XIV. La machine amoureuse

Au moment où Marcueil prononçait : « Je l’adore », Ellen n’était plus à ses côtés.
Ellen n’était pas morte.
Évanouie ou pâmée seulement: les femmes ne meurent jamais de ces aventures-là.
Son père accueillit avec stupeur le retour de l’enfant malade, grisée, heureuse et cynique; et Bathybius, appelé à la hâte, Bathybius, en dépit du masque de la femme et du secret professionnel, en dépit surtout de ses préjugés professionnels, confirma:
— J’ai vu — aussi vrai que si je l’avais tenu sous le microscope ou le spéculum—j’ai vu, face à face, l’Impossible.
Mais les filles délivrées parlèrent et leur jalousie se vengea.
Virginie arriva chez Elson, et très belle, miraculeusement fardée, le front si pur et les yeux si candides qu’on eût dit la Vérité vivante, elle déclara :
— Le docteur est un vieux fou. Nous avons été là tout le temps. Il ne s’est rien passé d’extraordinaire. Le second jour ils n’avaient encore rien fait, et, quand nous les avons regardés, pour essayer de nous épater ils se sont aimés trois fois, et puis après, la femme n’a plus voulu.
On ne put arracher à Ellen d’autre mot que :
— Je l’aime.
T’aime-t-il ? demanda son père.
Quelle que fût la dose de déshonneur versée par le Surmâle, l’Américain n’en considérait qu’une conséquence : il fallait qu’André Marcueil épousât sa fille.
— Je l’aime, répondait à tout Ellen.
— Alors, il ne t’aime pas ? dit Elson.
Cette prévention causa en grande partie le dénouement tragique de cette histoire.
Bathybius, désemparé par ce qu’il avait vu, contribua à suggérer à William Elson cette idée : « Ce n’est pas un homme, c’est une machine.»
Il ajouta la vieille phrase qu’il avait pris l’habitude de répéter à tout propos quand il parlait de Marcueil :
— Cet animal ne veut savoir.
— Il faut qu’il aime ma fille, pourtant, réfléchissait Elson, affolé à la fois et pratique, prêt à se montrer pratique jusqu’à l’absurde s’il était nécessaire. Voyons, docteur, la science doit y pouvoir quelque chose ! La science chavirante de Bathybius se serait comparée assez bien à une boussole dont l’aiguille gyrait comme un tourniquet à macarons pour s’arrêter n’importe où, excepté au nord. Le cerveau du médecin devait être à peu près dans le même état que le dynamomètre brisé un jour par le Surmâle.
— L’antiquité a eu ses philtres, rêvait le chimiste. Il faudrait pouvoir retrouver les procédés, vieux comme la superstition humaine, de contraindre une âme à l’amour !
Arthur Gough, consulté, dit:
— Il y a la suggestion... l’hypnotisme... c’est infaillible, mais cela est du ressort du docteur.
Bathybius frissonna.
Je l’ai vu endormir la femme... l’endormir... in articulo mortis. .. pour lui, car elle allait lui enfoncer son épingle dans les yeux... Ses yeux feront tomber n’importe qui à la renverse... Personne n’est assez fou pour regarder dans les yeux, la nuit, le fanal double d’une locomotive qui grandit en s’approchant, je suppose ?
— Alors, dit Arthur Gough, revenons à des procédés anciens. Les Pères du Désert connaissaient une machine qui répond peut-être à ce que nous voulons, si l’on s’en rapporte à ce passage de la vie de saint Hilarion par saint Jérôme :
Certes, ta force (Démon) doit être bien grande, puisque tu es ainsi enchaîné et arrêtépar une lame de cuivre et par une tresse de fil !
— Un appareil magnéto-électrique, dit sans hésiter William Elson.
Et c’est ainsi qu’Arthur Gough, le mécanicien capable de tout construire, fut appelé à réaliser la machine la plus insolite des temps modernes, la machine qui n’était pas destinée à produire des effets physiques, mais à influencer des forces considérées jusqu’à ce jour comme insaisissables: la Machine-à-inspirer-l’amour.
Si André Marcueil était une machine ou un organisme de fer se jouant des machines, eh bien, la coalition de l’ingénieur, du chimiste et du docteur opposerait machine à machine, pour la plus grande sauvegarde de la science, de la médecine et de l’humanité bourgeoises. Si cet homme devenait une mécanique, il fallait bien, par un retour nécessaire à l’équilibre du monde, qu’une autre mécanique fabriquât... de l’âme.
La construction de l’appareil, pour Arthur Gough, était simple. Il ne donna aux deux autres savants aucune explication. Tout fut équipé en deux heures.
Il s’inspira de l’expérience de Faraday: entre deux pôles d’un puissant électro-aimant, si l’on jette une pièce de cuivre, la pièce, de métal non magnétique, ne peut être influencée, et pourtant elle ne tombe pas : elle descend avec lenteur comme si quelque fluide visqueux occupait l’espace entre les pôles de l’aimant. Or, si l’on a le courage d’exposer sa tête à la place de la pièce — et Faraday, comme on sait, affronta cette expérience — on n’éprouve absolument rien. Ce qui est extraordinaire, c’est précisément qu’on n’éprouve absolument rien ; et ce qui est terrible, c’est que RIEN n’a jamais signifié autre chose, en matière de sciences, que l’» on ne sait quoi »,la force inattendue, l’x peut-être la mort.
Autre fait connu, qui servit également à établir l’appareil : les condamnés sont électrocutés, d’ordinaire, en Amérique, par un courant de deux mille deux cents volts : la mort est instantanée, le corps grille et les convulsions tétaniques sont effrayantes à ce point, qu’il semble que l’appareil qui a tué s’acharne sur le cadavre jusqu’à le ressusciter. Or, si l’on est soumis à un courant plus que quadruple — soit dix mille volts — ilne se passe rien.
Notons, pour élucider ce qui va suivre, que l’eau vive des douves actionnait, à Lurance, une dynamo de onze mille volts.
André Marcueil, toujours plongé dans sa torpeur, fut ligoté sur un fauteuil par ses domestiques — partout les domestiques obéissent à un docteur quand ce docteur diagnostique que leur maître est malade ou fou. Ses bras et ses jambes étaient écartelés par des courroies, et un objet étrange était posé sur son crâne : une sorte de couronne crénelée, en platine et dont les dents étaient dirigées en bas. Devant et derrière il semblait qu’il y eût un gros diamant taillé en table : car la couronne était en deux parties, chacune munie d’une oreillette de cuivre rouge, doublée d’une éponge imbibée assurant le contact à gauche et à droite, sur les tempes ; les deux demi-cercles de métal étaient isolés l’un de l’autre par une lame épaisse de verre, dont les extrémités, au-dessus du front et au-dessus de l’occiput, scintillaient comme des cabochons.
Marcueil ne s’éveilla point quand les ressorts des deux plaques latérales lui firent mal aux tempes, mais c’est à ce moment qu’il rêva de scalps et de chevelures.
Le docteur, Arthur Gough et William Elson observaient, invisibles, de la pièce voisine ; et le patient couronné, qu’on n’avait point rhabillé et dont le maquillage était parti par places comme se dédore une statue, offrait un spectacle si peu humain, que les deux Américains, qui « avaient de la Bible » et du Nouveau Testament, eurent besoin de quelques minutes de sang-froid et d’appel à leur sens pratique pour chasser l’image, pitoyable et surnaturelle, du Roi des Juifs diadème d’épines et cloué en croix.
Était-ce une force capable de rénover ou de détruire le monde, qu’ils avaient mise aux abois ?
Des déroulements d’électrodes, gainés de guttapercha et de soie verte, tenaient le Surmâle en laisse par les tempes ; ils serpentaient et se perdaient, trouant le mur comme une vermine s’enfuit en rongeant, quelque part vers le bourdonnement crépitant de la dynamo.
William Elson, savant curieux et père pratique, se disposa à lancer le courant.
— Une minute, dit Arthur Gough.
— Qu’y a-t-il ? demanda le chimiste.
— C’est que, dit l’ingénieur, s’il est possible que cet engin donne le résultat désiré... il est possible aussi qu’il ne donne rien du tout ou autre chose. Et puis, il a été fabriqué un peu vite.
— Tant mieux, ce sera une expérience, interrompit Elson, et il pressa le commutateur.
André Marcueil ne bougea pas.
Il eut l’air d’éprouver une sensation plutôt agréable.
Les trois savants, qui épiaient, interprétèrent que Marcueil comprenait distinctement ce que lui voulait la machine. Car c’est à ce moment précis que, dans son rêve, il proféra :
— Je l’adore.
La machine fonctionnait donc au gré des prévisions calculées de ses constructeurs ; mais il se passa un phénomène, indescriptible, qui aurait dû pourtant avoir sa place dans les équations.
Tout le monde sait que, lorsque deux machines électro-dynamiques sont en contact, c’est celle dont le potentiel est le plus élevé qui charge l’autre.
Dans ce circuit antiphysique où étaient reliés le système nerveux du Surmâle et ces onze mille volts qui n’étaient peut-être plus de l’électricité, ni le chimiste, ni le docteur, ni l’ingénieur ne purent nier l’évidence : c’était l’homme qui influençait la Machine-à-inspirerl’amour.
Donc, ainsi qu’il était mathématiquement à prévoir si la machine produisait véritablement de l’amour, c’est LA MACHINE QUI DEVINT AMOUREUSE DE L’HOMME.
Arthur Gough descendit en deux bonds vers la dynamo et téléphona, épouvanté, que c’était bien elle qui devenait réceptrice, et qu’elle tournait à l’envers à une vitesse inconnue et formidable.
— Je n’aurais jamais cru cela possible... jamais... mais c’est si naturel, au fait ! murmura le docteur : en ce temps où le métal et la mécanique sont tout-puissants, il faut bien que l’homme, pour poursuivre, devienne plus fort que les machines, comme il a été plus fort que les fauves... Simple adaptation au milieu... Mais cet homme-là est le premier de l’avenir...
Cependant, Arthur Gough, d’un geste machinal, et comme il était, à l’instar des deux autres, un homme pratique, Arthur Gough, pour ne pas laisser perdre cette énergie inattendue, mit la dynamo en relation avec une batterie d’accumulateurs...
Le temps de remonter, et il assista à un spectacle terrible : soit que la tension nerveuse du Surmâle eût atteint un trop fabuleux potentiel, soit qu’elle eût défailli au contraire (peut-être parce qu’il était en train de s’éveiller) et que les accumulateurs, surchargés par elle tout à l’heure, fussent les plus forts et reversassent leur trop-plein maintenant, soit pour toute autre cause, la couronne de platine passa au rouge-blanc.
Dans un paroxysme d’effort douloureux, Marcueil fit sauter les courroies qui retenaient ses avant-bras et porta les mains à sa tête ; sa couronne — sans doute par un défaut de construction que William Elson reprocha depuis amèrement à Arthur Gough : — la plaque de verre pas assez épaisse ou trop fusible — sa couronne s’incurva puis se ploya par le milieu.
Les gouttes de verre fondu coulaient, comme des larmes sur le visage du Surmâle.
En touchant le sol, plusieurs explosaient violemment, à la manière des larmes bataviques.
On sait que le verre, liquéfié et trempé dans certaines conditions — ici, trempé par l’eau acidulée des éponges de contact — se résout en gouttes explosibles.
Les trois spectateurs cachés virent avec netteté la couronne basculer et, devenue mâchoire incandescente, mordre de toutes ses dents l’homme aux tempes. Marcueil hurla et bondit, rompant ses derniers liens, arrachant les électrodes dont les spires bruissaient derrière lui.
Marcueil dévalait les escaliers... Les trois hommes comprirent ce que peut avoir de lamentablement tragique un chien, une casserole à la queue.
Quand ils sortirent sur le perron, ils n’aperçurent plus qu’une silhouette grimaçante, que la douleur avait lancée ça et là, à une vitesse surhumaine, par l’avenue ; qui s’était cramponnée avec une poigne d’acier à la grille, sans autre dessein que de fuir et de se débattre, et qui avait faussé deux des barreaux carrés de cette grille monumentale.
Cependant, dans le vestibule, les fils rompus tressautaient, électrocutant raide un domestique accouru, et mettant le feu à une tenture qui se dévora, sans flamme, avec une lenteur sournoise, ayant l’air de se pourlécher d’une lèvre rouge.
Et le corps d’André Marcueil, tout nu, et doré par places d’or rouge, restait entortillé autour des barreaux, ou les barreaux autour du corps... Le Surmâle était mort là, tordu avec le fer.
Ellen Elson est guérie et mariée.
Elle a imposé une seule clause à l’acceptation d’un époux : qu’il fût capable de maintenir son amour dans les sages limites des forces humaines...
Le trouver a été... « à peine un jeu ».
Elle a fait substituer, par un joaillier habile, à la grosse perle d’une bague qu’elle porte fidèlement, une des larmes solides du Surmâle.

FIN

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