Lettre XXXI à XLV

Lettre XXXI

Du Chevalier Danceny à Cécile Volanges

Oui, sans doute, nous serons heureux. Mon bonheur est bien sûr, puisque je suis aimé de vous ; le vôtre ne finira jamais, s’il doit durer autant que l’amour que vous m’avez inspiré. Quoi ! vous m’aimez, vous ne craignez plus de m’assurer de votre amour ! Plus vous me le dites, & plus vous êtes contente ! Après avoir lu ce charmant je vous aime, écrit de votre main, j’ai entendu votre belle bouche m’en répéter l’aveu. J’ai vu se fixer sur moi ces yeux charmants, qu’embellissait encore l’expression de la tendresse. J’ai reçu vos serments de vivre toujours pour moi. Ah ! recevez le mien de consacrer ma vie entière à votre bonheur ; recevez-le, & soyez sûr que je ne le trahirai pas.
Quelle heureuse journée nous avons passée hier ! Ah ! pourquoi Mme de Merteuil n’a-t-elle pas tous les jours des secrets à dire à votre maman ? pourquoi faut-il que l’idée de la contrainte qui nous attend vienne se mêler au souvenir délicieux qui m’occupe ? pourquoi ne puis-je sans cesse tenir cette jolie main qui m’a écrit je vous aime ! la couvrir de baisers, & me venger ainsi du refus que vous m’avez fait d’une faveur plus grande ?
Dites-moi, ma Cécile, quand votre maman a été rentrée ; quand nous avons été forcés, par sa présence, de n’avoir plus l’un pour l’autre que des regards indifférents ; quand vous ne pouviez plus me consoler par l’assurance de votre amour, du refus que vous faisiez de m’en donner des preuves, n’avez-vous donc senti aucun regret ? ne vous êtes-vous pas dit : Un baiser l’eût rendu plus heureux, & c’est moi qui lui ai ravi ce bonheur ? Promettez-moi, mon aimable amie, qu’à la première occasion vous serez moins sévère. A l’aide de cette promesse, je trouverai du courage pour supporter les contrariétés que les circonstances nous préparent ; & les privations cruelles seront au moins adoucies, par la certitude que vous en partagez le regret.
Adieu, ma charmante Cécile : voici l’heure où je dois me rendre chez vous. Il me serait impossible de vous quitter, si ce n’était pour aller vous revoir. Adieu, vous que j’aime tant ! vous, que j’aimerai toujours davantage !
De …, ce 25 août 17…


Lettre XXXII

De Madame de Volanges à Madame la Présidente Tourvel

Vous voulez donc, Madame, que je croie à la vertu de M. de Valmont ? J’avoue que je ne puis m’y résoudre, & que j’aurais autant de peine à le juger honnête, d’après le fait isolé que vous me racontez, qu’à croire vicieux un homme de bien reconnu, dont j’apprendrais une faute. L’humanité n’est parfaite dans aucun genre, pas plus dans le mal que dans le bien. Le scélérat a ses vertus, comme l’honnête homme ses faiblesses. Cette vérité me paraît d’autant plus nécessaire à croire, que c’est d’elle que dérive la nécessité de l’indulgence pour les méchants comme pour les bons, & qu’elle préserve ceux-ci de l’orgueil, & sauve les autres du découragement. Vous trouverez sans doute que je pratique bien mal, dans ce moment, cette indulgence que je prêche ; mais je ne vois plus en elle qu’une faiblesse dangereuse, quand elle nous mène à traiter de même le vicieux & l’homme de bien.
Je ne me permettrai point de scruter les motifs de l’action de M. de Valmont ; je veux les croire louables comme elle : mais en a-t-il moins passé sa vie à porter dans les familles le trouble, le déshonneur & le scandale ? Ecoutez, si vous voulez, la voix du malheureux qu’il a secouru, mais qu’elle ne vous empêche pas d’entendre les cris de cent victimes qu’il a immolées. Quand il ne serait, comme vous le dites, qu’un exemple du danger des liaisons, en serait-il moins lui-même une liaison dangereuse ? Vous le supposez susceptible d’un retour heureux ? allons plus loin ; supposons ce miracle arrivé. Ne resterait-il pas contre lui l’opinion publique, & ne suffit-elle pas pour régler votre conduite ? Dieu seul peut absoudre au moment du repentir ; il lit dans les cœurs : mais les hommes ne peuvent juger les pensées que par les actions ; & nul d’entre eux, après avoir perdu l’estime des autres, n’a droit de se plaindre de la méfiance nécessaire, qui la lui rend si difficile à recouvrer. Songez surtout, ma jeune amie, que quelquefois il suffit, pour la perdre, d’avoir l’air d’y attacher trop peu de prix ; & ne taxez pas cette sévérité d’injustice ; car, outre qu’on est fondé à croire qu’on ne renonce pas à ce bien précieux quand on a droit d’y prétendre, celui-là est en effet plus près de mal faire, qui n’est plus contenu par ce frein puissant. Tel serait cependant l’aspect sous lequel vous montrerait une liaison intime avec M. de Valmont, quelqu’innocente qu’elle pût être.
Effrayée de la chaleur avec laquelle vous le défendez, je me hâte de prévenir les objections que je prévois. Vous me citerez Madame de Merteuil ; à qui on a pardonné cette liaison ; vous me demanderez pourquoi je le reçois chez moi : vous me direz que, loin d’être rejeté par les gens honnêtes, il est admis, recherché même dans ce qu’on appelle la bonne compagnie. Je peux, je crois, répondre à tout.
D’abord Mme de Merteuil, en effet très estimable, n’a peut-être d’autre défaut que trop de confiance en ses forces ; c’est un guide adroit qui se plaît à conduire un char entre les rochers & les précipices, & que le succès seul justifie : il est juste de la louer, il serait imprudent de la suivre ; elle-même en convient & s’en accuse. A mesure qu’elle a vu davantage, ses principes sont devenus plus sévères ; & je ne crains pas de vous assurer qu’elle-même penserait comme moi.
Quant à ce qui me regarde, je ne me justifierai pas plus que les autres. Sans doute je reçois M. de Valmont, & il est reçu partout ; c’est une inconséquence de plus à ajouter à mille autres qui gouvernent la société. Vous savez, comme moi, qu’on passe sa vie à les remarquer, à s’en plaindre & à s’y livrer. M. de Valmont, avec un beau nom, une grande fortune, beaucoup de qualités aimables, a reconnu de bonne heure que pour avoir l’empire dans la société, il suffisait de manier, avec une égale adresse, la louange & le ridicule. Nul ne possède comme lui ce double talent : il séduit avec l’un, & se fait craindre avec l’autre. On ne l’estime pas ; mais on le flatte. Telle est son existence au milieu d’un monde qui, plus prudent que courageux, aime mieux le ménager que le combattre.
Mais ni Mme de Merteuil elle-même, ni aucune autre femme, n’oserait sans doute aller s’enfermer à la campagne, presque en tête à tête avec un tel homme. Il était réservé à la plus sage, à la plus modeste d’entr’elles, de donner l’exemple de cette inconséquence ; pardonnez-moi ce mot, il échappe à l’amitié. Ma belle amie, votre honnêteté même vous trahit, par la sécurité qu’elle vous inspire. Songez donc que vous aurez pour juges, d’une part, des gens frivoles, qui ne croiront pas à une vertu dont ils ne trouvent pas le modèle chez eux ; & de l’autre, des méchants qui feindront de n’y pas croire, pour vous punir de l’avoir eue. Considérez que vous faites, dans ce moment, ce que quelques hommes n’oseraient pas risquer. En effet, parmi les jeunes gens, dont M. de Valmont ne s’est que trop rendu l’oracle, je vois les plus sages craindre de paraître liés trop intimement avec lui ; & vous, vous ne le craignez pas ! Ah ! revenez, revenez, je vous en conjure. Si mes raisons ne suffisent pas pour vous persuader, cédez à mon amitié ; c’est elle qui me fait renouveller mes instances, c’est à elle à les justifier. Vous la trouvez sévère, & je désire qu’elle soit inutile ; mais j’aime mieux que vous ayez à vous plaindre de sa sollicitude que de sa négligence.
De… ce 24 août 17…


Lettre XXXIII

De la Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

Dès que vous craignez de réussir, mon cher vicomte, dès que votre projet est de fournir des armes contre vous, & que vous désirez moins de vaincre que de combattre, je n’ai plus rien à dire. Votre conduite est un chef-d’œuvre de prudence. Elle en serait un de sottise dans la supposition contraire ; et, pour vous parler vrai, je crains que vous ne vous fassiez illusion.
Ce n’est pas de n’avoir pas profité du moment que je vous reproche. D’une part, je ne vois pas clairement qu’il fût venu ; de l’autre, je sais assez que, quoi qu’on en dise, une occasion manquée se retrouve, tandis qu’on ne revient jamais d’une démarche précipitée.
Mais la véritable école est de vous être laissé aller à écrire. Je vous défie de prévoir à présent où ceci peut vous mener. Par hasard, espérez-vous prouver à cette femme qu’elle doit se rendre ? Il me semble que ce ne peut être là qu’une vérité de sentiment, & non de démonstration ; & que pour la faire recevoir, il s’agit d’attendrir & non de raisonner ; mais à quoi vous servirait d’attendrir par lettres, puisque vous ne seriez pas là pour en profiter ? Quand vos belles phrases produiraient une ivresse assez forte pour décider cette femme, vous flattez-vous qu’elle soit assez longue pour que la réflexion n’ait pas le temps d’en empêcher l’aveu ? Songez donc au temps qu’il faut pour écrire une lettre, à celui qui se passe avant qu’on la remette ; & voyez si, surtout une femme à principes comme votre Dévote, peut vouloir si longtemps ce qu’elle tâche de ne vouloir jamais. Cette marche peut réussir avec des enfants, qui, quand ils écrivent : je vous aime, ne savent pas qu’ils disent : je me rends. Mais la vertu raisonneuse de Mme de Tourvel me paraît fort bien connaître la valeur des termes. Aussi, malgré l’avantage que vous aviez pris sur elle dans votre conversation, elle vous bat dans sa lettre. Et puis, savez-vous ce qui arrive ? par cela seul qu’on dispute, on ne veut pas céder. A force de chercher de bonnes raisons, on en trouve, on les dit ; & après on y tient, non pas tant parce qu’elles sont bonnes que pour ne se pas démentir.
De plus, une remarque que je m’étonne que vous n’ayez pas faite, c’est qu’il n’y a rien de si difficile, en amour, que d’écrire ce qu’on ne sent pas. Je dis écrire d’une façon vraisemblable : ce n’est pas qu’on ne se serve des mêmes mots ; mais on ne les arrange pas de même, ou plutôt on les arrange, & cela suffit. Relisez votre lettre ; il y règne un ordre qui vous décèle à chaque phrase. Je veux croire que votre Présidente est assez peu formée pour ne s’en pas apercevoir : mais qu’importe ? l’effet n’en est pas moins manqué. C’est le défaut des romans ; l’auteur se bat les flancs pour s’échauffer, & le lecteur reste froid. Héloïse est le seul qu’on en puisse excepter ; & malgré le talent de l’auteur, cette observation m’a toujours fait croire que le fonds en était vrai. Il n’en est pas de même en parlant. L’habitude de travailler son organe y donne de la sensibilité ; la facilité des larmes y ajoute encore ; l’expression du désir se confond dans les yeux avec celle de la tendresse ; enfin le discours moins suivi amène plus aisément cet air de trouble & de désordre qui est la véritable éloquence de l’amour ; & surtout la présence de l’objet aimé empêche la réflexion & nous fait désirer d’être vaincue. Voilà pourquoi le drame le plus médiocre, ce qu’on ne saurait lire, ne manque presque jamais son effet au théâtre.
Croyez-moi, vicomte : on vous demande de ne plus écrire ; profitez-en pour réparer votre faute & attendez l’occasion de parler. Savez-vous que cette femme a plus de force que je ne croyais ? sa défense est bonne ; & sans la longueur de sa lettre, & le prétexte qu’elle vous donne, pour rentrer en matière dans sa phrase de reconnaissance elle ne se serait pas du tout trahie.
Ce qui me paraît encore devoir vous rassurer sur le succès, c’est qu’elle use trop de forces à la fois ; je prévois qu’elle les épuisera pour la défense du mot, & qu’il ne lui en restera plus pour celle de la chose.
Je vous renvoie vos deux lettres, & si vous êtes prudent, ce seront les dernières jusqu’après l’heureux moment. S’il était moins tard, je vous parlerais de la petite Volanges, qui avance assez vite, & dont je suis fort contente. Je crois que j’aurai fini avant vous, & vous devez en être bien honteux. Adieu pour aujourd’hui.
De … ce 24 août 17…


Lettre XXXIV

Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

Vous parlez à merveille, ma belle amie ; mais pourquoi vous tant fatiguer à prouver ce que personne n’ignore ? Pour aller vite en amour, il vaut mieux parler qu’écrire ; voilà, je crois, toute votre lettre. Eh mais ! ce sont les plus simples éléments de l’art de séduire. Je remarquerai seulement que vous ne faites qu’une exception à ce principe, & qu’il y en a deux. Aux enfants qui suivent cette marche par timidité & se livrent par ignorance, il faut joindre les femmes beaux-esprits, qui s’y laissent engager par amour-propre, & que la vanité conduit dans le piège. Par exemple, je suis bien sûr que la comtesse de B., qui répondit sans difficulté à ma première lettre, n’avait pas alors plus d’amour pour moi que moi pour elle, & qu’elle ne vit que l’occasion de traiter un sujet qui devait lui faire honneur.
Quoiqu’il en soit, un avocat vous dirait que le principe ne s’applique pas à la question. En effet, vous supposez que j’ai le choix entre écrire & parler, ce qui n’est pas. Depuis l’affaire du 19, mon inhumaine, qui se tient sur la défensive, a mis à éviter les rencontres une adresse qui a déconcerté la mienne. C’est au point que, si cela continue, elle me forcera à m’occuper sérieusement d’en trouver les moyens : car assurément je ne souffrirai d’être vaincu par elle en aucun genre. Mes lettres mêmes sont le sujet d’une petite guerre : non contente de n’y pas répondre, elle refuse de les recevoir. Il faut pour chacune une ruse nouvelle, & qui ne réussit pas toujours.
Vous vous rappelez par quel moyen simple j’avais remis la première ; la seconde n’offrit pas plus de difficulté. Elle m’avait demandé de lui rendre sa lettre : je lui donnai la mienne en place, sans qu’elle eût le moindre soupçon. Mais soit dépit d’avoir été attrapée, soit caprice, ou enfin soit vertu, car elle me forcera d’y croire, elle refusa obstinément la troisième. J’espère pourtant que l’embarras où a pensé la mettre la suite de ce refus, la corrigera pour l’avenir.
Je ne fus pas très étonné qu’elle ne voulût pas recevoir cette lettre, que je lui offrais tout simplement ; c’eût été déjà accorder quelque chose, & je m’attends à une plus longue défense. Après cette tentative, qui n’était qu’un essai fait en passant, je mis une enveloppe à ma lettre ; & prenant le moment de la toilette, où Mme de Rosemonde & la femme de chambre étaient présentes, je la lui envoyai par mon chasseur, avec ordre de lui dire que c’était le papier qu’elle m’avait demandé. J’avais bien deviné qu’elle craindrait l’explication scandaleuse que nécessiterait un refus : en effet, elle prit la lettre ; & mon ambassadeur, qui avait ordre d’observer sa figure, & qui ne voit pas mal, n’aperçut qu’une légère rougeur & plus d’embarras que de colère.
Je me félicitais donc : bien sûr, ou qu’elle garderait cette lettre, ou que si elle voulait me la rendre, il faudrait qu’elle se trouvât seule avec moi, ce qui me donnerait une occasion de lui parler. Environ une heure après, un de ses gens entre dans ma chambre & me remet, de la part de sa maîtresse, un paquet d’une autre forme que le mien, & sur l’enveloppe duquel je reconnais l’écriture tant désirée. J’ouvre avec précipitation. C’était ma lettre elle-même, non décachetée & pliée seulement en deux. Je soupçonne que la crainte que je ne fusse moins scrupuleux qu’elle sur le scandale, lui a fait employer cette ruse diabolique.
Vous me connaissez ; je n’ai pas besoin de vous peindre ma fureur. Il fallut pourtant reprendre son sang-froid, & aviser aux moyens de recouvrer l’avantage. Voici le seul que je trouvai.
On va d’ici, tous les matins, chercher les lettres à la poste, qui est environ à trois quarts de lieue : on se sert, pour cet objet, d’une boîte couverte à peu près comme un tronc, dont le maître de la poste a une clef & Mme de Rosemonde l’autre. Chacun y met ses lettres dans la journée, quand bon lui semble : on les porte le soir à la poste, & le matin on va chercher celles qui sont arrivées. Tous les gens, étrangers ou autres, font ce service également. Ce n’était pas le tour de mon domestique ; mais il se chargea d’y aller, sous le prétexte qu’il avait affaire de ce côté.
Cependant j’écrivis ma lettre. Je déguisai mon écriture pour l’adresse, & je contrefis assez bien, sur l’enveloppe, le timbre de Dijon. Je choisis cette ville, parce que je trouvai plus gai, puisque je demandais les mêmes droits que le mari, d’écrire aussi du même lieu ; & aussi parce que ma belle avait parlé toute la journée du désir qu’elle avait de recevoir des lettres de Dijon. Il me parut juste de lui procurer ce plaisir.
Ces précautions une fois prises, il était facile de faire joindre cette lettre aux autres. Je gagnais encore à cet expédient d’être témoin de la réception : car l’usage est ici de se rassembler pour déjeuner, & d’attendre l’arrivée des lettres avant de se séparer. Enfin elles arrivèrent.
Mme de Rosemonde ouvrit la boîte. « De Dijon », dit-elle, en donnant la lettre à Mme Tourvel. — « Ce n’est pas l’écriture de mon mari », reprit celle-ci d’une voix inquiète, en rompant le cachet avec vivacité ; le premier coup d’œil l’instruisit ; & il se fit une telle révolution sur sa figure, que Mme de Rosemonde s’en aperçut, & lui dit : « Qu’avez-vous ? » Je m’approchai aussi, en disant : « Cette lettre est donc bien terrible ? » La timide dévote n’osait lever les yeux, ne disait mot, et, pour sauver son embarras, feignait de parcourir l’épître, qu’elle n’était guère en état de lire. Je jouissais de son trouble ; & n’étant pas fâché de la pousser un peu : « Votre air plus tranquille, ajoutai-je, fait espérer que cette lettre vous a causé plus d’étonnement que de douleur. » La colère alors l’inspira mieux que n’eût pu faire la prudence. « Elle contient, répondit-elle, des choses qui m’offensent, & que je suis étonnée qu’on ait osé m’écrire. » « Et qui donc ? » interrompit Mme de Rosemonde. « Elle n’est pas signée, » répliqua la belle courroucée : « Mais la lettre & son auteur m’inspirent un égal mépris. On m’obligera de ne m’en plus parler. » En disant ces mots, elle déchira l’audacieuse missive, en mit les morceaux dans sa poche, se leva & sortit.
Malgré cette colère, elle n’en a pas moins eu ma lettre ; & je m’en remets bien à sa curiosité, du soin de l’avoir lue en entier.
Le détail du reste de la journée me mènerait trop loin. Je joins à ce récit le brouillon de mes deux lettres ; vous serez aussi instruite que moi. Si vous voulez être au courant de cette correspondance, il faut vous accoutumer à déchiffrer mes minutes : car pour rien au monde, je ne dévorerais l’ennui de les recopier. Adieu, ma belle amie.
De … ce 25 août 17…


Lettre XXXV

Du Vicomte de Valmont à la présidente Tourvel

Il faut vous obéir, Madame ; il faut vous prouver qu’au milieu des torts que vous vous plaisez à me croire, il me reste au moins assez de délicatesse pour ne pas me permettre un reproche, & assez de courage pour m’imposer les plus douloureux sacrifices. Vous m’ordonnez le silence & l’oubli ! eh bien ! je forcerai mon amour à se taire ; & j’oublierai, s’il est possible, la façon cruelle dont vous l’avez accueilli. Sans doute, le désir de vous plaire n’en donnait pas le droit ; & j’avoue encore que le besoin que j’avais de votre indulgence, ne faisait pas un titre pour y prétendre : mais vous regardez mon amour comme un outrage ; vous oubliez que si ce pouvait être un tort, vous en seriez à la fois & la cause & l’excuse. Vous oubliez aussi, qu’accoutumé à vous ouvrir mon âme, lors même que cette confiance pouvait me nuire, il ne m’était plus possible de vous cacher les sentiments dont vous l’avez pénétrée ; & ce qui fut l’ouvrage de ma bonne foi, vous le regardez comme le fruit de l’audace. Pour prix de l’amour le plus tendre, le plus vrai, le plus respectueux, vous me rejettez loin de vous. Vous me parlez enfin de votre haine. Quel autre ne se plaindrait pas d’être traité ainsi ? Moi seul, je me soumets ; je souffre tout & ne murmure point ; vous frappez, & j’adore. L’inconcevable empire que vous avez sur moi vous rend maîtresse absolue de mes sentiments ; & si mon amour seul vous résiste, si vous ne pouvez le détruire, c’est qu’il est votre ouvrage & non pas le mien.
Je ne demande point un retour dont jamais je ne me suis flatté. Je n’attends pas même cette pitié, que l’intérêt que vous m’aviez témoigné quelquefois pouvait me faire espérer. Mais je crois, je l’avoue, pouvoir réclamer votre justice.
Vous m’apprenez, Madame, qu’on a cherché à me nuire dans votre esprit. Si vous en eussiez cru les conseils de vos amis, vous ne m’eussiez pas laissé même approcher de vous ; ce sont vos termes. Quels sont donc ces amis officieux ? Sans doute ces gens si sévères, & d’une vertu si rigide, consentent à être nommés ; sans doute ils ne voudraient pas se couvrir d’une obscurité qui les confondrait avec de vils calomniateurs ; & je n’ignorerai ni leur nom, ni leurs reproches. Songez, Madame, que j’ai le droit de savoir l’un & l’autre, puisque vous me jugez d’après eux. On ne condamne point un coupable sans lui dire son crime, sans lui nommer ses accusateurs. Je ne demande point d’autre grâce, & je m’engage d’avance à me justifier, à les forcer de se dédire.
Si j’ai trop méprisé, peut-être, les vaines clameurs d’un public dont je fais peu de cas, il n’en est pas ainsi de votre estime ; & quand je consacre ma vie à la mériter, je ne me la laisserai pas ravir impunément. Elle me devient d’autant plus précieuse, que je lui devrai sans doute cette demande que vous craignez de me faire, & qui me donnerait, dites-vous, des droits à votre reconnaissance. Ah ! loin d’en exiger, je croirai vous en devoir, si vous me procurez l’occasion de vous être agréable. Commencez donc à me rendre plus de justice, en ne me laissant plus ignorer ce que vous désirez de moi. Si je pouvais le deviner, je vous éviterais la peine de le dire. Au plaisir de vous voir, ajoutez le bonheur de vous servir, & je me louerai de votre indulgence. Qui peut donc vous arrêter ? ce n’est pas, je l’espère, la crainte d’un refus ? je sens que je ne pourrais vous la pardonner. Ce n’en est pas un que de ne pas vous rendre votre lettre. Je désire, plus que vous, qu’elle ne me soit plus nécessaire : mais accoutumé à vous croire une âme si douce, ce n’est que par elle que je puis vous voir telle que vous voulez être pour moi. Quand je forme le vœu de vous rendre sensible, elle me rappelle que, plutôt que d’y consentir, vous fuiriez à cent lieues de moi ; quand tout en vous augmente & justifie mon amour, c’est encore elle qui me répète que mon amour vous outrage ; & lorsqu’en vous voyant, cet amour me semble le bien suprême, j’ai besoin de vous lire, pour sentir que ce n’est qu’un affreux tourment. Vous concevez à présent que mon plus grand bonheur serait de pouvoir vous rendre cette lettre fatale : me la demander encore, serait m’autoriser à ne plus croire ce qu’elle contient ; vous ne doutez pas, j’espère, de mon empressement à vous la remettre.
De … ce 21 août 17…


Lettre XXXVI

Du Vicomte de Valmont à la Présidente Tourvel

(Timbré de Dijon.)

Votre sévérité augmente chaque jour, Madame, et, si je l’ose dire, vous semblez craindre moins l’injustice que l’indulgence. Après m’avoir condamné sans m’entendre, vous avez dû sentir, en effet, qu’il vous serait plus facile de ne pas lire mes raisons que d’y répondre. Vous refusez mes lettres avec obstination ; vous me les renvoyez avec mépris. Vous me forcez enfin de recourir à la ruse, dans le moment même où mon unique but est de vous convaincre de ma bonne foi. La nécessité où vous m’avez mis de me défendre suffira sans doute pour en excuser les moyens. Convaincu d’ailleurs par la sincérité de mes sentiments, que pour les justifier à vos yeux il me suffit de vous les faire bien connaître, j’ai cru pouvoir me permettre ce léger détour. J’ose croire aussi que vous me le pardonnerez ; & que vous serez peu surprise que l’amour soit plus ingénieux à se produire, que l’indifférence à l’écarter.
Permettez donc, Madame, que mon cœur se dévoile entièrement à vous. Il vous appartient, il est juste que vous le connaissiez.
J’étais bien éloigné, en arrivant chez Mme de Rosemonde, de prévoir le sort qui m’y attendait. J’ignorais que vous y fussiez ; & j’ajouterai, avec la sincérité qui me caractérise, que quand je l’aurais su, ma sécurité n’en eût point été troublée : non que je rendisse à votre beauté la justice qu’on ne peut lui refuser ; mais accoutumé à n’éprouver que des désirs, à ne me livrer qu’à ceux que l’espoir encourageait, je ne connaissais pas les tourments de l’amour.
Vous fûtes témoin des instances que me fit Mme de Rosemonde pour m’arrêter quelque temps. J’avais déjà passé une journée avec vous : cependant je ne me rendis, ou au moins je ne crus me rendre qu’au plaisir, si naturel & si légitime, de témoigner des égards à une parente respectable. Le genre de vie qu’on menait ici différait beaucoup sans doute de celui auquel j’étais accoutumé ; il ne m’en coûta rien de m’y conformer ; & sans chercher à pénétrer la cause du changement qui s’opérait en moi, je l’attribuais uniquement encore à cette facilité de caractère, dont je crois vous avoir déjà parlé.
Malheureusement (et pourquoi faut-il que ce soit un malheur ? ) en vous connaissant mieux je reconnus bientôt que cette figure enchanteresse, qui seule m’avait frappé, était le moindre de vos avantages ; votre âme céleste étonna, séduisit la mienne. J’admirais la beauté, j’adorai la vertu. Sans prétendre à vous obtenir, je m’occupai à vous mériter. En réclamant votre indulgence pour le passé, j’ambitionnai votre suffrage pour l’avenir. Je le cherchais dans vos discours, je l’épiais dans vos regards ; dans ces regards d’où partait un poison d’autant plus dangereux, qu’il était répandu sans dessein, & reçu sans méfiance.
Alors je connus l’amour. Mais que j’étais loin de m’en plaindre ! résolu de l’ensevelir dans un éternel silence, je me livrais sans crainte comme sans réserve à ce sentiment délicieux. Chaque jour augmentait son empire. Bientôt le plaisir de vous voir se changea en besoin. Vous absentiez-vous un moment ? mon cœur se serrait de tristesse ; au bruit qui m’annonçait votre retour, il palpitait de joie. Je n’existais plus que par vous, & pour vous. Cependant c’est vous-même que j’adjure : jamais dans la gaieté des folâtres jeux, ou dans l’intérêt d’une conversation sérieuse, m’échappa-t-il un mot qui pût trahir le secret de mon cœur ?
Enfin ce jour arriva où devait commencer mon infortune ; & par une inconcevable fatalité, une action honnête en devint le signal. Oui, Madame, c’est au milieu des malheureux que j’avais secourus, que, vous livrant à cette sensibilité précieuse qui embellit la beauté même & ajoute du prix à la vertu, vous achevâtes d’égarer un cœur que déjà trop d’amour enivrait. Vous vous rappellerez, peut-être, quelle préoccupation s’empara de moi au retour ! Hélas ! je cherchais à combattre un penchant que je sentais devenir plus forte que moi.
C’est après avoir épuisé mes forces dans ce combat trop inégal, qu’un hasard, que je n’avais pu prévoir, me fit trouver seul avec vous. Là, je succombai, je l’avoue. Mon cœur trop plein ne put retenir ses discours ni ses larmes. Mais est-ce donc un crime ? & si c’en est un, n’est-il pas assez puni par les tourments affreux auxquels je suis livré ?
Dévoré par un amour sans espoir, j’implore votre pitié & ne trouve que votre haine : sans autre bonheur que celui de vous voir, mes yeux vous cherchent malgré moi, & je tremble de rencontrer vos regards. Dans l’état cruel où vous m’avez réduit, je passe les jours à déguiser mes peines, & les nuits à m’y livrer ; tandis que vous, tranquille & paisible, vous ne connaissez ces tourments que pour les causer & vous en applaudir. Cependant c’est vous qui vous plaignez, & c’est moi qui m’excuse.
Voilà pourtant, Madame, voilà le récit fidèle de ce que vous nommez mes torts, & que peut-être il serait plus juste d’appeler mes malheurs. Un amour pur & sincère, un respect qui ne s’est jamais démenti, une soumission parfaite ; tels sont les sentiments que vous m’avez inspirés. Je n’eusse pas craint d’en présenter l’hommage à la Divinité même. O vous, qui êtes son plus bel ouvrage, imitez-la dans son indulgence ! Songez à mes peines cruelles ; songez surtout que, placé par vous entre le désespoir & la félicité suprême, le premier mot que vous prononcerez décidera pour jamais de mon sort.
De… ce 23 août 17…


Lettre XXXVII

De la Présidente Tourvel à Madame de Volanges

Je me soumets, Madame, aux conseils que votre amitié me donne. Accoutumée à déférer en tout à vos avis, je le suis à croire qu’ils sont toujours fondés en raison. J’avouerai même que M. de Valmont doit être en effet infiniment dangereux, s’il peut à la fois feindre d’être ce qu’il paraît ici, & rester tel que vous le dépeignez. Quoi qu’il en soit, puisque vous l’exigez, je l’éloignerai de moi ; au moins j’y ferai mon possible : car souvent les choses qui dans le fond devraient être les plus simples, deviennent embarrassantes par la forme.
Il me paraît toujours impraticable de faire cette demande à sa tante ; elle deviendrait également désobligeante, & pour elle, & pour lui. Je ne prendrais pas non plus, sans quelque répugnance, le parti de m’éloigner moi-même : car outre les raisons que je vous ai déjà mandées relatives à M. de Tourvel, si mon départ contrariait M. de Valmont, comme il est possible, n’aurait-il pas la facilité de me suivre à Paris ? & son retour, dont je serais, dont au moins je paraîtrais être l’objet, ne semblerait-il pas plus étrange qu’une rencontre à la campagne, chez quelqu’un qu’on sait être sa parente & mon amie ?
Il ne me reste donc d’autre ressource que d’obtenir de lui-même qu’il veuille bien s’éloigner. Je sens que cette proposition est difficile à faire ; cependant, comme il paraît avoir à cœur de me prouver qu’il a en effet plus d’honnêteté qu’on ne lui en suppose, je ne désespère pas de réussir. Je ne serai pas même fâchée de le tenter, & d’avoir une occasion de juger si, comme il le dit souvent, les femmes vraiment honnêtes n’ont jamais eu, n’auront jamais à se plaindre de ses procédés. S’il part, comme je le désire, ce sera en effet par égard pour moi ; car je ne peux pas douter qu’il n’ait le projet de passer ici une grande partie de l’automne. S’il refuse ma demande & s’obstine à rester, je serai toujours à temps de partir moi-même, & je vous le promets.
Voilà, je crois, Madame, tout ce que votre amitié exigeait de moi : je m’empresse d’y satisfaire, & de vous prouver que malgré la chaleur que j’ai pu mettre à défendre M. de Valmont, je n’en suis pas moins disposée, non seulement à écouter, mais même à suivre les conseils de mes amis.
J’ai l’honneur d’être, etc.
De … ce 25 août 17…


Lettre XXXVIII

De Madame la Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

Votre énorme paquet m’arrive à l’instant, mon cher Vicomte. Si la date en est exacte, j’aurais dû le recevoir vingt-quatre heures plus tôt. Quoi qu’il en soit, si je prenais le temps de le lire, je n’aurais plus celui d’y répondre. Je préfère de vous en accuser seulement la réception, & nous causerons d’autre chose. Ce n’est pas que j’aie rien à vous dire pour mon compte ; l’automne ne laisse à Paris presque point d’hommes qui aient figure humaine : aussi je suis, depuis un mois, d’une sagesse à périr ; & tout autre que mon chevalier serait fatigué des preuves de ma constance. Ne pouvant m’occuper, je me distrais avec la petite Volanges ; & c’est d’elle que je veux vous parler.
Savez-vous que vous avez perdu plus que vous ne croyez, à ne pas vous charger de cet enfant ? elle est vraiment délicieuse ! cela n’a ni caractère ni principes ; jugez combien sa société sera douce & facile. Je ne crois pas qu’elle brille jamais par le sentiment ; mais tout annonce en elle les sensations les plus vives. Sans esprit & sans finesse, elle a pourtant une certaine fausseté naturelle, si l’on peut parler ainsi, qui quelquefois m’étonne moi-même, & qui réussira d’autant mieux, que sa figure offre l’image de la candeur & de l’ingénuité. Elle est naturellement très caressante, & je m’en amuse quelquefois : sa petite tête se monte avec une facilité incroyable ; & elle est alors d’autant plus plaisante, qu’elle ne sait rien, absolument rien, de ce qu’elle désire tant de savoir. Il lui en prend des impatiences tout à fait drôles ; elle rit, elle se dépite, elle pleure, & puis elle me prie de l’instruire, avec une bonne foi réellement séduisante. En vérité, je suis presque jalouse de celui à qui ce plaisir est réservé.
Je ne sais si je vous ai mandé que depuis quatre ou cinq jours j’ai l’honneur d’être sa confidente. Vous devinez bien que d’abord j’ai fait la sévère : mais aussitôt que je me suis aperçue qu’elle croyait avoir dû me persuader par ses mauvaises raisons, j’ai eu l’air de les prendre pour bonnes : & elle est intimement persuadée qu’elle doit ce succès à son éloquence : il fallait cette précaution pour ne me pas compromettre. Je lui ai permis d’écrire & de dire j’aime ; & le même jour, sans qu’elle s’en doutât, je lui ai ménagé un tête-à-tête avec son Danceny. Mais figurez-vous qu’il est si sot encore, qu’il n’en a seulement pas obtenu un baiser. Ce garçon fait pourtant de fort jolis vers ! Mon Dieu ! que ces gens d’esprit sont bêtes ! Celui-ci l’est au point qu’il m’en embarrasse ; car enfin, pour lui, je ne peux pas le conduire !
C’est à présent que vous me seriez bien utile. Vous êtes assez lié avec Danceny pour avoir sa confiance, & s’il vous la donnait une fois, nous irions grand train. Dépêchez donc votre présidente, car enfin je ne veux pas que Gercourt s’en sauve ; au reste, j’ai parlé de lui hier à la petite personne, & je le lui ai si bien peint, que quand elle serait sa femme depuis dix ans, elle ne le haïrait pas davantage. Je l’ai surtout beaucoup prêchée sur la fidélité conjugale. Rien n’égale ma sévérité sur ce point. Par-là, d’une part, je rétablis auprès d’elle ma réputation de vertu, que trop de condescendance pourrait détruire : de l’autre, j’augmente en elle la haine dont je veux gratifier son mari ; & enfin, j’espère qu’en lui faisant accroire qu’il ne lui est permis de se livrer à l’amour que pendant le peu de temps qu’elle a à rester fille, elle se décidera plus vite à n’en rien perdre.
Adieu, vicomte, je vais me mettre à ma toilette où je lirai votre volume.
De … ce 27 août 17…


Lettre XXXIX

De Cécile Volanges à Sophie Carnay

Je suis triste & inquiète, ma chère Sophie. J’ai pleuré presque toute la nuit. Ce n’est pas que pour le moment je ne sois bien heureuse, mais je prévois que cela ne durera pas.
J’ai été hier à l’Opéra avec Mme de Merteuil. Nous y avons beaucoup parlé de mon mariage, & je n’en ai appris rien de bon. C’est M. le comte de Gercourt que je dois épouser, & ce doit être au mois d’octobre. Il est riche, il est homme de qualité, il est colonel du régiment de… Jusques-là tout va fort bien. Mais d’abord il est vieux : figure-toi qu’il a au moins trente-six ans ! & puis, Mme de Merteuil dit qu’il est triste & sévère, & qu’elle craint que je ne sois pas heureuse avec lui. J’ai même bien vu qu’elle en était sûre, & qu’elle ne voulait pas me le dire, pour ne pas m’affliger. Elle ne m’a presque entretenue toute la soirée que des devoirs des femmes envers leurs maris : elle convient que M. de Gercourt n’est pas aimable du tout, & elle dit pourtant qu’il faudra que je l’aime. Ne m’a-t-elle pas dit aussi qu’une fois mariée, je ne devais plus aimer le chevalier Danceny ? comme si c’était possible ! Oh ! je t’assure bien que je l’aimerai toujours. Vois-tu j’aimerais mieux, plutôt, ne me pas marier. Que ce M. de Gercourt s’arrange, je ne l’ai pas été chercher. Il est en Corse à présent, bien loin d’ici ; je voudrais qu’il y restât dix ans. Si je n’avais pas peur de rentrer au couvent, je dirais bien à maman que je ne veux pas de ce mari-là ; mais ce serait encore pis. Je suis bien embarrassée. Je sens que je n’ai jamais tant aimé M. Danceny qu’à présent ; & quand je songe qu’il ne me reste plus qu’un mois à être comme je suis, les larmes me viennent aux yeux tout de suite ; je n’ai de consolation que dans l’amitié de Mme de Merteuil ; elle a si bon cœur ! elle partage tous mes chagrins comme moi-même ; & puis elle est si aimable, que, quand je suis avec elle, je n’y songe presque plus. D’ailleurs elle m’est bien utile ; car le peu que je sais pour me conduire, c’est elle qui me l’a appris : & elle est si bonne, que je lui dis tout ce que je pense, sans être embarrassée du tout. Quand elle trouve que cela n’est pas bien, elle me gronde quelquefois, mais c’est tout doucement, & puis je l’embrasse de tout mon cœur, jusqu’à ce qu’elle ne soit plus fâchée. Au moins celle-là, je peux bien l’aimer tant que je voudrai, sans qu’il y ait du mal & ça me fait bien du plaisir. Nous sommes pourtant convenues que je n’aurais pas l’air de l’aimer tant devant le monde, & surtout devant maman, afin qu’elle ne se méfie de rien au sujet du chevalier Danceny. Je t’assure que si je pouvais vivre toujours comme je fais à présent, je crois que je serais bien heureuse. Il n’y a que ce vilain M. de Gercourt !… Mais je ne veux pas t’en parler davantage : car je redeviendrais triste. Au lieu de cela, je vais écrire au chevalier Danceny ; je ne lui parlerai que de mon amour & non de mes chagrins, car je ne veux pas l’affliger.
Adieu, ma bonne amie. Tu vois bien que tu aurais tort de te plaindre, & que j’ai beau être occupée, comme tu dis, qu’il ne m’en reste pas moins le temps de t’aimer & de t’écrire [On continue de supprimer les lettres de Cécile Volanges et du chevalier Danceoy, qui sont peu intéressantes, et n’annoncent aucun événement.].
Paris, ce 27 août 17**.


Lettre XL

Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

C’est peu pour mon inhumaine de ne pas répondre à mes lettres, de refuser de les recevoir ; elle veut même me priver de sa vue, elle exige que je m’éloigne. Ce qui vous surprendra davantage, c’est que je me soumette à tant de rigueur. Vous allez me blâmer. Cependant je n’ai pas cru devoir perdre l’occasion de lui laisser me donner un ordre : persuadé, d’une part, que qui commande s’engage ; & de l’autre, que l’autorité illusoire que nous avons l’air de laisser prendre aux femmes, est un des pièges qu’elles évitent le plus difficilement. De plus, l’adresse qu’elle a su mettre à éviter de se trouver seule avec moi, me plaçait dans une situation dangereuse, dont j’ai cru devoir sortir à quelque prix que ce fût : car étant sans cesse avec elle, sans pouvoir l’occuper de mon amour, il y avait lieu de craindre qu’elle ne s’accoutumât enfin à me voir sans trouble ; disposition dont vous savez assez combien il est difficile de revenir.
Au reste, vous devinez que je ne me suis pas soumis sans condition. J’ai même eu le soin d’en mettre une impossible à accorder ; tant pour rester toujours maître de tenir ma parole, ou d’y manquer, que pour engager une discussion, soit de bouche, ou par écrit, dans un moment où ma belle est plus contente de moi, où elle a besoin que je le sois d’elle : sans compter que je serais bien maladroit, si je ne trouvais moyen d’obtenir quelque dédommagement de mon désistement à cette prétention, toute insoutenable qu’elle est.
Après vous avoir exposé mes raisons dans ce long préambule, je commence l’historique de ces deux derniers jours. J’y joindrai, comme pièces justificatives, la lettre de ma belle & ma réponse. Vous conviendrez qu’il y a peu d’historiens plus exacts que moi.
Vous vous rappelez l’effet que fit avant-hier matin ma lettre de Dijon ; le reste de la journée fut très orageux. La jolie prude arriva seulement au moment du dîner, & annonça une forte migraine ; prétexte dont elle voulut couvrir un des [plus] violents accès d’humeur que femme puisse avoir. Sa figure en était vraiment altérée ; l’expression de douceur que vous lui connaissez, s’était changée en un air mutin qui en faisait une beauté nouvelle. Je me promets bien de faire usage de cette découverte par la suite, & de remplacer quelquefois la maîtresse tendre, par la maîtresse mutine.
Je prévis que l’après-dînée serait triste ; & pour m’en sauver l’ennui, je prétextai des lettres à écrire, & me retirai chez moi. Je revins au salon sur les sept heures : Mme de Rosemonde proposa la promenade, qui fut acceptée. Mais au moment de monter en voiture, la prétendue malade, par une malice infernale, & peut-être pour se venger de mon absence, prétexta à son tour un redoublement de douleurs, & me fit subir sans pitié le tête-à-tête de ma vieille tante. Je ne sais si les imprécations que je fis contre ce démon femelle furent exaucées, mais nous la trouvâmes couchée au retour.
Le lendemain au déjeûner, ce n’était plus la même femme. La douceur naturelle était revenue, & j’eus lieu de me croire pardonné. Le déjeûner était à peine fini, que la douce personne se leva d’un air indolent, & entra dans le parc ; je la suivis, comme vous pouvez croire. « D’où peut naître ce désir de promenade ? lui dis-je en l’abordant. — J’ai beaucoup écrit ce matin, me répondit-elle, & ma tête est un peu fatiguée. — Je ne suis pas assez heureux, repris-je, pour avoir à me reprocher cette fatigue-là ? — Je vous ai bien écrit, répondit-elle encore, mais j’hésite à vous donner ma lettre. Elle contient une demande, & vous ne m’avez pas accoutumée à en espérer le succès. — Ah ! je jure que s’il est possible… — Rien n’est plus facile, interrompit-elle ; & quoique vous dussiez peut-être l’accorder comme justice, je consens à l’obtenir comme grâce. » En disant ces mots, elle me présenta sa lettre ; en la prenant, je pris aussi sa main, qu’elle retira, mais sans colère & avec plus d’embarras que de vivacité. « La chaleur est plus vive que je ne croyais, dit-elle ; il faut rentrer. » Et elle reprit la route du château. Je fis de vains efforts pour lui persuader de continuer sa promenade, & j’eus besoin de me rappeller que nous pouvions être vus, pour n’y employer que de l’éloquence. Elle rentra sans proférer une parole, & je vis clairement que cette feinte promenade n’avait eu d’autre but que de me remettre sa lettre. Elle monta chez elle en rentrant, & je me retirai chez moi pour lire l’épître, que vous ferez bien de lire aussi, ainsi que ma réponse, avant d’aller plus loin…
De … ce 25 août 17…


Lettre XLI

De la Présidente Tourvel au Vicomte de Valmont

Il semble, Monsieur, par votre conduite avec moi, que vous ne cherchiez qu’à augmenter, chaque jour, les sujets de plainte que j’avais déjà contre vous. Votre obstination à vouloir m’entretenir, sans cesse, d’un sentiment que je vous ai fait assez connaître ne pas vouloir écouter ; l’abus que vous n’avez pas craint de faire de ma bonne foi, ou de ma timidité, pour me remettre vos lettres ; le moyen surtout, j’ose dire peu délicat, dont vous vous êtes servi pour me faire parvenir la dernière, sans craindre au moins l’effet d’une surprise qui pouvait me compromettre ; tout devrait donner lieu de ma part à des reproches aussi vifs que justement mérités. Cependant, au lieu de revenir sur ces griefs, je m’en tiens à vous faire une demande aussi simple que juste ; & si je l’obtiens de vous, je consens que tout soit oublié.
Vous-même m’avez dit, Monsieur, que je ne devais pas craindre un refus ; & quoique, par une inconséquence qui vous est particulière, cette phrase même soit suivie du seul refus que vous pouviez me faire, je veux croire que vous n’en tiendrez pas moins aujourd’hui cette parole formellement donnée il y a si peu de temps.
Je désire donc que vous ayez la complaisance de vous éloigner de moi ; de quitter ce château, où un plus long séjour de votre part ne pourrait que m’exposer davantage au jugement d’un public toujours prompt à mal penser d’autrui, & que vous n’avez que trop accoutumé à fixer les yeux sur les femmes qui vous admettent dans leur société.
Avertie déjà, depuis longtemps, de ce danger par mes amis, j’ai négligé, j’ai même combattu leur avis tant que votre conduite à mon égard avait pu me faire croire que vous aviez bien voulu ne me pas confondre avec cette foule de femmes qui toutes ont eu à se plaindre de vous. Aujourd’hui que vous me traitez comme elles, que je ne peux plus l’ignorer, je dois au public, à mes amis, à moi-même, de suivre ce parti nécessaire. Je pourrais ajouter ici que vous ne gagneriez rien à refuser ma demande, décidée que je suis à partir moi-même, si vous vous obstinez à rester : mais je ne cherche point à diminuer l’obligation que je vous aurai de cette complaisance, & je veux bien que vous sachiez qu’en nécessitant mon départ d’ici, vous contrarieriez mes arrangements. Prouvez-moi donc, Monsieur, que comme vous me l’avez dit tant de fois, les femmes honnêtes n’auront jamais à se plaindre de vous ; prouvez-moi, au moins, que quand vous avez des torts avec elles, vous savez les réparer.
Si je croyais avoir besoin de justifier ma demande vis-à-vis de vous, il me suffirait de vous dire que vous avez passé votre vie à la rendre nécessaire, & que pourtant il n’a pas tenu à moi de ne la jamais former. Mais ne rappelons pas des événements que je veux oublier, & qui m’obligeraient à vous juger avec rigueur, dans un moment où je vous offre l’occasion de mériter toute ma reconnaissance. Adieu, Monsieur ; votre conduite va m’apprendre avec quels sentiments je dois être, pour la vie, votre très humble, etc.
De … ce 25 août 17…


Lettre XLII

Du Vicomte de Valmont à la Présidente Tourvel

Quelque dures que soient, Madame, les conditions que vous m’imposez, je ne refuse pas de les remplir. Je sens qu’il me serait impossible de contrarier aucun de vos désirs. Une fois d’accord sur ce point, j’ose me flatter qu’à mon tour, vous me permettrez de vous faire quelques demandes, bien plus faciles à accorder que les vôtres, & que pourtant je ne veux obtenir que de ma soumission parfaite à votre volonté.
L’une, que j’espère qui sera sollicitée par votre justice, est de vouloir bien me nommer enfin mes accusateurs auprès de vous ; ils me font, ce me semble, assez de mal pour que j’aie le droit de les connaître ; l’autre, que j’attends de votre indulgence, est de vouloir bien me permettre de vous renouveler quelquefois l’hommage d’un amour qui va plus que jamais mériter votre pitié.
Songez, Madame, que je m’empresse de vous obéir, lors même que je ne peux le faire qu’aux dépens de mon bonheur ; je dirai plus, malgré la persuasion où je suis, que vous ne désirez mon départ que pour vous sauver le spectacle, toujours pénible, de l’objet de votre injustice.
Convenez-en, Madame, vous craignez moins un public trop accoutumé à vous respecter pour oser porter de vous un jugement désavantageux, que vous n’êtes gênée par la présence d’un homme qu’il vous est plus facile de punir que de blâmer. Vous m’éloignez de vous comme on détourne ses regards d’un malheureux qu’on ne veut pas secourir.
Mais tandis que l’absence va redoubler mes tourments, à quelle autre qu’à vous puis-je adresser mes plaintes ? de quelle autre puis-je attendre des consolations qui vont me devenir si nécessaires ? Me les refuserez-vous, quand vous seule causez mes peines ?
Sans doute vous ne serez pas étonnée non plus, qu’avant de partir j’aie à cœur de justifier auprès de vous les sentiments que vous m’avez inspirés ; comme aussi que je ne trouve le courage de m’éloigner qu’en en recevant l’ordre de votre bouche.
Cette double raison me fait vous demander un moment d’entretien. Inutilement voudrions-nous y suppléer par lettres : on écrit des volumes, & l’on explique mal ce qu’un quart d’heure de conversation suffit pour faire bien entendre. Vous trouverez facilement le temps de me l’accorder : car quelque empressé que je sois de vous obéir, vous savez que Mme de Rosemonde est instruite de mon projet de passer chez elle une partie de l’automne, & il faudra au moins que j’attende de recevoir une lettre pour pouvoir prétexter une affaire qui me force à partir.
Adieu, Madame ; jamais ce mot ne m’a tant coûté à écrire que dans ce moment où il me ramène à l’idée de notre séparation. Si vous pouviez imaginer ce qu’elle me fait souffrir, j’ose croire que vous me sauriez quelque gré de ma docilité. Recevez au moins, avec plus d’indulgence, l’assurance & l’hommage de l’amour le plus tendre & le plus respectueux.
De … ce 26 août 17…


Suite de la lettre XL

Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

A présent, raisonnons, ma belle amie. Vous sentez comme moi que la scrupuleuse, l’honnête Mme de Tourvel, ne peut pas m’accorder la première de mes demandes, & trahir la confiance de ses amis, en me nommant mes accusateurs ; ainsi en promettant tout à cette condition, je ne m’engage à rien. Mais vous sentez aussi que ce refus qu’elle me fera deviendra un titre pour obtenir tout le reste ; & qu’alors je gagne, en m’éloignant, d’entrer avec elle, & de son aveu, en correspondance réglée : car je compte pour peu le rendez-vous que je lui demande, & qui n’a presque d’autre objet que de l’accoutumer d’avance à n’en pas refuser d’autres quand ils me seront vraiment nécessaires.
La seule chose qui me reste à faire avant mon départ, est de trouver un moyen de savoir quels sont les gens qui s’occupent à me nuire auprès d’elle. Je présume que c’est son pédant de mari ; je le voudrais : outre qu’une défense conjugale est un aiguillon au désir, je serais sûre que du moment qu’elle aura consenti à m’écrire, je n’aurais plus rien à craindre de ce côté, puisqu’elle se trouverait déjà dans la nécessité de le tromper.
Mais si elle a une amie assez intime pour avoir sa confidence, & que cette amie-là soit contre moi, il me paraît nécessaire de les brouiller, & je compte bien y réussir : mais avant tout il faut être instruit.
J’ai bien cru que j’allais l’être hier ; mais cette femme ne fait rien comme une autre. J’étais chez elle avec Mme de Rosemonde, au moment où on vint avertir que le dîner était servi. Sa toilette se finissait seulement, & tout en se pressant, & en faisant des excuses, je m’aperçus qu’elle laissait la clef à son secrétaire ; & je connais son usage de ne pas ôter celle de son appartement. J’y rêvais pendant le dîner, lorsque j’entendis descendre sa femme de chambre : je pris mon parti sur le champ ; je feignis un saignement de nez, & sortis. Je volai au secrétaire ; mais je trouvai tous les tiroirs ouverts, & pas un papier écrit. Cependant on n’a pas d’occasion de les brûler dans cette saison. Que fait-elle des lettres qu’elle reçoit ? & elle en reçoit souvent ! Je n’ai rien négligé ; tout était ouvert, & j’ai cherché partout ; mais je n’y ai rien gagné, que de me convaincre que ce dépôt précieux reste dans ses poches.
Comment l’en tirer ? depuis hier je m’occupe inutilement d’en trouver les moyens : cependant je ne peux en vaincre le désir. Je regrette de n’avoir pas le talent des filoux. Ne devrait-il pas, en effet, entrer dans l’éducation d’un homme qui se mêle d’intrigues ? ne serait-il pas plaisant de dérober la lettre ou le portrait d’un rival, ou de tirer des poches d’une prude de quoi la démasquer ? Mais nos parents ne songent à rien ; & moi j’ai beau songer à tout, je ne fais que m’apercevoir que je suis gauche, sans pouvoir y remédier.
Quoi qu’il en soit, je revins me mettre à table, fort mécontent. Ma belle calma pourtant un peu mon humeur, par l’air d’intérêt que lui donna ma feinte indisposition ; & je ne manquai pas de l’assurer que j’avais, depuis quelque temps, de violentes agitations qui altéraient ma santé. Persuadée, comme elle est, que c’est elle qui les cause, ne devrait-elle pas en conscience travailler à les calmer ? Mais, quoique dévote, elle est peu charitable ; elle refuse toute aumône amoureuse, & ce refus suffit bien, ce me semble, pour en autoriser le vol. Mais adieu ; car tout en causant avec vous, je ne songe qu’à ces maudites lettres.
De … ce 27 août 17…


Lettre XLIII

De la Présidente Tourvel au Vicomte de Valmont

Pourquoi chercher, Monsieur, à diminuer ma reconnaissance ? pourquoi ne vouloir m’obliger qu’à demi, & marchander en quelque sorte un procédé honnête ? Il ne vous suffit donc pas que j’en sente le prix ? Non seulement vous demandez beaucoup, mais vous demandez des choses impossibles. Si en effet mes amis m’ont parlé de vous, ils ne l’ont pu faire que par intérêt pour moi : quand même ils se seraient trompés, leur intention n’en était pas moins bonne ; & vous me proposez de reconnaître cette marque d’attachement de leur part, en vous livrant leur secret ! J’ai déjà eu tort de vous en parler, & vous me le faites assez sentir dans ce moment. Ce qui n’eût été que de la candeur avec tout autre, devient une étourderie avec vous, & me mènerait à une noirceur, si je cédais à votre demande. J’en appelle à vous-même, à votre honnêteté ; m’avez-vous cru capable de ce procédé ? avez-vous dû me le proposer ? Non sans doute ; & je suis sûre qu’en y réfléchissant mieux, vous ne reviendrez plus sur cette demande.
Celle que vous me faites de m’écrire n’est guère plus facile à accorder ; & si vous voulez être juste, ce n’est pas à moi que vous vous en prendrez. Je ne veux point vous offenser ; mais avec la réputation que vous vous êtes acquise, & que, de votre aveu même, vous méritez, du moins en partie, quelle femme pourrait avouer être en correspondance avec vous ? & quelle femme honnête peut se déterminer à faire ce qu’elle sent qu’elle serait obligée de cacher ?
Encore, si j’étais assurée que vos lettres fussent telles que je n’eusse jamais à m’en plaindre, que je pusse toujours me justifier à mes yeux de les avoir reçues ! peut-être alors le désir de vous prouver que c’est la justice & non la haine qui me guide, me ferait passer par-dessus ces considérations puissantes, & faire beaucoup plus que je ne devrais, en vous permettant de m’écrire quelquefois. Si en effet vous le désirez autant que vous me le dites, vous vous soumettrez volontiers à la seule condition qui puisse m’y faire consentir ; & si vous avez quelque reconnaissance de ce que je fais pour vous dans ce moment, vous ne différerez plus de partir.
Permettez-moi de vous observer à ce sujet, que vous avez reçu une lettre ce matin, & que vous n’en avez pas profité pour annoncer votre départ à Mme de Rosemonde, comme vous me l’aviez promis. J’espère qu’à présent rien ne pourra vous empêcher de tenir votre parole. Je compte surtout que vous n’attendrez pas, pour cela, l’entretien que vous me demandez & auquel je ne veux absolument pas me prêter ; & qu’au lieu de l’ordre que vous prétendez vous être nécessaire, vous vous contenterez de la prière que je vous renouvelle. Adieu, Monsieur.
De … ce 26 août 17…


Lettre XLIV

Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

Partagez ma joie, ma belle amie ; je suis aimé ; j’ai triomphé de ce cœur rebelle. C’est en vain qu’il dissimule encore ; mon heureuse adresse a surpris son secret. Grâce à mes soins actifs, je sais tout ce qui m’intéresse : depuis la nuit, l’heureuse nuit d’hier, je me retrouve dans mon élément ; j’ai repris toute mon existence ; j’ai dévoilé un double mystère d’amour & d’iniquité : je jouirai de l’un, je me vengerai de l’autre ; je volerai de plaisirs en plaisirs. La seule idée que je m’en fais me transporte au point que j’ai quelque peine à rappeler ma prudence ; que j’en aurai peut-être à mettre de l’ordre dans le récit que j’ai à vous faire. Essayons cependant.
Le jour même où je vous écrivis ma dernière lettre, j’en reçus une de la céleste dévote. Je vous l’envoie ; vous y verrez qu’elle me donne, le moins maladroitement qu’elle peut, la permission de lui écrire : mais elle y presse mon départ, & je sentais bien que je ne pouvais le différer trop longtemps sans me nuire.
Tourmenté cependant du désir de savoir qui pouvait avoir écrit contre moi, j’étais encore incertain du parti que je prendrais. Je tentai de gagner la femme de chambre, & je voulus obtenir d’elle de me livrer les poches de sa Maîtresse, dont elle pouvait s’emparer aisément le soir, & qu’il lui était facile de replacer le matin, sans donner le moindre soupçon. J’offris dix louis pour ce léger service : mais je ne trouvai qu’une bégueule, scrupuleuse ou timide, que mon éloquence ni mon argent ne purent vaincre. Je la prêchais encore, quand le souper sonna. Il fallut la laisser ; trop heureux qu’elle voulût bien me promettre le secret, sur lequel même vous jugez que je ne comptais guère.
Jamais, je n’eus plus d’humeur. Je me sentais compromis ; & je me reprochais, toute la soirée, ma démarche imprudente.
Retiré chez moi, non sans inquiétude, je parlai à mon chasseur, qui, en sa qualité d’amant heureux, devait avoir quelque crédit. Je voulais, ou qu’il obtînt de cette fille de faire ce que je lui avais demandé, ou au moins qu’il s’assurât de sa discrétion ; mais lui, qui d’ordinaire ne doute de rien, parut douter du succès de cette négociation, & me fit à ce sujet une réflexion qui m’étonna par sa profondeur.
« Monsieur sait sûrement mieux que moi, me dit-il, que coucher avec une fille, ce n’est que lui faire faire ce qui lui plaît : de là à lui faire faire ce que nous voulons, il y a souvent bien loin. »
Le bon sens du Maraud quelquefois m’épouvante.
« Je réponds d’autant moins de celle-ci, ajouta-t-il, que j’ai lieu de croire qu’elle a un amant, & que je ne la dois qu’au désœuvrement de la campagne. Aussi, sans mon zèle pour le service de Monsieur, je n’aurais eu cela qu’une fois. » (C’est un vrai trésor que ce garçon ! ) « Quant au secret », ajouta-t-il encore, « à quoi servira-t-il de le lui faire promettre, puisqu’elle ne risquera rien à nous tromper ? Lui en reparler ne ferait que lui mieux apprendre qu’il est important, & par là lui donner plus d’envie d’en faire sa cour à sa maîtresse. »
Plus ces réflexions étaient justes, plus mon embarras augmentait. Heureusement le drôle était en train de jaser ; & comme j’avais besoin de lui, je le laissais faire. Tout en me racontant son histoire avec cette fille, il m’apprit que, comme la chambre qu’elle occupe n’est séparée de celle de sa maîtresse que par une simple cloison, qui pouvait laisser entendre un bruit suspect, c’était dans la sienne qu’ils se rassemblaient chaque nuit. Aussitôt je formai mon plan ; je le lui communiquai, & nous l’exécutâmes avec succès.
J’attendis deux heures du matin ; & alors je me rendis, comme nous en étions convenus, à la chambre du rendez-vous, portant de la lumière avec moi & sous le prétexte d’avoir sonné plusieurs fois inutilement. Mon confident, qui joue ses rôles à merveille, donna une petite scène de surprise, de désespoir & d’excuse, que je terminai en l’envoyant me faire chauffer de l’eau, dont je feignis avoir besoin ; tandis que la scrupuleuse chambrière était d’autant plus honteuse, que le drôle qui avait voulu renchérir sur mes projets l’avait déterminée à une toilette que la saison comportait, mais qu’elle n’excusait pas.
Comme je sentais que plus cette fille serait humiliée, plus j’en disposerais facilement, je ne lui permis de changer ni de situation ni de parure ; & après avoir ordonné à mon valet de m’attendre chez moi, je m’assis à côté d’elle sur le lit qui était fort en désordre, & je commençai ma conversation. Comme j’avais besoin de garder l’empire que la circonstance me donnait sur elle, je conservai un sang-froid qui eût fait honneur à la continence de Scipion, & sans prendre la plus petite liberté avec elle, ce que pourtant sa fraîcheur & l’occasion semblaient lui donner le droit d’espérer, je lui parlai d’affaires aussi tranquillement que j’aurais pu faire avec un procureur.
Mes conditions furent que je garderais fidèlement le secret, pourvu que le lendemain, à pareille heure ou à peu près, elle me livrât les poches de sa maîtresse. « Au reste, ajoutai-je, je vous avais offert dix louis hier ; je vous les promets encore aujourd’hui. Je ne veux pas abuser de votre situation. » Tout fut accordé, comme vous pouvez croire & je me retirais, quand je m’aperçus que mon valet avait emporté mon flambeau au lieu du sien, ce qui donna occasion à une gaîté de ma part. Je priai la belle de me conduire & m’éclairer. Elle voulut faire au moins auparavant un commencement de toilette : mais je l’assurai qu’après ce qui venait de se passer, nous pouvions être sans façon et, tant bien que mal, il lui fallut se prêter à cette plaisanterie. Elle vint ainsi jusques chez moi, & là, je la remis à son tendre amant, en permettant à l’heureux couple d’aller réparer le temps perdu.
J’employai le mien à dormir ; & à mon réveil, voulant trouver un prétexte pour ne pas répondre à la lettre de ma belle avant d’avoir visité ses papiers, ce que je ne pouvais faire que la nuit suivante, je me décidai à aller à la chasse, où je restai presque tout le jour.
A mon retour, je fus reçu assez froidement. J’ai lieu de croire qu’on fut un peu piqué du peu d’empressement que je mettais à profiter du temps qui me restait ; surtout après la lettre plus douce que l’on m’avait écrite. J’en juge ainsi, sur ce que Mme de Rosemonde m’ayant fait quelques reproches sur cette longue absence, ma belle reprit avec un peu d’aigreur : « Ah ! ne reprochons pas à M. de Valmont de se livrer au seul plaisir qu’il peut trouver ici. » Je me plaignis de cette injustice, & j’en profitai pour assurer que je me plaisais tant à être avec ces Dames, que j’y sacrifiais une lettre très intéressante que j’avais à écrire. J’ajoutai que, ne pouvant trouver le sommeil depuis plusieurs nuits, j’avais voulu essayer si la fatigue me le rendrait ; & mes regards expliquaient assez & le sujet de ma lettre, & la cause de mon insomnie. J’eus soin d’avoir toute la soirée une douceur mélancolique, qui me parut réussir assez bien, & sous laquelle je masquai l’impatience où j’étais de voir arriver l’heure qui devait me livrer le secret qu’on s’obstinait à me cacher. Enfin nous nous séparâmes, & quelque temps après, la fidèle femme de chambre vint m’apporter le prix convenu de ma discrétion.
Une fois maître de ce trésor, je procédai à l’inventaire avec la prudence que vous me connaissez : car il était important de remettre tout en place. Je tombai d’abord sur deux lettres du mari, mélange indigeste de détails de procès & de tirades d’amour conjugal, que j’eus la patience de lire en entier, & où je ne trouvai pas un mot qui eût rapport à moi. Je les replaçai avec humeur : mais elle s’adoucit, en trouvant sous ma main les morceaux de ma fameuse lettre de Dijon, soigneusement rassemblés. Heureusement il me prit fantaisie de la parcourir. Jugez de ma joie, en y apercevant les traces bien distinctes des larmes de mon adorable dévote. Je l’avoue, je cédai à un mouvement de jeune homme, & baisai cette lettre avec un transport dont je ne me croyais plus susceptible. Je continuai l’heureux examen ; je retrouvai toutes mes lettres de suite, & par ordre de dates ; & ce qui me surprit plus agréablement encore, fut de trouver la première de toutes, celle que je croyais m’avoir été rendue par une ingrate, fidèlement copiée de sa main ; & d’une écriture altérée & tremblante, qui témoignait assez la douce agitation de son cœur pendant cette occupation.
Jusque-là j’étais tout entier à l’amour ; bientôt il fit place à la fureur. Qui croyez-vous qui veuille me perdre auprès de cette femme que j’adore ? quelle furie supposez-vous assez méchante, pour tramer une pareille noirceur ? Vous la connaissez : c’est votre amie, votre parente ; c’est Mme de Volanges. Vous n’imaginez pas quel tissu d’horreurs l’infernale mégère lui a écrit sur mon compte. C’est elle, elle seule, qui a troublé la sécurité de cette femme angélique ; c’est par ses conseils, par ses avis pernicieux, que je me vois forcé de m’éloigner ; c’est à elle enfin que l’on me sacrifie. Ah ! sans doute il faut séduire sa fille : mais ce n’est pas assez, il faut la perdre ; & puisque l’âge de cette maudite femme la met à l’abri de mes coups, il faut la frapper dans l’objet de ses affections.
Elle veut donc que je revienne à Paris ! elle m’y force ! soit, j’y retournerai ; mais elle gémira de mon retour. Je suis fâché que Danceny soit le héros de cette affaire ; il a un fond d’honnêteté qui nous gênera : cependant il est amoureux, & je le vois souvent ; on pourra peut-être en tirer parti. Je m’oublie dans ma colère & je ne songe pas que je vous dois le récit de ce qui s’est passé aujourd’hui. Revenons.
Ce matin j’ai revu ma sensible prude. Jamais je ne l’avais trouvée si belle. Cela devait être ainsi : le plus beau moment d’une femme, le seul où elle puisse produire cette ivresse de l’âme, dont on parle toujours & qu’on éprouve si rarement, est celui où, assurés de son amour, nous ne le sommes pas de ses faveurs ; & c’est précisément le cas où je me trouvais. Peut-être aussi l’idée que j’allais être privé du plaisir de la voir servait-elle à l’embellir. Enfin, à l’arrivée du courrier, on m’a remis votre lettre du 27 ; & pendant que je la lisais, j’hésitais encore pour savoir si je tiendrais ma parole : mais j’ai rencontré les yeux de ma belle, & il m’aurait été impossible, dans ce moment, de lui rien refuser.
J’ai donc annoncé mon départ. Un moment après, Mme de Rosemonde nous a laissés seuls : mais j’étais encore à quatre pas de la farouche personne, que se levant avec l’air de l’effroi : « Laissez-moi, laissez-moi, Monsieur, m’a-t-elle dit, au nom de Dieu, laissez-moi. » Cette prière fervente, qui décelait son émotion, ne pouvait que m’animer davantage. Déjà j’étais auprès d’elle, & je tenais ses mains qu’elle avait jointes avec une expression tout à fait touchante ; là je commençais de tendres plaintes, quand un démon ennemi a ramené Mme de Rosemonde. La timide dévote, qui a en effet quelque raison de craindre, en a profité pour se retirer.
Je lui ai pourtant offert la main qu’elle a acceptée ; & augurant bien de cette douceur, qu’elle n’avait pas eue depuis longtemps, tout en recommençant mes plaintes j’ai essayé de la serrer. Elle a d’abord voulu la retirer ; mais sur une instance plus vive, elle s’est livrée d’assez bonne grâce, quoique sans répondre ni à ce geste, ni à mes discours. Arrivés à la porte de son appartement, j’ai voulu baiser cette main, avant de la quitter. La défense a commencé par être franche ; mais un songez donc que je pars, prononcé bien tendrement, l’a rendue gauche & insuffisante. A peine le baiser a-t-il été donné, que la main a retrouvé sa force pour échapper, & que la belle est entrée dans son appartement où était sa femme de chambre. Là finit mon histoire.
Comme je présume que vous serez demain chez la maréchale de…, où sûrement je n’irai pas vous trouver ; comme je me doute bien aussi qu’à notre première entrevue nous aurons plus d’une affaire à traiter, & notamment celle de la petite Volanges, que je ne perds pas de vue, j’ai pris le parti de me faire précéder par cette lettre ; & toute longue qu’elle est, je ne la fermerai qu’au moment de l’envoyer à la poste : car au terme où j’en suis, tout peut dépendre d’une occasion ; & je vous quitte pour aller l’épier.
P.S. A neuf heures du soir.
Rien de nouveau ; pas le plus petit moment de liberté ; du soin même pour l’éviter. Cependant, autant de tristesse que la décence en permettait, pour le moins. Un autre événement qui peut ne pas être indifférent, c’est que je suis chargé d’une invitation de Mme de Rosemonde à Mme de Volanges, pour venir passer quelque temps chez elle à la campagne.
Adieu, ma belle amie. A demain ou après demain au plus tard.
De … ce 28 août 17…


Lettre XLV

De la Présidente Tourvel à Madame de Volanges

M. de Valmont est parti ce matin, Madame ; vous m’avez paru désirer tant ce départ, que je crois devoir vous en instruire. Mme de Rosemonde regrette beaucoup son neveu, dont il faut convenir qu’en effet la société est agréable : elle a passé toute la matinée à m’en parler avec la sensibilité que vous lui connaissez ; elle ne tarissait pas sur son éloge. J’ai cru lui devoir la complaisance de l’écouter sans la contredire, d’autant qu’il faut avouer qu’elle avait raison sur beaucoup de points. Je sentais de plus que j’avais à me reprocher d’être la cause de cette séparation, & je n’espère pas pouvoir la dédommager du plaisir dont je l’ai privée. Vous savez que j’ai naturellement peu de gaieté, & le genre de vie que nous allons mener ici n’est pas fait pour l’augmenter.
Si je ne m’étais pas conduite d’après vos avis, je craindrais d’avoir agi peut être un peu légèrement : car j’ai été vraiment peinée de la douleur de ma respectable amie ; elle m’a touchée au point que j’aurais volontiers mêlé mes larmes aux siennes.
Nous vivons à présent dans l’espoir que vous accepterez l’invitation que M. de Valmont doit vous faire, de la part de Mme de Rosemonde, de venir passer quelque temps chez elle. J’espère que vous ne doutez pas du plaisir que j’aurai à vous y voir ; & en vérité vous nous devez ce dédommagement. Je serai fort aise de trouver cette occasion de faire une connaissance plus prompte avec Mlle de Volanges, & d’être à portée de vous convaincre de plus en plus des sentiments respectueux, avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc.
De… 29 août 17…