XIII. La découverte de la femme

Son masque était tombé...
Ellen était maintenant toute nue.
Sauf son masque, depuis deux jours il la possédait toute...
Sans son masque, il l’avait vue souvent, avant ces deux jours ; mais le temps se mesure au nombre d’événements qui le remplissent et le distendent. La minute où elle l’attendit toute rose, son bras droit relevé, appuyée contre le chambranle, devait remonter au commencement des
âges...
...Au temps où quelque chose de Surhumain créa la femme. — Est-ce possible ? disaient-ils en ce passé.
Le masque était tombé, et il parut d’une évidence absolue au Surmâle que, bien qu’il possédât depuis deux jours Ellen toute nue, il ne l’avait jamais vue, même sans son masque.
Il ne l’aurait jamais vue, si elle n’eût pas été morte. Les prodigues deviennent généralement avares au moment précis où ils s’aperçoivent que leur trésor est dilapidé.
Le Surmâle ne reverrait plus Ellen, dont la forme allait retourner, par les contractures musculaires qui précèdent la décomposition, à ce qui fut avant toute forme. Il ne s’était jamais demandé s’il l’avait aimée ni si elle était belle.
La phrase d’où était née la prodigieuse aventure se représenta à son esprit telle que, personnage volontairement et falot et quelconque, il l’avait par caprice proférée : — L’amour est un acte sans importance, puisqu’on peut le faire indéfiniment.
Indéfiniment...
Si. Il y avait une fin.
La fin de la Femme.
La fin de l’Amour.
« L’Indien tant célébré par Théophraste » savait bien que la fin viendrait de la femme, mais il supposait que cet être joli, fragile et futile (il rit à ce mot, se le figurant mentalement prononcé à la latine par un Dominicain: foutile) cet être futile renoncerait à la volupté si elle n’était plus la fin immédiate, si elle n’était que le moyen d’une volupté plus exaspérée, plus héroïque et plus sur la limite de la douleur. Il avait mis sept femmes, en réserve, dans la galerie, pas autrement qu’Arthur Gough n’aurait emmené sept automobiles de rechange... en cas de panne.
Il rit encore, mais pleura nerveusement en regardant Ellen. Elle était très belle.
Elle avait tenu sa promesse : le masque était tombé, mais le cerne des yeux l’avait remplacé, si grand ! D’autres masques allaient se poser partout sur elle, comme des flocons de neige violette : les marbrures cadavériques qui commencent aux narines et au ventre.
Le marbre de la vivante était encore pur et lumineux: à la gorge et aux hanches, les mêmes nielles imperceptibles qu’a l’ivoire fraîchement coupé.
Marcueil découvrit en soulevant les paupières d’un index délicat, qu’il n’avait jamais vu la couleur des yeux de sa maîtresse. Ils étaient obscurs jusqu’à défier toute couleur comme les feuilles mortes, si brunes au fond des douves limpides de Lurance ; et on eût dit que c’étaient deux puits dans le crâne, forés pour la joie de voir le dedans de la chevelure à travers.
Les dents étaient de minutieux joujoux bien en ordre. La mort en avait rapproché avec soin les deux rangs, comme de minuscules dominos, vierges de points — trop enfants pour savoir compter — dans une boîte de surprises.
Les oreilles, à n’en pas douter, avaient été « ourlées » par quelque dentellière.
Les bouts des seins étaient de curieuses choses roses qui se ressemblaient mutuellement, et à rien autre.
Le sexe avait l’air d’un petit animal éminemment stupide, stupide comme un coquillage — vraiment, il en avait bien l’air — mais non moins rose.
Le Surmâle s’aperçut qu’il était en train de découvrir la Femme, exploration dont il n’avait encore pas eu le loisir.
Faire l’amour assidûment ôte le temps d’éprouver l’amour.
Il baisa, comme des joyaux rares, dont il allait être obligé de se défaire tout de suite et pour toujours, toutes ses découvertes.
Il les baisa, — ce dont il n’avait encore jamais eu l’idée, s’imaginant que c’était prouver une impuissance momentanée de caresses plus viriles — il les baisa pour les récompenser de ce qu’il les avait découvertes, il se dit presque : inventées.
Et il commença de s’assoupir doucement près de sa compagne endormie dans l’absolu, comme le premier homme s’éveilla près d’Ève et la crut sortie de sa côte parce qu’elle était à côté de lui, dans sa surprise bien naturelle de trouver la première femme, épanouie par l’amour, là où s’était couchée quelque femelle encore anthropoïde.
Il murmura son nom dont il comprenait pour la première fois le sens :
— Hélène, Hélène !
« Hélène, Hélène ! » chanta une musique à travers son cerveau, comme si le phonographe eût encore fonctionné et imposé un rythme.
Et Marcueil s’aperçut qu’à ce stade de la dépense de son énergie où un autre homme eût été fatigué il devenait sentimental. C’était sa façon de transporter le post coitum animal triste. De même que l’amour lui avait été un repos du travail de ses jambes, par un semblable équilibre son cerveau demandait à entrer en activité à son tour. Et simplement pour s’endormir, il fit des vers :
Une forme nue et qui tend les bras,
Qui désire et qui dit : Est-ce possible ? Yeux illuminés de joie indicible,
— Qui peut, diamants, nombrer vos carats !
Bras si las quand les étreintes les rompent.
Chair d’un autre corps pliée à mon gré,
Et grands yeux si francs, surtout quand ils trompent,
— Salez moins vos pleurs, car je les boirai.
Au frisson debout elle est, endormie,
Un cher oreiller en qui bat un cœur ;
Mais rien n’est plus doux que sa bouche amie, Que sa bouche amie, et c’est le meilleur.
Nos bouches, formez une seule alcôve, Comme on unit deux cages par leurs bouts Pour célébrer un mariage fauve
Où nos langues sont l’épouse et l’époux.
Tel Adam qu’animé une double haleine à son réveil trouve Ève à son côté,
Mes sommeils enfuis, je découvre Hélène, Vieux mais éternel nom de la beauté. Au fond des temps par un cor chevroté :
— Hélène, La plaine Hellène
Est pleine D’Éros.
Vers Troie La proie, S’éploie La joie
D’Argos.
L’agile Achille Mutile La ville Où pâme
Priam.
Le sillon de son char qui traîne
Hector à l’entour des remparts
Encadre un miroir où la reine
Toute nue et cheveux épars,
La reine Hélène Se pare.
— Hélène, La plaine Hellène
Est pleine D’amour.
Le vieux Priam implore sur la tour:
— Achille, Achille, ton cœur est plus dur Que l’or, l’airain, le fer des armures, Achille, Achille, plus dur que nos murs, Que les rochers bruts de nos remparts !
A son miroir Hélène se pare :
— Mais non, Priam, il n’est rien si dur
Que le bouclier d’ivoire de mes seins ;
Leur pointe s’avive au sang des blessures,
De corail comme l’œil de blancs oiseaux marins :
Dans la prunelle froide on voit l’âme écarlate. Il n’est rien si dur, non, non, non, Priam.
Paris archer
Comme Cupidon S’en vient flécher Achille au talon;
Pâris-Éros
Si blond et si rosé,
Le beau Paris, juge des déesses,
Qui choisit d’être amant d’une femme ; Le ravisseur d’Hélène de Grèce, Fils de Priam,
Paris l’archer est découvert :
Sur sa trace éperdue exulte un char de guerre,
Son sexe et ses yeux morts nourrissent les vautours :
— Hélène, La plaine Hellène
Est pleine D’amour.
Destin, Destin, trop cruel Destin !
Le buveur du sang des mortels festoie :
Les corps hellènes jonchent la plaine de Troie, Destin et vautours font même festin. Trop cruel Destin, dur aïeul des dieux !
Mais Hélène ouvrant ses beaux yeux limpides :
— Destin n’est qu’un mot, et les cieux sont vides. S’il était des cieux autres que mes yeux.
Mortels, osez en scruter sans pâlir
L’abîme de bleu, l’arrêt s’y peut lire :
L’époux et l’amant, Ménélas, Pâris,
Sont morts et de morts la plaine est couverte Pour faire à mes pieds un plus doux tapis, Un tapis d’amour qui palpite et bouge ;
Et puis j’ai souvent une robe verte
Et... je ne sais pas... ces jours-là, j’aime le rouge.
— Hélène est morte, se répétait à travers son sommeil « l’Indien tant célébré par Théophraste ». Que me reste-t-il d’elle ? Le souvenir de sa grâce, son souvenir léger et délicat et parfumé, l’image flottante et délicieuse de la vivante, presque plus délicieuse que la vivante, car je suis sûr qu’elle ne me quittera jamais, et ce n’est que le désir de l’éternité impossible qui obsède et gâte les joies éphémères des amants. Sa mémoire, je la porterai toujours avec moi, le trophée léger, flottant et parfumé et immortel de sa mémoire, un cher fantôme dont la forme ondulante et fluide baigne, hydre voluptueuse, de la caresse de ses tentacules ma tête et mes reins. Indien tant célébré par Théophraste, tu la porteras toujours, sa mémoire un peu sanglante, si parfumée et légère et flottante, tu la porteras comme un Indien chasseur de scalps... sa chevelure!
Et du fond de l’être de cet homme si anormal qu’il n’avait pu échauffer son cœur qu’à la glace d’un cadavre, l’aveu de cette certitude monta, arraché par une force :
— Je l’adore.

Retour au sommaire : Le Surmâle d'Alfred Jarry