pensé exposer le vainqueur de Mme de Tourvel à ne recueillir, pour fruit de ses travaux, que l’insipide avantage d’avoir eu une femme de plus ! Ah ! qu’elle se rende, mais qu’elle combatte ; que, sans avoir la force de vaincre, elle ait celle de résister ; qu’elle savoure à loisir le sentiment de sa faiblesse, & soit contrainte d’avouer sa défaite. Laissons le braconnier obscur tuer à l’affût le cerf qu’il a surpris ; le vrai chasseur doit le forcer. Ce projet est sublime, n’est-ce pas ? mais peut-être serais-je à présent au regret de ne l’avoir pas suivi, si le hasard ne fût venu au secours de ma prudence.
Nous entendîmes du bruit. On venait au salon. Mme de Tourvel, effrayée, se leva précipitamment, se saisit d’un des flambeaux, & sortit. Il fallut bien la laisser faire. Ce n’était qu’un domestique. Aussitôt que j’en fus assuré, je la suivis. A peine eus-je fait quelques pas, que, soit qu’elle me reconnût, soit un sentiment vague d’effroi, je l’entendis précipiter sa marche, & se jeter plutôt qu’entrer dans son appartement, dont elle ferma la porte sur elle. J’y allai ; mais la clef était en dedans. Je me gardai bien de frapper ; c’eût été lui fournir l’occasion d’une résistance trop facile. J’eus l’heureuse & simple idée de tenter de voir à travers la serrure, & je vis en effet cette femme adorable à genoux, baignée de larmes, & priant avec ferveur. Quel Dieu osait-elle invoquer ? en est-il d’assez puissant contre l’amour ? En vain cherche-t-elle à présent des secours étrangers ; c’est moi qui réglerai son sort.
Croyant en avoir assez fait pour un jour, je me retirai aussi dans mon appartement & me mis à vous écrire. J’espérais la revoir au souper ; mais elle fit dire qu’elle s’était trouvée indisposée & s’était mise au lit. Mme de Rosemonde voulut monter chez elle ; mais la malicieuse malade prétexta un mal de tête qui ne lui permettait de voir personne. Vous jugez qu’après le souper la veillée fut courte, & que j’eus aussi mon mal de tête. Retiré chez moi, j’écrivis une longue lettre pour me plaindre de cette rigueur, & je me couchai, avec le projet de la remettre ce matin. J’ai mal dormi, comme vous pouvez voir par la date de cette lettre. Je me suis levé, & j’ai relu mon épître. Je me suis aperçu que je ne m’y étais pas assez observé ; que j’y montrais plus d’ardeur que d’amour, & plus d’humeur que de tristesse. Il faudra la refaire ; mais il faudrait être plus calme.
J’aperçois le point du jour, & j’espère que la fraîcheur qui l’accompagne m’amènera le sommeil. Je vais me remettre au lit ; et, quel que soit l’empire de cette femme, je vous promets de ne pas m’occuper tellement d’elle, qu’il ne me reste le temps de songer beaucoup à vous. Adieu, ma belle amie.
De … le 20 août 17… à 4 heures du matin.


Lettre XXIV

Du Vicomte de Valmont à Madame Tourvel

Ah ! par pitié, Madame, daignez calmer le trouble de mon âme ; daignez m’apprendre ce que je dois espérer ou craindre. Placé entre l’excès du bonheur & celui de l’infortune, l’incertitude est un tourment cruel. Pourquoi vous ai-je parlé ? que n’ai-je su résister au charme impérieux qui vous livrait mes pensées ! Content de vous adorer en silence, je jouissais au moins de mon amour ; & ce sentiment pur, que ne troublait point alors l’image de votre douleur, suffisait à ma félicité : mais cette source de bonheur en est devenue une de désespoir, depuis que j’ai vu couler vos larmes ; depuis que j’ai entendu ce cruel Ah ! malheureuse ! Madame, ces deux mots retentiront longtemps dans mon cœur. Par quelle fatalité, le plus doux des sentiments ne peut-il vous inspirer que l’effroi ? quelle est donc cette crainte ? Ah ! ce n’est pas celle de le partager : votre cœur, que j’ai mal connu, n’est pas fait pour l’amour ; le mien, que vous calomniez sans cesse, est le seul qui soit sensible ; le vôtre est même sans pitié. S’il n’était pas ainsi, vous n’auriez pas refusé un mot de consolation au malheureux qui vous racontait ses souffrances ; vous ne vous seriez pas soustraite à ses regards, quand il n’a d’autre plaisir que celui de vous voir ; vous ne vous seriez pas fait un jeu cruel de son inquiétude, en lui faisant annoncer que vous étiez malade, sans lui permettre d’aller s’informer de votre état ; vous auriez senti que cette même nuit, qui n’était pour vous que douze heures de repos, allait être pour lui un siècle de douleurs.
Par où, dites-moi, ai-je mérité cette rigueur désolante ? Je ne crains pas de vous prendre pour juge : qu’ai-je donc fait que céder à un sentiment involontaire, inspiré par la beauté & justifié par la vertu ; toujours contenu par le respect, & dont l’innocent aveu fut l’effet de la confiance & non de l’espoir : la trahirez-vous, cette confiance que vous-même avez semblé me permettre, & à laquelle je me suis livré sans réserve ? Non, je ne puis le croire ; ce serait vous supposer un tort, & mon cœur se révolte à la seule idée de vous en trouver un : je désavoue mes reproches ; j’ai pu les écrire, mais non pas les penser. Ah ! laissez-moi vous croire parfaite ; c’est le seul plaisir qui me reste. Prouvez-moi que vous l’êtes en m’accordant vos soins généreux. Quel malheureux avez-vous secouru, qui en eût autant de besoin que moi ? ne m’abandonnez pas dans le délire où vous m’avez plongé : prêtez-moi votre raison, puisque vous avez ravi la mienne ; après m’avoir corrigé, éclairez-moi pour finir votre ouvrage.
Je ne veux pas vous tromper, vous ne parviendrez point à vaincre mon amour ; mais vous m’apprendrez à le régler ; en guidant mes démarches, en dictant mes discours, vous me sauverez au moins du malheur affreux de vous déplaire. Dissipez surtout cette crainte désespérante ; dites-moi que vous me pardonnez, que vous me plaignez ; assurez-moi de votre indulgence. Vous n’aurez jamais toute celle que je vous désirerais ; mais je réclame celle dont j’ai besoin : me la refuserez-vous ?
Adieu, Madame ; recevez avec bonté l’hommage de mes sentiments ; il ne nuit point à celui de mon respect.
De …, ce 20 août 17…


Lettre XXV

Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

Voici le bulletin d’hier.
A onze heures j’entrai chez Mme de Rosemonde ; et, sous ses auspices, je fus introduit chez la feinte malade, qui était encore couchée. Elle avait les yeux très battus ; j’espère qu’elle avait aussi mal dormi que moi. Je saisis un moment, où Mme de Rosemonde s’était éloignée, pour remettre ma lettre : on refusa de la prendre ; mais je la laissai sur le lit, & allai bien honnêtement approcher le fauteuil de ma vieille tante, qui voulait être auprès de son cher enfant : il fallut bien serrer la lettre pour éviter le scandale. La malade dit, maladroitement, qu’elle croyait avoir un peu de fièvre. Mme de Rosemonde m’engagea à lui tâter le pouls, en vantant beaucoup mes connaissances en médecine. Ma belle eut donc le double chagrin d’être obligée de me livrer son bras, & de sentir que son petit mensonge allait être découvert. En effet, je pris sa main que je serrai dans une des miennes, pendant que de l’autre je parcourais son bras frais & potelé ; la malicieuse personne ne répondit à rien, ce qui me fit dire, en me retirant : « Il n’y a pas même la plus petite émotion. » Je me doutai que ses regards devaient être sévères, et, pour la punir, je ne les cherchai pas ; un moment après, elle dit qu’elle voulait se lever, & nous la laissâmes seule. Elle parut au dîner, qui fut triste ; elle annonça qu’elle n’irait pas se promener, ce qui était me dire que je n’aurais pas l’occasion de lui parler. Je sentis bien qu’il fallait placer là un soupir & un regard douloureux ; sans doute elle s’y attendait, car ce fut le seul moment de la journée où je parvins à rencontrer ses yeux. Toute sage qu’elle est, elle a ses petites ruses comme une autre. Je trouvai le moment de lui demander si elle avait eu la bonté de m’instruire de mon sort, & je fus un peu étonné de l’entendre me répondre : Oui, Monsieur, je vous ai écrit. J’étais fort empressé d’avoir cette lettre ; mais soit ruse encore, ou maladresse, ou timidité, elle ne me la remit que le soir, au moment de se retirer chez elle. Je vous l’envoie ainsi que le brouillon de la mienne ; lisez & jugez ; voyez avec quelle insigne fausseté elle affirme qu’elle n’a point d’amour quand je suis sûr du contraire ; & puis elle se plaindra si je la trompe après, lorsqu’elle ne craint pas de me tromper avant ! Ma belle amie, l’homme le plus adroit ne peut encore que se tenir au courant de la femme la plus vraie. Il faudra pourtant feindre de croire à tout ce radotage, & se fatiguer de désespoir, parce qu’il plaît à Madame de jouer la rigueur ! Le moyen de ne se pas venger de ces noirceurs-là !… Ah ! patience… mais adieu. J’ai encore beaucoup à écrire.
A propos, vous me renverrez : la lettre de l’inhumaine ; il se pourrait faire par la suite qu’elle voulût qu’on mît du prix à ces misères-là, & il faut être en règle.
Je ne vous parle pas de la petite Volanges ; nous en causerons au premier jour.
Du château, ce 22 août 17…


Lettre XXVI

De la présidente Tourvel au Vicomte de Valmont

Sûrement, Monsieur, vous n’auriez eu aucune lettre de moi, si ma sotte conduite d’hier au soir ne me forçait d’entrer aujourd’hui en explication avec vous. Oui, j’ai pleuré, je l’avoue ; peut-être aussi les deux mots, que vous me citez avec tant de soin, me sont-ils échappés ; larmes & paroles, vous avez tout remarqué ; il faut donc vous expliquer tout.
Accoutumée à n’inspirer que des sentiments honnêtes, à n’entendre que des discours que je puis écouter sans rougir, à jouir par conséquent d’une sécurité que j’ose dire que je mérite, je ne sais ni dissimuler ni combattre les impressions que j’éprouve. L’étonnement & l’embarras où m’a jetée votre procédé ; je ne sais quelle crainte, inspirée par une situation qui n’eût jamais dû être faite pour moi ; peut-être l’idée révoltante de me voir confondue avec des femmes que vous méprisez, & traitée aussi légèrement qu’elles ; toutes ces causes réunies ont provoqué mes larmes, & on pu me faire dire, avec raison, je crois, que j’étais malheureuse. Cette expression, que vous trouvez si forte, serait sûrement beaucoup trop faible encore si mes pleurs & mes discours avaient eu un autre motif ; si, au lieu de désapprouver des sentiments qui doivent m’offenser, j’avais pu craindre de les partager.
Non, Monsieur, je n’ai pas cette crainte ; si je l’avais, je fuirais à cent lieues de vous ; j’irais pleurer dans un désert le malheur de vous avoir connu. Peut-être même, malgré la certitude où je suis de ne vous point aimer, de ne vous aimer jamais, peut-être aurais-je mieux fait de suivre les conseils de mes amis ; de ne pas vous laisser approcher de moi.
J’ai cru, & c’est là mon seul tort, j’ai cru que vous respecteriez une femme honnête, qui ne demandait pas mieux que de vous trouver tel & de vous rendre justice ; qui déjà vous défendait, tandis que vous l’outragiez par vos vœux criminels. Vous ne me connaissez pas ; non, Monsieur, vous ne me connaissez pas. Sans cela, vous n’auriez pas cru pouvoir vous faire un droit de vos torts : parce que vous m’avez tenu des discours que je ne devais pas entendre, vous ne vous seriez pas cru autorisé à m’écrire une lettre que je ne devais pas lire : & vous me demandez de guider vos démarches, de dicter vos discours ! Hé bien, Monsieur, le silence & l’oubli, voilà les conseils qu’il me convient de vous donner, comme à vous de suivre : alors, vous aurez, en effet, des droits à mon indulgence : il ne tiendrait qu’à vous d’en obtenir même à ma reconnaissance… Mais non, je ne ferai point une demande à celui qui ne m’a point respectée ; je ne donnerai point une marque de confiance à celui qui a abusé de ma sécurité. Vous me forcez à vous craindre, peut-être à vous haïr : je ne le voulais pas ; je ne voulais voir en vous que le neveu de ma plus respectable amie ; j’opposais la voix de l’amitié à la voix publique qui vous accusait. Vous avez tout détruit ; et, je le prévois, vous ne voudrez rien réparer.
Je m’en tiens, Monsieur, à vous déclarer que vos sentiments m’offensent, que leur aveu m’outrage, & surtout que, loin d’en venir un jour à les partager, vous me forceriez à ne vous revoir jamais, si vous ne vous imposiez sur cet objet un silence qu’il me semble avoir droit d’attendre, & même d’exiger de vous. Je joins à cette lettre celle que vous m’avez écrite, & j’espère que vous voudrez bien de même me remettre celle-ci ; je serais vraiment peinée qu’il restât aucune trace d’un événement qui n’eût jamais dû exister. J’ai l’honneur d’être, etc.
De …, ce 21 août 17…


Lettre XXVII

De Cécile Volanges à Madame de Merteuil

Mon Dieu, que vous êtes bonne, Madame ! comme vous avez bien senti qu’il me serait plus facile de vous écrire que de vous parler ! Aussi, c’est que ce que j’ai à vous dire est bien difficile ; mais vous êtes mon amie, n’est-il pas vrai ? Oh ! oui, ma bien bonne amie ! Je vais tâcher de ne pas avoir peur ; & puis, j’ai tant besoin de vous, de vos conseils ! J’ai bien du chagrin ; il me semble que tout le monde devine ce que je pense ; & surtout quand il est là, je rougis dès qu’on me regarde. Hier, quand vous m’avez vue pleurer, c’est que je voulais vous parler, & puis, je ne sais quoi m’en empêchait ; & quand vous m’avez demandé ce que j’avais, mes larmes sont venues malgré moi. Je n’aurais pas pu dire une parole. Sans vous, maman allait s’en apercevoir, & qu’est-ce que je serais devenue ? Voilà pourtant comme je passe ma vie ! surtout depuis quatre jours.
C’est ce jour-là, Madame, oui, je vais vous le dire, c’est ce jour-là que M. le chevalier Danceny m’a écrit : oh ! je vous assure que quand j’ai trouvé sa lettre, je ne savais pas du tout ce que c’était. Mais, pour ne pas mentir, je ne peux pas dire que je n’aie eu bien du plaisir en la lisant. Voyez-vous, j’aimerais mieux avoir du chagrin toute ma vie, que s’il ne me l’eût pas écrite ! Mais je savais bien que je ne devais pas le lui dire, & je peux bien vous assurer même que je lui ai dit que j’en étais fâchée : mais il dit que c’était plus fort que lui, & je le crois bien ; car j’avais résolu de ne lui pas répondre, & pourtant je n’ai pas pu m’en empêcher. Oh ! je ne lui ai écrit qu’une fois, & même c’était, en partie, pour lui dire de ne plus m’écrire : mais malgré cela il m’écrit toujours ; & comme je ne lui réponds pas, je vois bien qu’il est triste, & ça m’afflige encore davantage : si bien que je ne sais plus que faire, ni que devenir, & que je suis bien à plaindre.
Dites-moi, je vous en prie, Madame, est-ce que ce serait bien mal de lui répondre de temps en temps ? seulement jusqu’à ce qu’il ait pu prendre sur lui de ne plus m’écrire lui-même, & de rester comme nous étions avant : car, pour moi, si cela continue, je ne sais pas ce que je deviendrai. Tenez, en lisant sa dernière lettre, j’ai pleuré, que ça ne finissait pas ; & je suis sûre que si je ne lui réponds pas encore, cela nous fera bien de la peine.
Je vais vous envoyer sa lettre aussi, ou bien une copie, & vous jugerez ; vous verrez bien que ce n’est rien de mal qu’il demande. Cependant si vous trouvez que ça ne se doit pas, je vous promets de m’en empêcher ; mais je crois que vous penserez comme moi, que ce n’est pas là du mal.
Pendant que j’y suis, Madame, permettez-moi de vous faire encore une question : on m’a bien dit que c’était mal d’aimer quelqu’un ; mais pourquoi cela ? Ce qui me fait vous le demander, c’est que M. le chevalier Danceny prétend que ça n’est pas mal du tout, & que presque tout le monde aime ; si cela était, je ne vois pas pourquoi je serais la seule à m’en empêcher ; ou bien est-ce que ce n’est un mal que pour les demoiselles ? car j’ai entendu maman elle-même dire que Mme D… aimait M. M… & elle n’en parlait pas comme d’une chose qui serait si mal ; & pourtant je suis sûre qu’elle se fâcherait contre moi, si elle se doutait seulement de mon amitié pour M. Danceny. Elle me traite toujours comme un enfant, maman ; & elle ne me dit rien du tout. Je croyais, quand elle m’a fait sortir du couvent, que c’était pour me marier ; mais à présent il me semble que non : ce n’est pas que je m’en soucie, je vous assure ; mais vous, qui êtes si amie avec elle, vous savez peut-être ce qui en est, & si vous le savez, j’espère que vous me le direz.
Voilà une bien longue lettre, Madame ; mais puisque vous m’avez permis de vous écrire, j’en ai profité pour vous dire tout, & je compte sur votre amitié.
J’ai l’honneur d’être, etc.
Paris, ce 23 août 17…


Lettre XXVIII

Du Chevalier Danceny à Cécile Volanges

Eh ! quoi, Mademoiselle, vous refusez toujours de me répondre ! rien ne peut vous fléchir ; & chaque jour emporte avec lui l’espoir qu’il avait amené ! Quelle est donc cette amitié que vous consentez qui subsiste entre nous, si elle n’est pas même assez puissante pour vous rendre sensible à ma peine ? si elle vous laisse froide & tranquille, tandis que j’éprouve tous les tourments d’un feu que je ne puis éteindre ? si loin de vous inspirer de la confiance, elle ne suffit pas même pour faire naître votre pitié ? Quoi ! votre ami souffre & vous ne faites rien pour le secourir ? Il ne vous demande qu’un mot, & vous le lui refusez ? & vous voulez qu’il se contente d’un sentiment si faible, dont vous craignez encore de lui réitérer les assurances ?
Vous ne voudriez pas être ingrate, disiez-vous hier ! ah ! croyez-moi, Mademoiselle ; vouloir payer de l’amour avec de l’amitié, ce n’est pas craindre l’ingratitude, c’est redouter seulement d’en avoir l’air. Cependant je n’ose plus vous entretenir d’un sentiment qui ne peut que vous être à charge, s’il ne vous intéresse pas ; il faut au moins le renfermer en moi-même, en attendant que j’apprenne à le vaincre. Je sens combien ce travail sera pénible ; je ne me dissimule pas que j’aurai besoin de toutes mes forces ; je tenterai tous les moyens : il en est un qui coûtera le plus à mon cœur, ce sera celui de me répéter souvent que le vôtre est insensible. J’essaierai même de vous voir moins, & déjà je m’occupe d’en trouver un prétexte plausible.
Quoi ! je perdrais la douce habitude de vous voir chaque jour ! Ah ! du moins je ne cesserai jamais de la regretter. Un malheur éternel sera le prix de l’amour le plus tendre ; & vous l’aurez voulu, & ce sera votre ouvrage ! Jamais, je le sens, je ne retrouverai le bonheur que je perds aujourd’hui ; vous seule étiez faite pour mon cœur ; avec quel plaisir je ferais le serment de ne vivre que pour vous ! Mais vous ne voulez pas le recevoir ; votre silence m’apprend assez que votre cœur ne vous dit rien pour moi ; il est à la fois la preuve la plus sûre de votre indifférence, & la manière la plus cruelle de me l’annoncer. Adieu, Mademoiselle.
Je n’ose plus me flatter d’une réponse ; l’amour l’eût écrite avec empressement, l’amitié avec plaisir, la pitié même avec complaisance : mais la pitié, l’amitié & l’amour sont également étrangers à votre cœur.
Paris, ce 23 août 17…


Lettre XXIX

De Cécile Volanges à Sophie Carnay

Je te le disais bien, Sophie, qu’il y avait des cas où on pouvait écrire ; & je t’assure que je me reproche bien d’avoir suivi ton avis, qui nous a tant fait de peine, au chevalier Danceny & à moi. La preuve que j’avais raison, c’est que Mme de Merteuil, qui est une femme qui sûrement le sait bien, a fini par penser comme moi. Je lui ai tout avoué. Elle m’a bien dit d’abord comme toi : mais quand je lui ai eu tout expliqué, elle est convenue que c’était bien différent ; elle exige seulement que je lui fasse voir toutes mes lettres & toutes celles du chevalier Danceny, afin d’être sûre que je ne dirai que ce qu’il faudra ; ainsi, à présent, me voilà tranquille. Mon Dieu, que je l’aime Mme de Merteuil ! elle est si bonne ! & c’est une femme bien respectable. Ainsi il n’y a rien à dire.
Comme je m’en vais écrire à M. Danceny, & comme il va être content ! il le sera encore plus qu’il ne croit : car jusqu’ici je ne lui parlais que de mon amitié, & lui il voulait toujours que je dise mon amour. Je crois que c’était bien la même chose ; mais enfin je n’osais pas, & il tenait à cela. Je l’ai dit à Mme de Merteuil ; elle m’a dit que j’avais eu raison, & qu’il ne fallait convenir d’avoir de l’amour, que quand on ne pouvait plus s’en empêcher : or je suis bien sûre que je ne pourrai pas m’en empêcher plus longtemps ; après tout c’est la même chose, & cela lui plaira davantage.
Mme de Merteuil m’a dit aussi qu’elle me prêterait des livres, qui parlaient de tout cela, & qui m’apprendraient bien à me conduire, & aussi à mieux écrire que je ne fais : car, vois-tu, elle me dit tous mes défauts, ce qui est une preuve qu’elle m’aime bien ; elle m’a recommandé seulement de ne rien dire à maman de ces livres-là, parce que ça aurait l’air de trouver qu’elle a trop négligé mon éducation, & ça pourrait la fâcher. Oh ! je ne lui en dirai rien.
C’est pourtant bien extraordinaire qu’une femme qui ne m’est presque pas parente, prenne plus de soin de moi que ma mère ! c’est bien heureux pour moi de l’avoir connue !
Elle a demandé aussi à maman de me mener après-demain à l’Opéra, dans sa loge ; elle m’a dit que nous y serions toutes seules, & nous causerons tout le temps, sans craindre qu’on nous entende ; j’aime bien mieux cela que l’Opéra. Nous causerons aussi de mon mariage : car elle m’a dit que c’était bien vrai que j’allais me marier ; mais nous n’avons pas pu en dire davantage. Par exemple, n’est-ce pas encore bien étonnant que maman ne m’en dise rien du tout ?
Adieu, ma Sophie, je m’en vais écrire à M. le chevalier Danceny. Oh ! je suis bien contente.
De …, ce 24 août 17…


Lettre XXX

De Cécile Volanges au Chevalier Danceny

Enfin, Monsieur, je consens à vous écrire, à vous assurer de mon amitié, de mon amour, puisque, sans cela, vous seriez malheureux. Vous dites que je n’ai pas bon cœur ; je vous assure bien que vous vous trompez, & j’espère qu’à présent vous n’en doutez plus. Si vous avez eu du chagrin de ce que je ne vous écrivais pas, croyez-vous que ça ne me faisait pas de la peine aussi ? Mais c’est que, pour toute chose au monde, je ne voudrais pas faire quelque chose qui fût mal ; & même je ne serais sûrement pas convenue de mon amour, si j’avais pu m’en empêcher : mais votre tristesse me faisait trop de peine. J’espère qu’à présent vous n’en aurez plus, & que nous allons être bien heureux.
Je compte avoir le plaisir de vous voir ce soir, & que vous viendrez de bonne heure ; ce ne sera jamais aussi tôt que je le désire. Maman soupe chez elle, & je crois qu’elle vous proposera d’y rester : j’espère que vous ne serez pas engagé, comme avant-hier. C’était donc bien agréable, le souper où vous alliez, car vous y avez été de bien bonne heure ? Mais enfin ne parlons pas de ça : à présent que vous savez que je vous aime, j’espère que vous resterez avec moi le plus que vous pourrez ; car je ne suis contente que quand je suis avec vous, & je voudrais bien que vous fussiez tout de même.
Je suis bien fâchée que vous êtes encore triste à présent, mais ce n’est pas ma faute. Je demanderai à jouer de la harpe aussitôt que vous serez arrivé, afin que vous ayez ma lettre tout de suite. Je ne peux pas mieux faire.
Adieu, Monsieur. Je vous aime bien, de tout mon cœur : plus je vous le dis, plus je suis contente ; j’espère que vous le serez aussi.
De …, ce 24 août 17…