VIII. L’ovule

Vingt-quatre heures auparavant, Bathybius s’approchait de l’œil-de-bœuf.
La vitre ronde était obstruée, du côté du cabinet de toilette, observatoire du docteur, par deux volets, en bois plein, que commandait une crémone.
Il s’avança à tâtons et tourna la poignée d’un geste ferme, avec la même précision qu’il eût, professionnellement, fait jouer la vis sans fin d’un spéculum.
Les volets s’écartèrent sans bruit, ainsi que des ailes de papillon s’ouvrent.
L’œil-de-bœuf s’illumina, du feu doré de toutes les lampes du hall, et ce fut comme un astre qui se serait levé dans le cabinet de toilette, sur l’horizon court de la table du docteur.
A cette clarté, les yeux de Bathybius clignèrent un peu, ces yeux vagues ou plutôt perpétuellement fixes sur quelque point invisible, dont l’expression est, par une coïncidence mal expliquée, commune à la plupart des grands médecins et à quelques monomanes dangereux reclus à perpétuité. Il lissa de ses belles mains grasses d’opérateur, l’une chargée de grosses chevalières, la divergence de ses favoris blancs. Il posa sur la table la feuille de papier destinée à recevoir ses observations, sortit son stylographe, consulta sa montre et attendit.
Quoique Bathybius sût parfaitement, étant d’esprit pondéré et grave, qu’il n’allait observer, de l’autre côté de sa fenêtre ronde, que des êtres humains dans les attitudes les plus normalement et misérablement humaines, il s’avança vers la vitre comme il eût approché son œil de l’oculaire d’un prodigieux télescope, emporté sous sa coupole trépidante par de colossales horlogeries, et braqué sur un monde inexploré.
— Allons, dit-il, ne nous hallucinons pas.
Et pour chasser la vision, et aussi pour y voir clair sur sa table à écrire, il planta la prise de courant d’une petite lampe à abat-jour turquoise.
Le lendemain soir, il fut bien étonné de trouver, parmi ses papiers et toute fraîche de sa propre écriture, l’étrange élucubration scientificolyrico-philosophique que l’on va lire. Il est vraisemblable qu’il l’écrivit pendant les longs loisirs qu’il eut — la grande heure durant laquelle les amants, voracement, mangèrent, et les dix heures consécutives qu’ils dormirent. Il n’est pas impossible non plus que sa personnalité ait subi un dédoublement singulier, et que d’une part il ait chronométré, contrôlé, analysé, inscrit, vérifié des détails techniques à chaque passage de l’Indien dans le cabinet de toilette ; et que, d’autre part, il ait transporté, en les généralisant, ses impressions dans cette littérature dont il n’était point coutumier :
— DIEU EST INFINIMENT PETIT.
Qui prétend cela ? Non pas un homme assurément.
Car l’homme a créé Dieu, du moins le Dieu auquel il croit, il l’a créé et ce n’est pas Dieu qui a créé l’homme (ce sont des vérités acquises aujourd’hui) ; l’homme a créé Dieu à son image et à Sa ressemblance, agrandies jusqu’à ce que l’esprit humain ne pût concevoir de dimensions.
Ce qui ne veut pas dire que le Dieu conçu par l’homme soit sans dimensions.
Il est plus grand que toute dimension, sans qu’il soit hors de toute dimension, ni immatériel, ni infini. Il n’est qu’indéfini.
Cette conception pouvait suffire, au temps un peu antérieur à celui où les deux peuples que nous appelons l’Adam et l’Éve furent tentés par les produits manufacturés des marchands qui avaient pour totem le Serpent, et durent travailler pour les acquérir.
Nous savons maintenant qu’il y a un autre Dieu, qui, lui, a bien véritablement créé l’homme, qui réside au centre vivant de tous les hommes et qui est l’âme immortelle de l’homme.
Théorème : Dieu est infiniment petit.
Car pour qu’il soit Dieu il faut que sa Création soit infiniment grande. S’il gardait une dimension quelconque, il limiterait sa Création, il ne serait plus Celui qui a créé Tout.
Ainsi il peut se glorifier de sa Bonté, de son Amour et de sa Toute-Puissance, qui ne se réservent aucune part du monde. Dieu est hors de toute dimension, en dedans.
C’est un point.
C.Q.F.D.
On sait qu’il y a deux parties dans l’homme. l’une apparente et périssable, l’ensemble des organes que nous appelons corps, le soma; et cette partie périssable comprend même la « petite agitation » qui en résulte, dite la pensée ou l’âme « immortelle ».
L’autre impérissable et microscopique qui se transmet de génération en génération depuis le commencement du monde, le germen.
Le germe est ce Dieu en deux personnes, ce Dieu qui naît de l’union des deux plus infimes choses vivantes, les demi-cellules qui sont le Spermatozoaire et l’Ovule.
L’un et l’autre habitent des abîmes de nuit et de rouge trouble, au milieu de courants — notre sang — qui emportent des globules espacés les uns des autres comme des planètes.
Elles sont dix-huit millions de reines, les demi-cellules femelles, qui attendent au fond de leur caverne.
Elles pénètrent les mondes de leur regard et les gouvernent. Elles sont infiniment déesses. Il n’y a pas de lois physiques pour elles — elles désobéissent à la gravitation — elles opposent à l’attraction universelle des savants leurs affinités particulières ; il n’existe pour elles que ce qu’il leur plaît.
Dans d’autres gouffres aussi formidables, ils sont là, les millions de dieux dépositaires de la Force et qui ont créé Adam au premier jour.
Quand le dieu et la déesse veulent s’unir, ils entraînent chacun de leur côté, l’un vers l’autre, le monde où ils habitent. L’homme et la femme croient se choisir... comme si la terre avait la prétention de faire exprès de tourner !
C’est cette passivité de pierre qui tombe, que l’homme et la femme appellent l’amour.
Le dieu et la déesse vont s’unir... Il leur faut, pour se rencontrer, un temps qui, selon les mesures humaines, varie entre une seconde et deux heures...
Encore un peu de temps, et un autre monde sera créé, un petit Bouddha de corail pâle, cachant ses yeux, si éblouis d’être trop près de l’absolu qu’ils ne se sont jamais ouverts, cachant ses yeux de sa petite main pareille à une étoile...
Mais alors, l’homme et la femme se réveillent, escaladent le ciel et écrasent les dieux, cette vermine.
L’homme, ce jour-là, s’appelle Titan ou Malthus.

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