V. La course des dix mille milles

William Elson avait dépassé quarante ans quand naquit sa fille Ellen. En cette année mil neuf cent vingt, il était plus que sexagénaire, mais la sveltesse de sa haute taille, la vigueur de sa santé et la lucidité de son cerveau démentaient les dates et sa barbe blanche.
Il s’était illustré par ses découvertes toxicologiques, et avait été nommé président de toutes les nouvelles sociétés de tempérance des États-Unis, du jour où, par un revirement prévu de la mode scientifique, il fut proclamé que la seule boisson hygiénique était l’alcool absolu.
C’est à William Elson que l’on dut l’invention philanthropique de dénaturer l’eau portée par des conduites à domicile de façon à la rendre impotable, tout en la laissant propre aux usages de la toilette.
A son arrivée en France, ses théories furent discutées par quelques médecins attachés aux anciennes doctrines. L’adversaire le plus âpre fut le docteur Bathybius.
Il objecta notamment, dînant dans un restaurant avec Elson, qu’il était sûr de reconnaître chez lui le tremblement des mains alcoolique.
Pour toute réponse, le vieil Elson sortit son revolver, et visa le bouton de la sonnerie électrique.
— Simple promptitude de coup d’œil, pourriez-vous objecter, dit-il au docteur; veuillez donc me tenir cette carte de menu devant la figure. Sa main n’avait pas bougé après que fut interposé l’écran. Le coup partit.
L’arme tirait des balles dum-dum. Il ne resta rien du bouton électrique, assez peu de la cloison, et quelques hurlements inachevés d’un paisible consommateur qui en était aux hors-d’œuvre dans le cabinet voisin. Mais pendant une seconde le bouton électrique, percuté au centre, avait transmis le courant à la sonnerie.
Le garçon parut.
— Une autre bouteille d’alcool, commanda Elson. Tel était l’homme que ses travaux conduisirent à l’invention du Perpetual-Motion-Food.
Que William Elson, ayant enfin fabriqué ce Perpetual-Motion-Food, ait résolu, de concert avec Arthur Gough, de « lancer » son produit par une grande course d’une équipe cycliste qui en serait exclusivement alimentée, contre un train express, cela n’est pas un événement sans précédent. Maintes fois, en Amérique, dès les dernières années du dix-neuvième siècle, des quintuplettes et des sextuplettes ont battu des rapides sur un ou deux milles ; mais ce qui était inédit c’était de proclamer le moteur humain supérieur aux moteurs mécaniques sur les grandes distances. La belle confiance que son succès inspira par la suite à William Elson dans sa découverte dut l’amener peu à peu aux idées d’André Marcueil touchant l’illimité des forces humaines. Mais en homme pratique il ne les voulut juger illimitées que grâce à la coopération du Perpetual-Motion-Food. Quant à savoir si André Marcueil prit part ou non à la course, quoique miss Elson fût persuadée de l’y avoir reconnu, c’est ce dont nous laissons à juger dans ce chapitre. Pour plus d’exactitude, nous empruntons le récit de la course dite du Perpetual-Motion-Food ou des « Dix Mille Milles » à l’un des hommes de la quintuplette, Ted Oxborrow, tel que l’a recueilli et publié le New-York-Herald.
— Couchés horizontalement sur la quintuplette — du modèle ordinaire de course 1920, pas de guidon, pneus de quinze millimètres, développement de cinquante-sept mètres trente-quatre, nos figures plus bas que nos selles dans des masques destinés à nous abriter du vent et de la poussière ; nos dix jambes reliées, les droites et les gauches, par des tiges d’aluminium, nous démarrâmes sur l’interminable piste aménagée tout le long des dix mille milles, parallèlement à la voie du grand rapide ; nous démarrâmes, entraînés par une automobile en forme d’obus, à la vitesse provisoire de cent vingt kilomètres à l’heure.
Nous étions bouclés sur la machine pour n’en plus descendre, dans cet ordre : à l’arrière moi Ted Oxborrow ; devant moi, Jewey Jacobs, Georges Webb, Sammy White — un nègre — et le pilote de notre équipe, Bill Gilbey, que plaisamment nous appelions Corporal Gilbey, parce qu’il était responsable de quatre hommes. Je ne compte pas un nain, Bob Rumble, brimbalant dans une remorque à notre suite, et dont le contrepoids servait à diminuer ou augmenter l’adhérence de notre roue d’arrière.
Corporal Gilbey nous passait, à intervalles réguliers, par-dessus son épaule, les petits cubes incolores et cassants, acres au goût, de Perpetual-Motion-Food, qui furent notre seule nourriture pendant près de cinq j ours ; il les prenait, cinq par cinq, sur une tablette ménagée à l’arrière de la machine d’entraînement. Au-dessous de la tablette luisait
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le cadran blanc de l’indicateur de vitesse ; au-dessous du cadran, un tambour suspendu et tournant était destiné à atténuer les chocs éventuels de la roue d’avant de notre quintuplette.
A la tombée de la première nuit, ce tambour, sans que les gens de la locomotive s’en aperçussent, fut embrayé avec les roues de l’automobile entraîneur, de façon à tourner en sens inverse de celles-ci. Corporal Gilbey nous fit avancer alors jusqu’à ce que notre roue d’avant fût appuyée sur le tambour, dont la rotation, comme un engrenage, nous entraîna, sans effort et frauduleusement, pendant les premières heures nocturnes.
Derrière l’abri de notre machine d’entraînement, bien entendu, il n’y avait pas un souffle d’air ; à droite, la locomotive, comme une bonne grosse bête, paissait la même place du « champ » visuel, sans avancer ni reculer. Elle n’avait d’apparence de mouvement qu’une partie un peu tremblotante de son flanc — où il paraît qu’oscillait la bielle — et quant à l’avant, on pouvait compter les rayons de son chasse-pierres, tout pareils à une grille de prison ou aux fermettes d’un barrage de moulin. Tout cela figurait bien un paysage de rivière fort calme — le cours silencieux de la piste polie était la rivière — et les gargouillements réguliers de la grosse bête étaient semblables à un bruit de chute d’eau.
J’entrevis à diverses reprises, à travers les glaces du premier wagon, la longue barbe blanche de Mr. Elson, qui oscillait de haut en bas, comme si sa personne se balançait nonchalamment sur un rocking-chair.
Les grands yeux curieux de miss Elson apparurent aussi un instant à la première portière de la seconde voiture, la seule que je pusse apercevoir et encore au risque d’un torticolis.
La petite silhouette affairée, à moustache blonde, de Mr. Gough ne bougeait pas de la plate-forme de la locomotive. Car si William Elson suivait la course dans le train c’était toutefois avec le désir de voir le train battu ; mais quant à Mr. Gough, le gros pari engagé l’excitait à déployer toutes les ressources de sa compétence de chauffeur.
Sammy White fredonnait, en mesure avec nos coups de jambes, la petite chanson enfantine :
Twinkle, twinkle, little star..
Et, dans la nuit déserte, la voix de fausset de Bob Rumble, lequel avait la cervelle faible, glapissait derrière nous :
— Il y a quelque chose qui suit !
Aucune chose, vivante ou mécanique, pourtant n’eût pu suivre à de telles allures ; et d’ailleurs les gens du train pouvaient surveiller la piste unie et vide derrière Bob Rumble. Il est vrai qu’il était impossible d’apercevoir les quelques mètres de ballast derrière les wagons : ceux-ci n’avaient que des ouvertures latérales ; et nous autres ne pouvions regarder derrière nous. Mais il eût été bien invraisemblable que quelqu’un eût roulé sur le raboteux ballast ! Le nabot voulait exprimer sans doute sa fierté de sentir entraîner à notre remorque sa puérile personne.
Quand l’aube vint du deuxième jour, un ronflement strident et métallique, une vibration énorme dans laquelle nous étions comme baignés, me fit presque sortir le sang des oreilles. J’appris que le dernier automobile en forme d’obus avait été « lâché », puis remplacé par une machine volante en forme de trompette. Elle tournait sur elle-même et se vissait dans l’air au ras du sol devant nous, et un vent furieux nous aspirait vers son entonnoir. Le fil de soie de l’indicateur de vitesse tremblait toujours avec régularité, dessinant un fuseau vertical et bleu, contre la joue de Corporal Gilbey, et je lus sur le cadran d’ivoire, ainsi qu’il était prévu pour cette heure-là quant au nombre de kilomètres à l’heure :
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Le train avait conservé sa position précédente, toujours la même apparente immobilité, prodigieusement contrôlable par tous les sens et même par le toucher de ma main droite ; mais le bruit de chute d’eau s’était fait suraigu, et, à un millimètre du foyer incandescent de la locomotive, par l’effet de la vitesse, régnait un froid mortel.
Mr. W. Elson était invisible. Mes regards traversèrent sans obstacle, d’une glace à l’autre, son wagon. Quelque chose intercepta le coup d’œil que je voulais jeter dans l’intérieur du wagon de miss Elson. La première fenêtre du long compartiment d’acajou, la seule qui fut à ma portée, était obstruée, à ma grande stupéfaction, à l’extérieur, par un épais capitonnage écarlate. On eût dit que des champignons sanglants, dans l’espace de cette nuit-là, avaient crû sur la vitre...
Il faisait grand jour maintenant, je ne pus douter de ce que je vis : tout ce que j’apercevais du wagon disparaissait sous des roses rouges, énormes, épanouies, fraîches comme si elles venaient d’être cueillies. Le parfum s’en diffusait dans l’air calme, à l’abri du coupe-vent.
Quand la jeune fille baissa la glace, une partie du rideau de fleurs se déchira, mais elles ne tombèrent point tout de suite : pendant quelques secondes, elles voyagèrent dans l’espace à la même vitesse que les machines ; la plus grosse s’engouffra, avec le courant d’air subit, à l’intérieur du wagon.
Il me sembla que miss Elson poussa un grand cri et porta la main à sa poitrine, et je ne la vis plus pendant tout le reste de cette journée. Les roses s’effeuillèrent peu à peu par la trépidation, s’envolèrent une par une ou par trois ou quatre, le bois verni du sleeping-car apparut immaculé, reflétant plus purement qu’une glace le vilain profil de Bob Rumble.
Le lendemain, la floraison incarnate s’était renouvelée. Je me demandai si je devenais fou et le visage anxieux de miss Elson ne quitta plus désormais la vitre.
Mais un incident plus grave réclama mon attention.
Ce matin du troisième jour, se produisit une chose terrible, terrible surtout parce qu’elle aurait pu nous faire perdre la course. Jewey Jacobs, à la place immédiatement devant moi et les genoux à un yard de mes genoux, reliés par les tiges d’aluminium ; Jewey Jacobs qui allait avec une vigueur fantastique depuis le départ, si bien qu’il donnait des à-coups propres à accélérer intempestivement le train prescrit par notre tableau de marche, et que j’avais dû le contrepédaler à diverses reprises ; Jewey Jacobs sembla soudain prendre un malin plaisir à raidir les jarrets à son tour, me renvoyant désagréablement mes genoux dans le menton, et je dus demander un sérieux travail à mes jambes.
Ni Corporal Gilbey, ni, derrière lui, Sammy White, ni Georges Webb n’étaient capables de se retourner dans leurs ligatures et leurs masques, pour voir ce qui prenait à Jewey Jacobs ; mais je pus me pencher un peu pour apercevoir sa jambe droite ; les orteils toujours engagés dans le toe-clip de cuir, elle montait et descendait avec isochronisme, mais la cheville paraissait engourdie et l’ankle-play ne se produisait plus. En outre — détail peut-être trop technique — je n’avais point fait attention à une odeur particulière, l’attribuant à son caleçon de jersey noir, où comme nous, les quatre autres, il faisait l’un et l’autre besoins dans de la terre à foulon; mais une idée subite me fit frémir et je regardai encore, à un yard de ma jambe et liée à ma jambe, la lourde cheville de marbre, et je respirai la puanteur cadavérique d’une décomposition incompréhensiblement accélérée.
À un demi-yard à ma droite, une autre sorte de changement me frappa : au lieu du milieu du tender, j’aperçus à ma hauteur la seconde portière du premier wagon.
— Nous grippons ! cria à cet instant Georges Webb.
— Nous grippons! répétèrent Sammy White et Georges Webb ; et comme la stupeur morale coupe bras et jambes mieux qu’une fatigue physique, la dernière portière du second wagon parut contre mon épaule, la dernière portière fleurie du second et dernier wagon ; les voix d’Arthur Gough et des mécaniciens lancèrent des hurrahs.
— Jewey Jacobs est mort, criai-je lamentablement de toute ma force. Le troisième et le second homme du team mugirent dans leurs masques, jusqu’à Bill Gilbey :
— Jewey Jacobs est mort !
Le son tourbillonna dans le courant d’air jusqu’au fond des parois de la machine volante en forme de trompette, qui répéta à trois reprises — car elle était assez énorme pour qu’il y eût deux échos dans sa longueur — qui répéta et jeta du haut du ciel sur la fabuleuse piste derrière nous, comme une convocation au Jugement dernier :
— Jewey Jacobs est mort ! mort ! mort !
— Ah ! il est mort ? Je m’en f..., dit Corporal Gilbey. Attention : ENTRAÎNEZ JACOBS !
Ce fut une énervante besogne, et telle que je souhaite n’en point revoir dans aucune course. L’homme récalcitrait, contrepédalait, grippait. C’est extraordinaire comme ce terme, qui s’applique aux frottements des machines, convenait merveilleusement au cadavre. Et il continuait à faire ce qu’il avait à faire sous mon nez, dans sa terre à foulon ! Dix fois nous eûmes la tentation de dévisser les écrous qui faisaient les cinq paires de jambes solidaires, y compris celles du mort. Mais il était bouclé, cadenassé, plombé, cacheté et apostillé sur sa selle, et puis... il eût été un poids... mort, je ne cherche pas le mot, et pour gagner cette dure course, il ne fallait pas de poids mort.
Corporal Gilbey était un homme pratique, comme William Elson et Arthur Gough étaient des gentlemen pratiques, et Corporal Gilbey nous ordonna ce qu’ils auraient eux-mêmes ordonné. Jewey Jacobs était engagé à marcher, lui quatrième, dans la grande et honorable course du Perpetual-Motion-Food ; il avait signé un dédit de vingt-cinq mille dollars, payables sur ses courses futures. Mort, il ne courrait plus et ne pourrait pas payer son dédit. Il lui fallait donc marcher, vif ou mort. On dort bien en machine, on peut bien mourir en machine et cela n’a pas plus d’inconvénient. Et puisque la course s’appelait la course du mouvement perpétuel !
William Elson nous expliqua plus tard que la rigidité cadavérique — qu’il nommait rigor mortis, je crois — ne signifie absolument rien et cède au premier effort qui la brise. Quant à la putréfaction subite, il avoua que lui-même ne savait à quoi l’attribuer... peut-être, dit-il, à l’abondance exceptionnelle de la sécrétion des toxines musculaires.
Voilà donc notre Jewey Jacobs qui pédale, d’abord avec mauvaise volonté, sans qu’on puisse voir s’il faisait des grimaces, toujours le nez dans son masque. Nous l’encourageons d’injures amicales, du genre de celles que nos grands-pères adressaient à Terront dans le premier Paris-Brest : «Va donc, eh, cochon ! » Petit à petit il prend goût à la chose, et voilà ses jambes qui suivent les nôtres, l’ankle-play qui revient, jusqu’à ce qu’il se mît à tricoter follement.
— Un volant, dit le Corporal : il régularise. Et je pense qu’il va s’affoler tout à l’heure.
En effet, non seulement il régularisa, mais il emballa, et le sprint de Jacobs mort fut un sprint dont n’ont point d’idée les vivants. Si bien que le dernier wagon, qui était devenu invisible pendant ce travail de maître d’école pour défunts, grossit, grossit et reprend sa place naturelle, qu’il n’aurait jamais dû quitter, quelque part derrière moi, le milieu du tender à un demi-yard à droite de mon épaule droite. Le tout ne se passa point, bien entendu, sans nos hurrahs à notre tour, tonitrués dans les quatre masques :
— Hip, hip, hip, hurrah pour Jewey Jacobs !
Et la trompette volante jeta par tout le ciel :
— Hip, hip, hip, hurrah pour Jewey Jacobs !
J’avais perdu de vue la locomotive et ses deux wagons, le temps d’apprendre à vivre au mort ; quand il put se tirer d’affaire tout seul, je vis l’arrière du dernier wagon grossir comme si c’eût été lui qui fut revenu prendre de nos nouvelles. Hallucination sans doute, reflet déformé de la quintuplette dans l’acajou du grand spleeping plus limpide qu’une glace, un aspect d’être humain bossu — bossu ou chargé d’un fardeau énorme — pédalait derrière le train. Ses jambes se mouvaient exactement à la vitesse des nôtres.
Instantanément, la vision disparut, masquée par l’angle de l’arrière du wagon, déjà dépassé. Il me parut très comique d’entendre glapir, comme précédemment, l’absurde Bob Rumble — lequel, affolé, sautait de droite et de gauche, sur son siège d’osier, comme un singe en cage :
— Il y a quelque chose qui pédale, il y a quelque chose qui suit !
L’éducation de Jewey Jacobs nous avait pris tout un jour : c’était le matin du quatrième jour, trois minutes, sept secondes et deux cinquièmes après neuf heures ; et l’indicateur de vitesse était à son degré extrême, qu’il n’avait pas été construit pour dépasser : 300 kilomètres à l’heure.
La machine volante nous faisait un bon service ; et sans savoir si nous allâmes au-delà de la vitesse précédemment enregistrée, je suis sûr que grâce à elle nous n’avons pas ralenti, l’indicateur conservant toujours son aiguille au point extrême du cadran. Le train nous tenait toujours à bonne hauteur, sans varier, mais il n’avait pas dû prévoir de telles allures en s’approvisionnant de combustible, car les passagers — il n’y en avait pas d’autres que Mr. Elson et sa fille — se transportèrent par le couloir jusque sur la plate-forme de la locomotive, auprès du mécanicien, traînant après eux leurs victuailles et boissons. La jeune fille, l’air merveilleusement actif, portait une trousse de toilette. Tous s’employèrent — ils étaient cinq ou six en tout — à dépecer les wagons et à enfourner dans le foyer tout ce qui était brûlable.
La vitesse s’accéléra, il m’est impossible d’apprécier dans quelles proportions ; mais le vrombissement de la trompette volante monta de quelques demi-tons, et il me sembla que la résistance sous les pédales cessait absolument, chose absurde, avec mon effort plus accentué. Est-ce que cet étonnant Jewey Jacobs aurait fait encore des progrès ?
J’aperçus sous mes pieds non plus le bitume uniforme de la piste, mais... très loin... le dessus de la locomotive ! La fumée du charbon et du pétrole aveugla nos masques. La machine volante eut l’air de ramper.
— Vol de vautour, nous expliqua d’un mot, entre deux accès de toux, Corporal Gilbey. Gare la pelle.
On sait, et Arthur Gough expliquerait mieux que moi qu’un mobile roulant animé d’une vitesse suffisante s’élève et plane, l’adhérence au sol étant, par la vitesse, supprimée. Quitte à retomber s’il n’est pas muni d’organes propres à le propulser sans point d’appui solide.
La quintuplette, en retombant, vibra comme un diapason.
— All right, dit tout à coup le Corporal, qui s’était livré à une gesticulation singulière, le nez sur sa roue d’avant. Tout se remit à rouler comme précédemment.
— Ai crevé pneu d’avant, dit Bill, d’une voix rassurante.
A droite, il n’y avait plus trace de wagons : d’énormes tas de bois et des bidons d’essence étaient empilés sur le tender; les trucks avaient été détachés et restaient en arrière : même s’ils avaient suivi quelque temps par l’élan acquis, ils avaient dû être ralentis par la trépidation. À présent, il était possible de suivre le mouvement de leurs roues. La locomotive était toujours à la même hauteur.
— Re-vol de vautour, dit Bill Gilbey. Plus de risque de pelle. Crevé pneu arrière. All right.
De stupeur je levai la tête de dessus mon masque horizontal et regardai en l’air : la machine volante avait disparu et s’espaçait sans doute là derrière avec les wagons abandonnés.
Tout allait bien, pourtant, comme le disait le Corporal ; l’indicateur de vitesse marquait toujours, contre sa joue, en tremblant, un train uniformément accéléré, supérieur depuis longtemps à trois cents kilomètres à l’heure.
Le virage se dressait à l’horizon.
C’était une grande tour à ciel ouvert, en figure de tronc de cône, deux cents mètres de diamètre à la base et haute de cent. Des contreforts massifs en pierre et en fer l’assuraient. La piste et la voie ferrée s’y engouffraient par une sorte de porte ; et dans l’intérieur, durant une fraction de minute, nous tourbillonnâmes, couchés sur le côté et maintenus par notre élan, sur les parois non seulement verticales, mais qui surplombaient et ressemblaient au-dedans d’un toit. Nous avions l’air de mouches courant sous un plafond.
La locomotive était suspendue au-dessous de nous, sur le flanc, comme un rayon d’étagère. Un bourdonnement remplissait le tronc de cône.
Or, pendant cette fraction de minute, nous entendîmes tous, au milieu de cette tour isolée dans la steppe du Transsibérien et dont nous venions de parcourir l’intérieur vide, une voix forte, répercutée par l’écho, et qui semblait être entrée immédiatement après la locomotive. Cette voix maugréait, jurait et sacrait.
Je perçus distinctement cette phrase saugrenue, proférée en bon anglais — sans doute pour qu’elle ne fût point perdue pour nous :
— Tête de cochon, tu me coupes l’épaule !
Puis un choc sourd.
Déjà nous sortions du virage, et, en travers de cette même espèce de porte que nous avions trouvée libre quelques secondes auparavant, une barrique, de la capacité que les Anglais appellent hogshead — soit en effet : « tête de cochon », et qui contient cinquante-quatre gallons, — percée à la place de la bonde d’une large ouverture rectangulaire et munie, vers le milieu, de deux courroies pareilles aux bretelles d’un sac de soldat — comme si on l’eût portée à dos d’homme, une barrique se balançait à la façon de tout objet rond que l’on vient de poser à terre avec brutalité — à la manière d’un berceau d’enfant.
Le chasse-pierres de la locomotive la lança ainsi qu’un ballon de football : elle éclaboussa sur la voie et sur la piste un peu d’eau et des gerbes de roses, dont quelques-unes tournoyèrent un certain temps, adhérant par leurs épines aux pneus déj à crevés de nos roues.
La nuit du quatrième jour tomba. Quoique nous eussions mis trois jours pour atteindre le virage, nous devions, si notre allure présente se maintenait, être à moins de vingt-quatre heures de l’arrivée des Dix Mille Milles.
Comme l’obscurité s’abattait, je donnai un dernier coup d’œil au cadran indicateur que je ne consulterais plus jusqu’à l’aube ; et comme je le regardais, le fil de soie tournant et vibrant sur la gorge bloquée de l’engrenage à son point extrême flamba en un grand fuseau bleu, puis tout fut noir.
Alors, comme une pluie d’aérolithes, des coups durs et doux à la fois, et aigus et duvetés et saignants et criants et lugubres nous lapidèrent, happés par notre vitesse ainsi qu’on attrape des mouches ; et la quintuplette fit une embardée et se cogna à la locomotive, toujours en apparence immobile. Elle y resta appliquée pendant quelques mètres sans que s’interrompissent nos jambes machinales.
— Rien, dit le Corporal. Oiseaux.
Nous n’étions plus abrités par le coupe-vent des machines d’entraînement, et il est extraordinaire que cet incident ne se soit pas produit plus tôt, dès le lâchage de l’entonnoir volant.
À ce moment, sans même un ordre du Corporal, le nabot Bob Rumble rampa vers moi sur la tige de sa remorque, afin d’appuyer de tout son poids sur la roue arrière et en augmenter l’adhérence. Cette manœuvre m’apprit que la vitesse s’accélérait encore.
J’entendis claquer ses dents et je compris que Bob Rumble ne s’était approché de nous que pour fuir ce qu’il appelait « quelque chose qui suit ».
Il alluma derrière mon dos, un peu à gauche, un fanal à l’acétylène, qui projeta bizarrement devant nous, un peu à droite (la locomotive était à gauche maintenant), l’ombre quintuple du team sur la piste blanche.
Dans la clarté gaie, le nain ne se plaignit plus. Et nous nous entraînâmes SUR NOTRE OMBRE.
Je n’avais plus aucune idée de notre allure. J’essayais bien de percevoir quelques bribes des petites chansons stupides que se fredonnait Sammy White afin de rythmer ses coups de pédales. Un peu avant que le fil de l’indicateur flambât, il bredouillait le refrain, semblable à un roulement de grêle, de son sprint final, tant entendu au cours de ses records du mille et du demi-mille lancés, sur les pistes en cerf-volant du Massachusetts :
Poor papa paid Peter’s potatoes !
Au-delà il eût fallu inventer, mais ses jambes allaient trop vite pour son cerveau.
La pensée, du moins celle de Sammy White, n’est pas si rapide qu’on le dit, et je ne la vois pas faisant une « exhibition » sur n’importe quelle piste.
Il n’y a vraiment qu’un record que ni Sammy White champion du monde, ni moi, ni notre équipe à nous cinq, ne battrons pas de sitôt : le record de la lumière, et de mes yeux je l’ai vu battre : quand le fanal s’alluma derrière nous, balayant la piste, d’arrière en avant, de notre ombre, de notre ombre faite de nos cinq ombres si instantanément groupées et confondues à cinquante mètres devant nous qu’on eût dit vraiment un seul coureur, vu de dos, qui nous précédait — nos coups de pédales simultanés complétaient cette illusion que j’ai su depuis n’être pas une illusion — quand notre ombre se projeta en avant, notre sensation à tous fut si aiguë qu’un adversaire silencieux et irrésistible qui nous aurait guettés depuis des jours, venait de démarrer sur notre droite en même temps que notre ombre, caché en elle et gardant son avance de cinquante mètres ; notre émulation fut si aiguë que nos bielles se mirent à tourbillonner avec pas moins d’entrain qu’un chien enragé ne tournerait après sa queue s’il n’avait rien de mieux à mordre.
Cependant, la locomotive, brûlant ses wagons, se tenait toujours à même hauteur, donnant l’impression d’un grand calme auprès d’un geyser... Il semblait qu’elle ne portât d’autre être animé que miss Elson, laquelle suivait avec une curiosité surexcitée et peu explicable les contorsions, assez grotesques il est vrai, de notre ombre dans l’éloignement. William Elson, Arthur Gough et les mécaniciens ne bougeaient pas. Nous autres, à la file sous le jet de clarté blême de notre fanal et si aplatis dans nos masques qu’à peine étions-nous caressés du grand ouragan créé par notre vitesse, nous revivions, je pense, à en juger par mes sentiments personnels, les soirées d’enfance, sous la lampe, penchés sur la table des devoirs d’écolier. Et nous avions l’air de reconstituer une de mes visions de ces soirs-là : un grand sphinx atropos qui entra par la fenêtre, ne s’inquiéta pas — chose étrange — de la lampe, alla chercher, dans une passion guerrière, au plafond sa propre ombre projetée par la flamme, et la cogna, à heurts répétés, de tous les béliers de son corps velu : toc, toc, toc...
Dans ces pensées ou dans ce rêve, je ne m’aperçus pas que, par la trépidation de notre élan, le fanal était éteint, et pourtant, bien visible parce que la piste était très blanche et la nuit assez claire, la même découpure falote nous « menait le train » à cinquante mètres !
Elle ne pouvait être figurée par la lumière de la locomotive : jusqu’au pétrole des deux lanternes était passé depuis longtemps à surchauffer la chaudière obscure.
Pourtant, il n’y a pas de fantômes... qu’était- ce alors que cette ombre ?
Corporal Gilbey ne s’était pas aperçu de l’extinction de notre fanal, sans quoi il aurait sévèrement sermonné Bob Rumble : aussi jovial et pratique qu’à l’ordinaire, il nous encouragea par ses lazzis :
— Allons, enfants, rattrapez-moi ça ! Ça ne tiendra pas longtemps ! Nous gagnons dessus. Ça manque d’huile, ce n’est pas une ombre, c’est un tournebroche !
Dans le grand silence de la nuit, nous nous hâtâmes davantage. Soudain... j’entendis... je crus entendre comme des pépiements d’oiseau, mais d’un timbre singulièrement métallique.
Je ne me trompais pas : il y avait bien un bruit, quelque part en avant, un bruit de ferraille...
Sûr de sa cause, je voulus crier, appeler le Corporal, mais j’étais trop terrifié de ma découverte.
L’ombre grinçait comme une vieille girouette!
Il n’y avait plus à douter du seul événement vraiment un peu extraordinaire de la course : l’apparition du P É D A R D.
Et pourtant, jamais je ne croirai qu’un homme ou qu’un diable nous ait suivis — et dépassés — pendant les Dix Mille Milles !
Surtout considérant la tournure du personnage ! Voici ce qui dut se passer: le Pédard, qui s’était laissé rattraper, naturellement, et se tenait à gauche, presque devant la locomotive ; le Pédard, survenant au moment où l’ombre disparut et se confondant une seconde avec elle, — traversa avec une maladresse incroyable, mais une chance providentielle pour lui et pour nous, la piste devant la quintuplette. Il s’en vint buter avec sa machine apocalyptique contre le premier rail... On eût dit, ma foi, tant il zigzaguait, qu’il y avait bien trois heures, mais guère davantage, qu’il pratiquait le cycle.
Il franchit donc le premier rail perpendiculairement, au péril de ses os, eut la mine désespérée de quelqu’un qui sait bien qu’il ne viendra jamais à bout de franchir le second; hypnotisé par la manœuvre de son guidon, les yeux sur sa roue d’avant, il n’avait pas l’air de se douter qu’il se livrait à toutes ses petites évolutions imbéciles devant un grand express emballé sur lui à plus de trois cents kilomètres à l’heure. Il parut soudain frappé de quelque idée extrêmement prudente et ingénieuse, vira tout de travers à droite et partit sur le ballast droit devant lui, fuyant la locomotive. À ce moment précis l’éperon de la machine rattrapa sa roue d’arrière.
Pendant la seconde où il attendit l’écrabouillement, toute sa silhouette cocasse, jusqu’aux détails des rayons de sa bicyclette, resta photographiée dans ma rétine. Puis je fermai les yeux, ne désirant point compter ses dix mille morceaux.
Il portait lorgnon, n’était pas barbu si l’on veut, mais sali d’une barbe clairsemée et frisottée.
Il était vêtu d’une redingote et coiffé d’un chapeau haut de forme gris de poussière. La jambe droite de son pantalon était retroussée, comme s’il l’eût fait exprès afin d’avoir plus de chances de s’empêtrer dans sa chaîne ; et la jambe gauche serrée à l’aide d’une pince de homard. Ses pieds, sur leurs pédales en caoutchouc, étaient chaussés de bottines à élastiques. Sa machine était un corps-droit à caoutchoucs pleins, comme on n’en trouverait plus au poids de l’or... et elle devait peser lourd ! munie de garde-boue en fer avant et arrière. Bon nombre de ses rayons — des rayons directs — avaient été industrieusement remplacés par des baleines de parapluies, dont les fourchettes, qu’on n’avait point ôtées, ballaient au gré des roues en forme de 8.
Surpris d’entendre le régulier cliquetis, ainsi que le grincement des roulements usés, une bonne demi-minute après ce que je supposais devoir être la catastrophe, je rouvris les yeux et n’en pus les croire, ne pus même les croire ouverts : le Pédard se prélassait toujours à gauche, sur le ballast ! La locomotive était tout contre lui et il n’en paraissait d’aucune manière incommodé. J’eus l’explication du prodige : la misérable brute ignorait sans doute l’arrivée par-derrière du grand rapide, autrement elle n’eût pas fait preuve d’un aussi beau sang-froid. La locomotive avait tamponné la bicyclette et la poussait maintenant par le garde-boue de la roue arrière ! Quant à la chaîne — car bien entendu le ridicule et insensé personnage n’eût point été capable de mouvoir ses jambes à de telles allures — la chaîne s’était rompue net au choc, et le Pédard pédalait avec jubilation à vide — sans nécessité d’ailleurs, la suppression de toute transmission lui constituant une excellente « roue libre » et même folle — et s’applaudissait de sa performance, qu’il attribuait sans aucun doute à ses capacités naturelles !
Une lumière d’apothéose parut sur l’horizon, et le Pédard en eut l’auréole le premier. C’étaient les illuminations du point terminus des Dix Mille Milles !
J’eus l’impression de la fin d’un cauchemar.
— Allons ! un effort, disait le Corporal. À nous cinq, nous pouvons bien» gratter » le camarade !
Cette voix nette — comme un point de repère fixe accentue pour celui qui, souffrant du mal de mer, gît dans une couchette suspendue à la Cardan les oscillations d’un navire — cette voix du Corporal me fit comprendre que j’étais ivre, ivre mort de fatigue ou de l’alcool du Perpetual-Motion-Food — Jewey Jacobs en était bien mort ! — et me dégrisa en même temps.
Je n’avais pas rêvé pourtant : un coureur étrange précédait la locomotive ; mais il ne montait pas un corps-droit à caoutchoucs pleins ! mais il ne portait pas de bottines à élastiques ! mais sa bicyclette ne grinçait pas, sinon dans mes oreilles qui bourdonnaient ! Mais il n’avait pas cassé sa chaîne puisque sa bicyclette était une machine sans chaîne ! Les bouts d’une ceinture lâche et noire flottaient derrière lui et caressaient l’éperon de la locomotive ! C’était ce que j’avais pris pour un garde-boue et pour les pans d’une redingote ! Sa culotte courte était éclatée sur les cuisses par le gonflement de ses muscles extenseurs ! Sa bicyclette était un modèle de course dont je n’ai jamais vu le pareil, aux pneus microscopiques, au développement supérieur à celui de la quintuplette ; il l’actionnait en se jouant et en effet comme s’il eût pédalé à vide. L’homme était devant nous : je voyais sa nuque, houleuse de cheveux longs ; le cordon de son lorgnon — ou une boucle noire de sa chevelure — était rabattu en arrière par le vent de la course jusque sur ses épaules. Les muscles de ses mollets palpitaient comme deux cœurs d’albâtre.
Il y eut un mouvement sur la plate-forme de la locomotive, comme s’il allait s’y passer quelque chose de grand. Arthur Gough repoussa doucement miss Elson, qui se penchait pour contempler, avec amour, semblait-il, le coureur inconnu. L’ingénieur parut parlementer, de façon acerbe, avec Mrs Elson pour en obtenir quelque exorbitante concession. La voix suppliante du vieillard me parvint:
— Vous n’allez pas en faire boire à la locomotive ? Ça lui ferait mal ! Ce n’est pas une créature humaine ! Vous n’allez pas faire crever cette bête !
Après quelques phrases rapides et inintelligibles :
— Alors laissez-moi faire le sacrifice moi- même ! Que je ne m’en sépare qu’au dernier instant !
Le chimiste à barbe blanche soulevait dans ses mains, avec des précautions infinies, une fiole contenant, ai-je appris depuis, un rhum admirable qui aurait pu être son aïeul et qu’il avait réservé pour le boire seul ; il versa ce combustible ultime dans le foyer de la locomotive... l’alcool était sans doute trop admirable : la machine fit pschhchchh... et s’éteignit.
C’est ainsi que la quintuplette du Perpetual-Motion-Food a gagné la course des Dix Mille Milles ; mais ni Corporal Gilbey, ni Sammy White, ni George Webb, ni Bob Rumble, ni je pense, Jewey Jacobs dans l’autre monde, ni moi qui signe pour eux tous cette relation : Ted Oxborrow, nous ne nous consolerons jamais d’avoir trouvé, en arrivant au poteau — où personne ne nous attendait, car personne ne prévoyait une arrivée si prompte — ce poteau couronné de roses rouges, les mêmes obsédantes roses rouges qui avaient jalonné toute la course...
Personne n’a pu nous dire ce qu’était devenu le fantastique coureur.

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