XII. Ô beau rossignolet

C’est à ce moment que les femmes enfonçaient le panneau vitré.
Les débris tintèrent au commencement de la chute, puis furent bus par
les poils du tapis, où le son s’étouffa, de même façon qu’un éclat de rire,
qui s’aperçoit qu’il sonne faux, s’interrompt.
Les femmes n’essayèrent pas tout de suite de rire.
— Hé, les amoureux, dit enfin Virginie.
— Vous n’avez pas encore fini, depuis avant-hier ? demanda Irène.
— Ils disent eux-mêmes qu’ils n’ont pas encore commencé, ricana Eupure.
— Vous nous attendiez ? dit Modeste.
Elles se pressaient derrière le châssis de fer, mais André et Ellen n’apercevaient que le haut des visages.
— Il n’y a pas moyen de les faire taire ? gronda le Surmâle. Cache-toi, ordonna-t-il à Ellen.
— Ça m’est bien égal qu’elles nous voient, du moment qu’elles ne te montrent que leur figure, dit Ellen. Je porte autrement mon masque.
Comme une Majesté ouvrirait avec orgueil l’écrin unique des diamants royaux, elle détacha les bras de l’Indien, qui, l’enlaçant, cachaient un peu de ses épaules.
Puis elle fit le geste qui n’est permis qu’aux souveraines, elle se mit à genoux devant l’homme.
Il n’y a que les filles, nées servantes, qui se croient obligées de racheter leurs services par un supplément de tarif.
Ellen caressait Marcueil avec emportement. Sa bouche, qui mordait, en voulait à l’homme de n’être pas encore épuisé. Il n’aimait donc pas sa maîtresse, puisqu’il ne s’était pas encore tout donné, donné jusqu’à ne plus donner !
L’Indien se pâma à diverses reprises, passif tantôt comme un homme, tantôt comme une femme...
A coup sûr c’était là la réalisation de ce qu’entendait Théophraste par: « Et plus. »
Les imprécations des filles flottaient au- dessus d’eux comme un dais.
Amusés d’abord, ils s’exaspérèrent. Marcueil se releva, saisit une légère potiche japonaise et ébaucha le geste de la lancer vers la meurtrière. Mais il se ravisa : il n’était pas chez lui, puisqu’il était l’Indien.
— Il faut du bruit, pourtant, pour les faire taire, dit-il. Ah ! si j’avais un cor de chasse !
Ses yeux cherchèrent sur la grande table encombrée où il avait reposé la potiche. Et soudain, avec la décision brusque d’un homme attaqué qui charge un revolver, il prit un objet cylindrique dans le tiroir.
Là-haut, des voix s’effarèrent.
— Pas de blague, monsieur le sauvage, s’écria Virginie, laquelle ne pouvait quitter la brèche, s’en étant approchée la première, et y restant maintenue par la poussée de ses compagnes.
— N’ayez pas peur, railla Ellen, empoignant André d’un geste d’une impudeur tragique ; n’ayez pas peur, mesdames, je le tiens!
André se dégagea, haussa les épaules, parut remonter avec une clé une sorte de boîte supportant une corolle de cristal, celle où l’on avait plongé, sans eau, la gerbe de roses et qui semblait n’être inclinée que par le poids des fleurs ; et un phonographe haut-parleur, qui occupait le centre de la table où ils avaient mangé, lança de son pavillon, bizarrement bouché de parfums et de couleurs, un chant puissant qui remplit le hall.
— Bravo, dit encore Virginie.
On n’entendit pas le mot, mais on vit le geste de ses mains grasses, s’efforçant par ironie d’applaudir sans cesser de la suspendre à son observatoire.
— Pourquoi pas — et elle cria à tue-tête pour percer le mugissement d’orgue de l’énorme instrument —:uncinématographe ?
Les lèvres des filles bougeaient, mais leurs voix étaient désormais couvertes.
Qu’ils eussent entendu ou non la phrase de Virginie, André et Ellen parurent disposés à répondre à la demande en la réalisant par quelque attitude théâtrale : l’Indien avait cueilli une rose rouge de la gerbe et l’offrit, avec une tendresse qui s’amusait à jouer la cérémonie, à la femme masquée sur le divan; puis ils unirent leurs bouches une minute, sans plus de souci de témoins désormais impuissants à les troubler ; et ils se laissèrent bercer à la vibration de l’ample musique.
André avait glissé un rouleau au hasard dans le phonographe ; et quand il revint aux côtés d’Ellen, poser sur sa chair d’ivoire jeune la rose vermillon qui semblait un morceau arraché de son épiderme de Peau-Rouge, tout entier couleur de bouche, l’instrument commençait une vieille romance populaire.
Quoique André Marcueil n’ignorât point que la chanson était fort connue et imprimée dans plusieurs recueils de folklore, il tressaillit désagréablement à la curieuse coïncidence de son geste et des premiers vers :
J’ai cueilli-z-une rose Pour offrir à ma mi-i-e, O beau rossignolet !
Ellen eut un cri, cacha sa tête sous le bras de Marcueil, puis la releva, regarda son amant dans les yeux d’un air qui signifiait clairement, malgré le masque:
— Voilà une chose extraordinaire, mais si c’est toi qui l’as faite, ça ne m’étonne plus.
André redevenu maître de lui et dissimulant tout trouble, elle se mit à rire joyeusement ; mais à un second examen, si rapide qu’il fût, de la physionomie de Marcueil, elle y découvrit un nuage qu’elle crut expliquer.
— Vous n’allez pas être jaloux, monsieur, dit-elle, que cette bouche en verre se vante de m’offrir des fleurs ? Il a raison, chéri, elles étaient à lui. Il vous donne des leçons de galanterie.
Et comme elle savait de vilains mots, elle précisa :
— Miché sérieux,n’est-ce pas, c’est comme cela qu’on dit ? L’instrument avait répété, pendant ce temps :
J’ai cueilli-z-une rose Pour offrir à ma mi-i-e.
Puis il fit une espèce de trille macabre, un interminable krr..., comme pour gronder la jeune femme de sa familiarité, ou pour s’éclaircir la voix ; mais c’était simplement une pause avant le second couplet :
La rose que j’apporte
Est une triste nouve-el-le, O beau rossignolet !
La rose que j’apporte
Est une triste nouve-el-le.
L’entonnoir de cristal vibra, prolongeant ses deux dernières syllabes comme un appel mourant:
— El-le -n!
Il eut l’air, avec le reste des fleurs, d’un grand monocle pour cyclope méchant, qui les regardait, ou d’un tromblon de brigand sur la grand-route de leur amour, ou, et c’était encore pis, de la boutonnière d’un vieux monsieur très chic, fleurie de toute une réserve de choses sanglantes qui allaient être aussi « de tristes nouvelles ».
Au premier tour de danse
La bell’ chang’ de couleu-eu-re, O beau rossignolet !
— Au premier ? dit Ellen qui changea en effet de couleur, car elle rougit. Ce porte-bouquet a ôté un peu tard les tiges de fleurs qu’il avait dans l’œil, s’il nous découvre seulement maintenant...
— Un tour, c’est toujours le premier, dit l’Indien.
Ellen ne répondit pas, car ils s’aimèrent.
Le vieux monsieur au monocle de cristal était un voyeur beaucoup plus indiscret que Bathybius, car il recommença — sans attendre et apparemment tout en les observant — de sa voix chevrotante :
...let
hé hé hé hé hé hé...
Krrr...
Au premier tour de danse
La bell’ chang’ de couleu-eu-re,
Il avait une façon extrêmement comique, aspirée et subite de reprendre
... eu ... re.
C’était un hoquet, un sanglot, et un jeu de mots : heureux.
Puis il fit : krrr ... , et attendit, comme un simple Bathybius. Il avait imposé un silence définitif aux femmes de là-haut, et, son monocle légèrement tremblotant, il continua — ni Ellen ni André ne trouvaient plus absurde qu’aucune autre chose humaine ou surhumaine ce monocle fleuri — :
Au deuxièm’ tour de danse...
Sans nouvelle injonction, et comme par un érotisme suggéré, hypnotisés, André et Ellen obéirent.
La belle change enco-o-re, O beau rossignolet !
hé... hé... hé...
Au deuxièm’ tour de danse La belle change enco-o-re.
On entendait : hor-reux, quelque chose comme un barbarisme inquiétant. Au moment où l’être aux fleurs fit krr, la tête d’Ellen se renversa avec un petit râle qui n’était pas amoureux, et le Surmâle sentit la sienne tourner agitant ces associations d’idées insanes et ces mots inaccoutumés :
— ... horreux...
amoureux,
— Des rimes. Horreux, c’est bien clair, pas tout à fait HORRIBLE comme sulfureux, HoO2. Mais il y a erreur tout de même, on ne dit pas l’acide horrique...
— Je suis un peu saoule, murmura en même temps Ellen. J’ai si mal !
Et au milieu de cette folie, il comprit, dans un éclair lucide, que s’il ne faisait pas taire, comme il avait fait taire les filles, tout de suite là-bas sur la table cette voix impérieuse qui était maîtresse de ses sens hyperesthésiés, de sa moelle et presque de son cerveau, il lui faudrait posséder encore, et son sexe ne pourrait pas ne pas la posséder, la femme en train de mourir que ses bras n’avaient pas lâchée. Il l’aurait bien tuée maintenant, à coups de couteau, pour ne pas être forcé de la faire souffrir autrement. Les yeux étaient clos, et une petite larme les entrouvrait pour sortir, mouillant l’œillère du masque. On eût dit que c’était le masque qui pleurait. Les seins érigeaient une jouissance ou une souffrance qui n’était plus terrestre. André voulut se lever pour arrêter ou briser le phonographe, saisir la potiche et en écraser le pavillon de verre. Il remarqua, surpris de ne s’en souvenir que si tard, à portée de son bras, à côté du lit, les accessoires de sa défroque d’Indien d’opéra-comique. Il lança le tomahawk, que, bien entendu, il ne savait pas lancer, et qui heurta le dossier d’une chaise avec sa partie non tranchante, au mépris de tous les récits de Fenimore Cooper ; il jeta ensuite une pantoufle d’Ellen, qui fut un projectile plus meurtrier: elle choqua le bord de la corolle de cristal, qui vibra sans se rompre ni se renverser, et elle balaya aussi les dernières roses, qui tombèrent. Tout ce que nous venons de raconter si longuement se passa pendant le la-sol qui correspondait aux deux syllabes o-re.
Le pavillon du phonographe eut l’air de la gueule luisante d’un serpent, menaçante et qui ne se cachait plus sous les rieurs ; et André, fasciné, dut obéir à l’ordre, et son sexe comme lui dut obéir à l’ordre : le monstre ordonna à voix limpide et éclatante :
Au troisièm’ tour de danse... La belle tombe mo-or-te, O beau rossignolet !
Au troisièm’ tour de danse La belle tombe mor...
André n’entendit pas le hoquet final : un cri énorme et suraigu, fait de sept cris, avait jailli de la galerie des femmes, dont les visages abandonnèrent précipitamment la fenêtre. André, l’ensorcellement rompu, se releva, sans avoir jusqu’au bout obéi à l’impulsion maniaque... Le phonographe eut un dernier krr et s’arrêta. Ce fut tout à fait comme le déclenchement d’un réveille-matin, quoique ce ne fût pas la fin d’un rêve. L’aube bleue et froide du second jour qu’ils étaient là laissa tomber, des hautes fenêtres du hall, son suaire sur le divan. Ellen ne respirait plus, son cœur ne battait plus, ses pieds et ses mains étaient de la même glace que l’aube.
Une nouvelle cohue de souvenirs baroques jacassa dans le cerveau désemparé du Surmâle :
« Pourquoi, dit Aristote en ses Problèmes,n’est-il pas utile à l’acte sexuel d’avoir les pieds froids ? »
Puis il ricana malgré lui, quoiqu’un moi obscur lui chuchotât en dedans qu’il avait lieu de pleurer ; puis il pleura quoiqu’un autre moi, qui paraissait nourrir une haine individuelle contre le précédent, lui expliquât copieusement, bien qu’en un instant, que c’était la belle heure pour rire aux éclats. Ensuite il se roula sur le sol dans toute la longueur du hall. Son corps tout nu rencontra sur les dalles un petit rectangle de surface velue et moelleuse. Il s’ébahit, jusqu’à croire être devenu fou, que la peau d’ours servant de tapis lui parût de dimensions si réduites.
C’était le masque d’Ellen, qui était tombé pendant l’agonie.

Retour au sommaire : Le Surmâle d'Alfred Jarry